Baleh-baleh est le deuxième film de Pascale Bodet présenté à Cinéma du Réel, après Presque un siècle en 2019. Cette année, en raison des conditions sanitaires, peu de personnes ont pu y avoir accès et encore, depuis l’écran de leur ordinateur. Siryne Zoughlami fait partie de ces happy few. Elle a pu s’entretenir avec la cinéaste sur ce film documentaire qui met en scène un homme confronté à la lecture d’un conte. Tour à tour perplexe, amusé, enthousiaste ou pensif, chez lui et au cours de promenades avec son petit chien, seul ou accompagné des femmes de sa famille, il en livre les interprétations qui le font réfléchir au sens qu’il donne à sa propre vie. Pour les cinéphiles argentins de la revue La Vida Util qui ont pu voir le film au festival BAFICI de Buenos Aires où il a également été sélectionné, le « meilleur film que nous ayons vu jusqu’à présent est Baleh-baleh. » Ils évoquent encore un « documentaire sobre, simple, têtu, étrange qui continue de résonner en nous ». On vient d’apprendre que Baleh-baleh fera partie des films montrés au festival Côté Court de Pantin au mois de juin. Voici donc l’entretien qui saura vous faire patienter jusqu’au moment où on pourra enfin, à la réouverture des salles, voir le film sur grand écran.
Il semble que tu aies tourné seule avec ta caméra portative toutes les images du film. Peux-tu nous en dire plus sur les conditions matérielles de tournage et de fabrication du film ? Cette relative précarité des moyens de tournage a certainement engendré des difficultés mais n’a-t-elle pas aussi pu jouer comme un atout ? Je me dis par exemple que c’est peut-être cette simplicité des conditions qui, en permettant d’aller à l’essentiel, contribue à l’émotion du spectateur. Qu’en penses-tu ?
J’avais déjà tourné seule L’Art (2015) et Presque un siècle (2018), mes deux précédents documentaires. En documentaire, on peut prendre le risque de tourner seul, de faire le film seulement avec ses personnages. La chose à laquelle il faut penser, c’est le son. Donc, à chaque fois, je pense à me faire conseiller par un ingénieur du son en fonction de la configuration, et à lui emprunter du matériel. Pour Baleh-baleh, l’ingénieur du son qui travaille sur tous mes films, Fred Dabo, m’avait bricolé, avec son fer à souder, un moyen de relier deux HF à la caméra. Tourner seul, c’est être d’emblée dans une logique de tournage. J’ai pu élaborer Baleh-baleh en le faisant, tenter des choses, essayer des stratégies sans avoir à expliquer quoi que ce soit, sauf à mes personnages. La logique de production permet, elle, de n’être plus seul, d’être accompagné et, aussi, de trouver de l’argent. C’est une autre logique, qui permet de se libérer, mais autrement. Très souvent, quand le producteur qui m’accompagne – avant, c’était Pierre Benqué (Hippolyte Films), maintenant, c’est Michèle Soulignac (Les Films du Carry), me demande de faire un dossier, plusieurs dossiers même (car en fonction du guichet auquel on s’adresse, on adapte le dossier), j’ai déjà tourné.
Je crois que je suis incapable d’écrire un film documentaire dans son intégralité sans avoir tourné, ne serait-ce qu’un morceau. Ce qui me plaît dans le fait de tourner seule avec mes personnages, c’est que je suis d’emblée dans la logique que je viens d’évoquer : ce qui me passe par la tête devient tout de suite réalité sans que j’aie besoin de m’expliquer. En mes personnages, je vois des acteurs auxquels je demande (ou pas) des choses. La narration, ils me permettent de la chercher au jour le jour, en fonction de ce qui vient de se passer. Les espaces dans lesquels ils évoluent, je les découpe en fonction de comment évolue le tournage. Je rebondis sur ce qui s’est passé et que je viens de filmer, et je continue de rebondir en fonction du matériau qui s’accumule, sans avoir à justifier mon projet, une cohérence, une thématique, une pertinence. Je suis d’emblée dans la fabrication. Il y a une différence entre réfléchir avant de faire et réfléchir en faisant (et c’est sans jugement de valeur, car dans mes films de fiction, je réfléchis avant de faire).
