De quoi la bande dessinée est-elle le nom ? (sur deux livres de Christian Rosset)

© Johan Faerber

« Faire image, c’est donner du relief, du saillant, du trait, de la présence » clame, en manière d’aphorisme d’une pensée en éclatant précipité, Jean-Luc Nancy au cœur d’Au fond des images dans les ultimes instants de cet essai œuvrant à trouver de l’image son faire présence, trouvant de l’image sa matière de monde et son monde tenu comme grande étreinte du vivant. Nul doute qu’une telle formule par laquelle faire image consiste à rendre le monde présent pourrait venir s’inscrire au fronton de la pensée critique de Christian Rosset sur la bande dessinée, sur son essor à toujours déborder du cadre et à trouver l’atome du monde après le trait, après le mot, dans l’excès toujours concerté et rêvé de la vignette et de la bulle.

Ainsi, à considérer conjointement son dernier et important essai sur la bande dessinée que constitue Éclaircies sur le terrain vague mais également la très belle bande dessinée en action qu’il vient de co-composer avec Jochen Gerner qui, s’intitulant Le Minimalisme, image et retrace l’histoire du concept d’art minimaliste, Rosset déploie une réflexion aussi ardente que neuve sur la bande dessinée conçue dans la joie d’un geste contemporain, dans l’enthousiasme rare d’une recherche conceptuelle où dire et voir, dessiner et raconter se donnent dans une ivresse synonymique par laquelle s’affirme le généreux déploiement de la bande dessinée conçue comme image sans cesse déplacée, hors de soi – comme image en constant débord de présence.

« Sapristi, quel bel os », Cul de lampe d’Yves Deloule pour Éclaircies sur le terrain vague
« Sapristi, quel bel os », Cul de lampe d’Yves Deloule
pour Éclaircies sur le terrain vague

Car, porté par un double souci didactique et ludique qui, de rigueur et jeu, se dédouble et ne cesse de s’entremêler, Rosset offre de ce qu’il est coutume de nommer le Neuvième Art un art poétique mais depuis une tentative de cartographie, une saisie amoureusement plastique par laquelle la bande dessinée ne se spécialise pas mais se spatialise. De fait, pour Rosset, guidé par le soin d’une géocritique, la bande dessinée, comme il l’indique d’emblée, se doit comprendre comme ce terrain vague qui donne son titre à son essai, à savoir ce terrain qui a le vague pour toute précision de définition, qui fait de l’indécision la caractéristique reine d’un art qui est à la fois tous les arts et aucun – toujours en présence, toujours en dépense. Car le terrain vague de la bande dessinée n’est pas n’importe quelle friche industrielle. Ce terrain vague est le non-lieu advenu de tous les lieux. Il est de toute force incommun. Il s’affirme d’une vigueur singulière. Il est cerné des autres arts qui viennent ici à se comme rejoindre dans la mesure où le terrain vague du 9e art est un champ de ruines. C’est un territoire très ancien, autrefois peuplé d’hommes, un territoire spectral, un territoire de grands revenants, un territoire de hantises. C’est un territoire de l’Après, un territoire du retour, un territoire de l’art comme revenir – où, comme il le suggère, la bande dessinée devient le lieu nu de qu’à la suite de Derrida, Rosset nomme l’hantologie, les terres spectrales par lesquelles s’expriment autant de dibbouks de l’art, d’esprits fantastiques à la grâce et aux tours surnaturels. Comme si la bande dessinée consistait alors à trouver en soi une image, depuis soi cette image qui est un spectre d’inconnu, part noire de l’être, tache aveugle de soi.

À ce titre, depuis ces ruines toujours plus vivantes et conquérantes, loin de tout effondrement mais toujours déjà renaissantes, Rosset installe sa parole dans ce terrain vague qu’il s’agirait d’appréhender comme cette zone non-cartographiée à la manière de son ami Claude Ollier qui se faisait l’homme du suspense tellurique, des frontières mouvantes et du voyage infini devenu quête perpétuelle d’une sensibilité toujours relancée dans son devenir. Dès l’entame de ses Éclaircies sur le terrain vague, Rosset l’affirme d’emblée qui ne se dit ni lecteur, ni auteur, ni dessinateur mais musicien des courbes du dessin, passionné auditeur de l’image, essayiste du son que la bande dessinée fait résonner en lui – l’oreille seule voit les spectres. Mais, compositeur de musique contemporaine, l’audition de Christian Rosset n’est en rien innocente mais se donne le courage de la pensée, de l’affrontement de la bande dessinée à l’Idée, de la possibilité de la dessiner depuis une culture livresque. Chaque proposition de Rosset doit ainsi se lire ici comme une suite de variations sur un objet joyeusement rétif, qui fugue, qui se dérobe – qui se donne dans un retrait qui ne cesse d’amuser Rosset.

Si d’aucuns la tiennent à tort pour un art mineur, la bande dessinée devient sous la plume active de Rosset l’objet d’une double défaisance : celle, d’abord, d’une défaisance discursive par laquelle nombre des éclaircies proposées dans le volume déparlent le préjugé tenace selon lequel la bande dessinée serait « un art mineur » ou encore « un art sans valeur » ; celle, enfin, d’une défaisance critique par laquelle Rosset fait s’affronter la bande dessinée à une question philosophique : il fait le pari mathésique de la bande dessinée, il dresse la cartographie forcément trouée et joueuse de béances au cœur de quoi elle se fait savoir de l’homme. Ainsi, la bande dessinée ne tente pas de chercher depuis son art la fenêtre de reconnaissance des autres arts : ce que suggère avec force Rosset, c’est au contraire tranché et sans retour, la bande dessiné se tient devant nous, parmi nous, au lieu de nous, dans un être-là qui doit être appréhendé comme tel. La bande dessinée serait, à tout prendre, la grande nudité de la darstellung de l’art – peut-être son installation ultime. Sans doute Rosset est-il l’un des rares à donner sa chance esthétique à la bande dessinée.

Planche sur Carl Andre extraite du Minimalisme
Planche sur Carl Andre extraite du Minimalisme

En ce sens, loin de s’enfoncer dans un discours circulaire de déploration ou redondant de vaine justification, la critique de Rosset choisit, avec vigueur, de s’installer au milieu du terrain vague pour se saisir des hantises qui y circulent en inscrivant la bande dessinée dans une généalogie de l’image, en décidant de l’analyser comme un régime d’image en soi – en la livrant à chacun comme pleine image à penser. Qu’il s’agisse de Blutch, de Stéphane Blanquet ou encore Fred tour à tour convoqués et analysés avec force, la bande dessinée s’ouvre sous l’œil et l’oreille de Rosset comme une image double : à la fois comme dialogue et comme expérience.

De fait, Rosset installe la bande dessinée comme cet ainsi espace qui tisse, retisse sinon métisse, pourrait-on, un perpétuel dialogue du Dire et du Voir, et plus largement de tout Dire et de tout Voir. Au-delà du dialogue, la bande dessinée se fait, à tout prendre, comme le polylogue de tous les arts, la communication joueuse et sans entrave qui ne cesse de déclamer combien la bande dessinée est à tenir comme l’archi-art ou l’hyper-art de tout art, comme le creuset d’échanges nombreux et variés d’art à art – un après art. La bande dessinée se donne comme zone, éclosion rutilante et ludique de l’indistinct des arts par où elle ne s’offre en rien comme un absolu mais bien plutôt un inbsolu pourrait-on dire – une puissance cinétique capable de rendre chaque art à sa zone de joie et de non-appartenance, ce moment de permanent de défrontiérage, ce que, dans un élan deleuzien aux allures de programme d’action, Rosset nomme pour sa part « la déclosion » qu’il déploie comme ce moment par où « le problème le plus urgent pour la bande dessinée, c’est sa déclosion, donc la mise à bas des clôtures qui la limitent pour s’échapper de ce territoire trop balisé où elle risque, aujourd’hui, plus que jamais de se scléroser. ». Et Rosset de significativement ajouter dans le même mouvement déclosif : « Il lui faut donc accepter de se frotter sans complexe à ses devenirs autres : son devenir peinture, son devenir sculpture, son devenir architecture, son devenir musique, son devenir « que sais-je encore » et qu’elle en assume les conséquences. » La bande dessinée n’est jamais ainsi pour Rosset une image ou la fixité d’une image. L’image est toujours un appel, la grande vocation, au sens étymologique, qui emporte dans une énergie inédite, aux accents d’inouï, le dessin et son dire au lieu de l’art : où l’art se fait expérience, à savoir épiphanie d’une forme, même impermanente, dans le flux du vivant.

On ne saura alors guère surpris qu’à ce dessein théorique vienne s’adjoindre il y a peu le superbe volume du même Rosset, Le Minimalisme en compagnie de Jochen Gerner qui retisse ce lien déparlé de la bande dessinée à l’art – où la porosité de chaque art devient la fureur de son devenir, où le devenir de l’art minimaliste, qu’il soit musique, peinture, sculpture ou encore littérature en passe par la bande dessinée qui lui donne sa lumière, sa révélation, son lieu choisi. Le constant appel au défrontiérage des arts, à l’oubli du nom des arts pour s’assumer fluidité retrouvée du monde et appel tonitruant au vivant mobilisé de toute part trouve sans doute dans Le Minimalisme son illustration la plus achevée tant de l’art minimaliste n’est pas défendu le simple dessin, le dessin rendu à l’unique graphisme, le geste demeuré nu de l’artiste devant la toile, devant la page, devant la portée musicale.