Je ne sais pas si cela suscite une émotion en particulier chez le spectateur.
Ce film se distingue de tes autres documentaires par le fait que tu n’interviens pas à l’écran, ni par la voix, ni en image. Tu n’es pas un personnage du film. Par contre, les protagonistes de ce film sont de « vrais » personnages : bien qu’ils donnent de leur personne, ils jouent leur rôle avec aplomb et un certain brio. Comment s’est faite la direction d’acteurs ? Quelle est la part d’écriture et d’improvisation dans l’élaboration des dialogues ?
J’avais en effet décidé que, pour cette fois, je ne serais pas présente dans le film. Mis à part dans le prologue, où un carton et une adresse à la caméra expliquent que le projet vient de moi, la réalisatrice. Et mis à part, aussi, le fait que je tiens moi-même la caméra. Et que je m’autorise parfois à lâcher mes personnages pour aller cadrer ailleurs, ce que j’ai fait intuitivement. Soit parce que j’étais fatiguée de courir derrière mes personnages. Soit parce que j’avais besoin de reprendre des repères : quand on cadre, on perd un peu la notion de l’espace et du temps, le temps semble plus long, et on établit des repères de cadrage, de plan donc – et non plus d’espace réel et de temporalité réelle, lesquels gardent leur indépendance par rapport à l’espace et au temps que construit le plan. Soit, aussi, parce que laisser Laurent, mon personnage principal, prendre un peu de champ, je me disais que ce n’était pas plus mal pour faire respirer l’histoire qu’il raconte ou l’état de ses pensées. Comme je n’étais pas à proprement parler un personnage du film, doué de parole et d’apparence, cela a beaucoup agacé et dérouté Laurent, qui est un très bon ami à moi. Tout d’un coup, parce que j’étais derrière une caméra, je n’étais plus son amie, je ne parlais plus, je voulais être invisible, je refusais les interactions. Une des solutions pour qu’il cesse d’être seul tout le temps et qu’il vive mieux le tournage, c’était de faire intervenir les trois femmes. J’ai essayé de m’adresser à chacune d’elles en fonction de leur âge (14 ans, 22 ans et 50 ans), de prendre en compte leur relation propre avec Laurent, et je crois que la façon dont chacune s’adresse à Laurent couvre un champ un peu différent à chaque fois (l’univers du conte et le « tout est possible » pour la plus jeune, le questionnement au père et la réalité sociale pour la seconde, le bilan existentiel et la maturité mise en question pour la troisième). Avec chacune, il a été possible de se mettre d’accord, avec des questions préparées, des mots-clefs à apprendre par cœur, une progression à respecter, sur un canevas précis qu’il était convenu qu’elles se le réapproprient chacune pendant les prises. Comme c’était en partie scénarisé, on faisait en effet des prises, c’est-à-dire que je leur demandais de refaire plusieurs fois la même chose, ce que je demandais pareillement à Laurent quand il était seul. J’insiste sur le fait que c’était en partie scénarisé, mais pas complètement. Les moments marquants viennent en effet de la relation qui s’est jouée sur le moment entre les personnages et qui échappaient à ce qu’on avait convenu, par exemple la discussion sur la survie, ou la réponse de la plus jeune fille concernant son vœu d’avoir de la chance, ou tout ce qui se passe à la fin sur la plage avec la mère, que ce soit le lit à baldaquin de la cousine, le fait de vouloir être jeune dans un corps de vieux, ou l’alternative posée en ces termes : mettre un billet à la Vierge ou prendre son destin en main. C’était le jeu, j’avais misé, et je n’ai vraiment pas été déçue.
Chacun a eu la générosité, ou l’intelligence de faire quelque chose dont tous m’ont dit que cela leur avait été désagréable : mêler l’artifice et le naturel, dire des choses préparées qui ne leur appartenaient pas et qui leur donnaient l’impression de mal jouer, et réagir en toute spontanéité. Laurent, par exemple, en avait marre des prises multiples, il avait l’impression de perdre de sa spontanéité, de son élan naturel. Au montage, cependant, j’ai eu la latitude de choisir les prises où il était « le mieux », c’est-à-dire où il y avait cet équilibre fragile entre quelque chose de scénarisé et quelque chose d’improvisé. Je recherchais en effet cette fragilité, ce « mine de rien », qui ne paye pas de mine, qui n’impressionne pas. Qui est dans le quotidien et hors du quotidien, dans le terre-à-terre et ailleurs aussi.

Le personnage principal, Laurent, n’est pas le seul à incarner un point de vue dans ton film. Il y a également les trois personnages féminins, Bertille, Hortense et Delphine, les « Trois Grâces », qui le font rebondir avec leurs questions. Quel était l’effet recherché au travers de ce dispositif ? Etait-ce important que ce soit trois femmes et un homme ? Que ce soit des membres de la même famille ?
« Les Trois Grâces », c’est une très belle image. Il était effectivement important pour moi qu’elles soient gracieuses, belles, cinégéniques. Et qu’elles forment une famille avec Laurent, je trouve que c’était beau, qu’il réfléchisse sur le sens de la vie en leur présence, avec elles. Qu’ils y réfléchissent tous ensemble, en somme. Mais cette idée n’est venue qu’après avoir filmé Laurent seul. Comme je l’ai dit, il souffrait de sa solitude au tournage, je me devais donc de lui trouver des partenaires, et c’est à elles trois que j’ai pensé. Parce qu’il fallait une familiarité idéale pour accéder à cette question du destin. Mais « les Trois Grâces », ça vient de la mythologie, non ? Je n’aurais pas imaginé chercher des quidam, ou un copain de Laurent. Que ce soit trois femmes face à un homme, ça vient peut-être de loin, des schémas du conte, où ce sont les fées qui décident du destin des hommes. Là, il y a comme la petite fée, la moyenne fée, la grande fée. Inconsciemment, je devais penser à ça, car très longtemps, la plus jeune fille était la première femme dans l’ordre du montage (c’était aussi l’ordre du tournage). Pour qu’il y ait progression, pour que mûrisse cette réflexion sur le sens de la vie – accède-t-on à son destin ?, j’étais en effet partie de la plus jeune jusqu’à la plus âgée. Finalement, mettre la « moyenne fée » au début a été la solution pour finir le montage. Résultat : je ne sais pas si Baleh-baleh est un film de famille ou le portrait d’un type visité par trois fées, ou par « les Trois Grâces ». J’espère qu’il est un peu des deux.
Quand j’ai découvert le titre de ton film, j’ai entendu « Ballet, ballet ». Et il y a bien des personnages qui dansent dans ton film : le chien Joël avec les chiens qu’il rencontre au cours des promenades. Peux-tu nous en dire plus sur ce ballet des chiens qui entraîne ta caméra ?
C’est bien d’avoir entendu « Ballet ballet » (d’autres entendent « Balai balai »). Je me permets de glisser quelque chose sur le titre : j’ai manqué d’imagination, puisqu’il s’agit du titre du conte tel que l’avait transcrit Pierre Saintyves, un folkloriste du début du 20è dont j’avais lu quelques textes dans la collection Bouquins. Saintyves disait que le conte était indonésien. J’avais fait quelques recherches, j’avais cru comprendre que « Baleh baleh » signifie « oui oui » en persan, mais je ne trouvais pas trace de l’origine indonésienne du conte, je l’avais retrouvé sous le titre « Le conte du tailleur de pierre », et il était noté comme japonais. C’est le traducteur américain, Allyn Hardyck, qui a remonté le fil du conte jusqu’à son origine. Dans le roman Max Havelaar, signé de Multatuli, le pseudo d’un auteur hollandais anarchiste qui avait démissionné en 1856 de l’administration coloniale, on trouve « Le conte du tailleur de pierre japonais ». L’origine japonaise du conte y est donc avérée. Saintyves aurait-il effectué un glissement entre le Japon et l’Indonésie – colonie hollandaise – du fait d’une erreur, de mémoire ou de prise de note ? Et puis, dans la traduction en anglais du hollandais, le lit est un « couch », rien ne précise que le lit est à baldaquin. Dans le livre de Saintyves, la note de bas de page pour « baleh-baleh » dit qu’il faut comprendre « lit à baldaquin ». Selon quelle fantaisie ? J’ai en tout cas repris l’expression qui est dans le livre de Saintyves, parce que je trouvais marrant qu’on ne comprenne pas le titre, qu’il soit intriguant. Ce « marrant » est une manière d’annoncer que tout ne passe pas par la parole, par le sens de la parole.
Bref, les chiens : quand l’interviewer de Cinéma du Réel m’a demandé pourquoi j’allais cadrer Joël et d’autres chiens, je n’ai pas su répondre autre chose que : « Parce que ça bouge, parce que ça vit ». Je crois qu’une réponse alliant ce que je disais plus haut – mélange entre construire son plan, reprendre son souffle, retrouver ses repères spatio-temporels, et laisser vivre un peu mon personnage sans le coller tout le temps, est une réponse à peu près honnête. Ceci dit, des gens qui ont aimé le film ont trouvé une réponse plus interprétative : ils ont vu un rapport entre le côté physique du chien et le côté mental de Laurent, comme si le chien incarnait instinctivement la fluctuation des pensées de Laurent, parce que le chien court, s’assoit, se fait caresser, médite, aboie, mendie, joue, comme Laurent dans sa tête. Ils ont aussi vu un lien entre le chien et son maître : tous deux sont attachés, et libres en même temps.
Dans le film, il y a une petite musique magique à base de clochettes, discrète mais frappante. Peux-tu nous en dire quelque chose ?
Au moment évoqué, la musique est censée rappeler le conte, sa dimension onirique. Ailleurs, elle est plus tonitruante, elle scande, elle assène, elle surplombe comme un destin. La musique est, au même titre qu’un plan, quelque chose qui se monte, s’arrête, se coupe. J’avais la musique au moment du montage image (on n’est donc pas dans la configuration où un musicien compose une musique sur un montage image quasi terminé), je l’ai donc triturée comme les plans. Heureusement que le musicien, Olaf Hund, m’avait donné les « stems », c’est-à-dire les différentes pistes musicales avec chacune un instrument, non mixées. C’était chic de sa part. A la fin, je ne voulais pas que le musicien refasse son rythme musical et que le mixeur atténue le vent et en fasse autre chose que du bruit. La musique casse le quotidien de la discussion, la parole est coupée de façon intempestive, il y a des effets de scansion à la Godard, pour casser la boucle de l’auto-réflexion.
Le point de départ de ce film est un conte intitulé « Baleh-baleh » que tu soumets à Laurent, le personnage principal. Celui-ci est alors amené à interpréter plusieurs fois ce conte qui raconte l’histoire d’un modeste tailleur de pierre autorisé par un ange à réaliser ses vœux les plus fous. J’en ai repéré quatre. Une première fois, qui l’intéresse très peu : le tailleur de pierre réaliserait au terme de ses métamorphoses que la meilleure des vies et des situations est la sienne, qu’il faudrait donc apprendre à se contenter de ce que l’on a ; une deuxième fois, qui commence à davantage l’intéresser : ce qui a rendu plus fort le tailleur de pierre, au point de rivaliser avec un « roi » et le « soleil », ce sont les expériences qu’il a vécues, les passages d’une situation ou d’une vie à une autre, ce sont eux qui font un homme ; une troisième fois : ce qui compte finalement dans une vie, ce sont ces moments, rares, où l’on se sent véritablement comme un « roi » ; une dernière fois : pour vivre ces moments exceptionnels, il faut se rendre disponible, rester libre de saisir toutes les occasions que la fortune nous offre, le moment opportun. Finalement, dans ton film, c’est comme s’il y avait un conte dans le conte, plus que celui du tailleur de pierre, c’est le cheminement mental (et physique) de Laurent, le personnage du documentaire, qui importe. Quel est ton rapport aux contes ? En quoi penses-tu qu’ils sont une matière féconde pour raconter des histoires au cinéma ?
J’ajouterais que, dans sa dernière interprétation du conte, Laurent est nettement plus négatif et déprimé. Sous l’arbre, dans le jardin, il dit que tout est kif-kif : quel que soit le vœu, même s’il est exaucé, on n’aura jamais tout, donc on sera toujours malheureux. Et oui, bien sûr, ce n’est pas le conte en tant que tel qui m’intéressait – bien qu’évidemment, il soit très beau. Ce qui m’intéressait, c’était la rencontre entre Laurent et le conte. J’avais choisi arbitrairement ce très beau conte en faisant un pari : qu’il déclencherait des choses chez Laurent. Je me disais que le conte pourrait être un miroir pour Laurent (un miroir qu’on interroge, comme dans les contes : « Miroir, Ô Miroir, est-ce que je suis la plus belle ? », remplacé ici par : « Miroir, Ô Miroir, vas-tu me faire voir ce que j’ai accompli, ce que j’ai fait, ce que je dois faire, ce que je souhaite profondément ? » ; ceci dit, tout livre, tout conte, toute rencontre peuvent être pris comme un Miroir…). Là aussi, ça s’est très bien passé, dans la mesure où Laurent rebondissait d’un tournage à l’autre sur le conte, toujours un peu différemment. Mais comme Laurent reste Laurent et le conte reste le conte, il y a des variations autour du même : il y a des variations dans la répétition. Tout le film est basé sur ces variations et sur ces répétitions, ce qui a rendu le montage du film difficile, l’équilibre du film précaire, et le film fragile. Je serais tentée de dire que, oui, les contes sont une matière féconde pour construire des films – voire, raconter des histoires au cinéma. C’est dans la mesure où les contes sont par essence stylisés, logiques, irréalistes, alors que la réalité est par essence réaliste, documentaire, illogique, informe. Cela crée tout de suite une tension, un contraste, à partir desquels on peut chercher un équilibre. NB J’observe que beaucoup de films documentaires, que je n’aime pas, se trouvent aux extrêmes du réalisme ou de la stylisation – extrêmes que je fuis quand ils sont séparés l’un de l’autre (extrême de l’abstraction où tout est existentiellement mort et idéologiquement flou, ou extrême du naturalisme où tout est plat). Par son équilibre précaire, Baleh-baleh est délibérément brinquebalant. Il n’en impose pas, et c’est cette élégance que je recherche. Dior disait que la femme la plus élégante de la soirée sort sans qu’on la remarque. J’ai voulu que Baleh-baleh soit simple, clair, à la portée de tout le monde. J’espère que c’est le cas.

Ton film est donc un conte mais il est aussi très réaliste. Il y est sans cesse question de la souffrance au travail et du rapport des travailleurs à l’argent. Les paroles de l’Internationale sont même dites à l’écran. Le film tire finalement un constat assez paradoxal de notre réalité sociale. Par exemple, Laurent reste totalement indifférent à la revendication de meilleures conditions de travail que lui propose Bertille, alors même qu’il ne cesse de se plaindre des siennes. Il admet avec Delphine qu’il a eu tort d’accepter un CDI, pourtant il déplore le fait de ne plus avoir un sou en fin de mois. Comment interprètes-tu ces tiraillements ?
Ce sont ceux de Laurent, qui vit dans la réalité, pas dans un conte, ni dans un film. Le projet initial était de faire le portrait d’un ami qui n’aime pas son travail. J’ai finalement filmé le travail de mon ami sur ce conte. Ce qui revient à filmer un travail. Les commissions d’aide ne s’expliquaient pas comment on pouvait prétendre faire un film sur le travail sans filmer Laurent à son travail. Je n’allais quand même pas filmer Laurent là où il ne voulait pas être ! Filmer le travail autrement, par la marge, c’est quelque chose de politique aussi. Ca veut dire que beaucoup de choses, y compris le travail sur soi, relèvent du travail. Quant aux paroles de l’Internationale, elles sont très importantes. Elles montrent que Laurent n’est pas un type qui croit au collectif. Qu’il est un atome parmi les atomes. Ceci dit, je me demande ce qu’aurait engendré la même proposition Baleh-baleh auprès d’un syndicaliste, ou de quelqu’un qui aurait eu une autre fonction sociale, qui aurait, par exemple, appartenu au monde des puissants. Chacun aurait réagi, j’en suis sûre, très différemment, au « nuage » ou au « soleil », ou au « roi », car pour un syndicaliste ou un puissant, être roi aurait posé des questions de gouvernance – questions que ne pose jamais Laurent. Pour Laurent, être roi, c’est être un pacha. Donc le conte révèle la réalité sociale de celui qui se l’approprie.
Baleh-baleh – film documentaire – 51 mn – réalisation Pascale Bodet – production Les Films du Carry – 2020 – avec Laurent Poutrel.