Pour Rosset, un grand cri de vie déchire l’art minimaliste qui se donne avant tout comme l’accomplissement vital sinon éthique de tout homme jeté dans le vivant que, par vocation, la bande dessinée peut seule laisser percevoir. Rejetant là encore toute fabrication de l’art, Rosset défend une vision neuve et généreuse de l’art minimalisme entendu comme maximalisme existentiel. L’artiste minimaliste y est d’abord un homme de la frontière, un homme intranquille, un homme obstiné du monde devenu matière et matérialité. Chaque dessin en montre la courbure intime, l’instant où il franchit ce point où la vie se matérialise dans un point, dans une note unique, dans une couleur seule. Yves Klein, Gaston Planet, Robert Morris, Steve Reich ou encore John Cage : chacun se donne dans la vision de Rosset et la voix de Gerner, lui-même par ailleurs exposé dans des galeries d’art, comme un chemin non vers un monde devenu cérébral, pure forme mais, au violent contraire, comme sensualité affirmée – comme art qui, perdu de frontières, trouverait la caresse comme surface ultime de la peau du monde, où le minimalisme veut donner du monde son intensité, sa matière nue, où tout se livre dans l’esthéstique, le sensible le plus conquérant qui vient à se fondre et se dénouer dans l’intelligible le plus accompli.

Qu’il s’agisse là encore de Dan Flavin avec ses néons de couleur ou d’Alphonse Allais avec sa « Marche funèbre » et ses « 24 mesures entièrement vides », la bande dessinée de Rosset et Gerner trouve ce terrain de la réversibilité accomplie par où, intervertissant sensualité et cérébralité, se découvre l’œuvre comme flux, où l’image devient l’atome de l’art, l’atome vibrionnant du monde comme si le minimalisme se muait chez Rosset en destination ultime de la bande dessinée conçue comme déclosion, à savoir comme l’exacte et donc indémêlable conjonction de la métonymie (le minimalisme comme détail et épure du monde) et de l’hypotypose (le minimalisme comme sursaut maximaliste du monde vers le monde). Tout art est maximaliste, à commencer par le minimalisme qui maximalise le détail. L’épure est une hyperbole, le toujours adynaton de l’œil devenu art plein ou art nu, et seule la bande dessinée peut en donner l’image, le trait perçu comme hypallage du vivant et de l’art.

À considérer « les univers proliférants » de Stéphane Blanquet ou encore l’œuvre de Thomas Ott « hybridant dessin et photographie », la bande dessinée devenue grande traversée et histoire revenante des arts, si elle est expérience, si elle est installation, est avant tout pour Rosset un récit, le parcours unanime des hommes dans un art – un terrain vague qui donne de l’art sa matérialité, son grand vivant, à savoir sa proximité, sa pensée, sa chair. En ce sens, mettant à plat un partage accompli du sensible, échangeant ce qui pourrait passer pour un art intellectuel pour l’art le matériel, Rosset hisse la bande dessinée comme l’acmé démocratique de tout art – comme le seuil démocratique où la pensée devient matière et la matière pensée, où le trait devient la vision, la vision le trait et où il s’agit, dans ce terrain vague, de se réapproprier des formes artistiques à destination du plus grand nombre, où se découvre l’impensé devenir du minimalisme, à savoir sa vertu populaire, sa saveur quotidienne, sa matière de tous les jours. Si bien que de manière inattendue, peut-être faut-il considérer, quand bien même Rosset s’en défendrait, la bande dessinée comme la forcément impure expression du romantisme : où, peut-être la bande dessinée incarne-t-elle donc cet instant romantique le plus accompli, celui du dialogue des arts, ce moment où le sensible vient à se confondre avec l’intelligence, où le trait devient le mot, le mot la figure et la figure le monde. Il en va de ce terrain vague du grand fantôme de Walter Benjamin et de sa neuve vision du Romantisme non comme éclatement des genres mais comme obstiné continuum des arts.

Un romantisme déplacé ou continué, toujours présent qui, de nouveau, avec force et détermination, renvoie la bande dessinée chez Rosset à un statut de l’image qui installe l’image comme cœur vibrant, sans cesse en alerte qui, entre Ollier et Proust, convoque en permanence l’enfance. La bande dessinée se dresse chez Rosset comme un jeu d’enfant ou bien plutôt un art de l’enfance, non un art enfantin, non un art puéril mais un art qui est hanté d’enfance, qui recrée l’enfance à volonté, qui redonne à l’adulte son plein destin d’enfance et qui œuvre à retrouver, comme un temps qui ne s’admet plus révolu, l’enfance de chacun. C’est ce que ne cesse de clamer Rosset s’agissant du minimalisme dont il dit, notamment à propos de l’Arte Povera, dans un presque syllogisme : « L’enfance de l’art, au fond… Dans les terrains vagues, on ne frime pas. Et moins de frime, c’est plus d’enfance retrouvée ! ». Comme si la bande dessinée s’imposait comme le paradigme de la formule même d’Aby Warburg selon laquelle « l’art est une histoire de fantômes pour grandes personnes. » Car la bande dessinée, si elle est joie à exulter, si elle est jouissance presque barthésienne devant un monde à exulter et à vivre, installe chaque vignette dans un devenir mélancolique à concevoir non comme infirmité mais passion du présent, passion du temps, retour d’une enfance qui est le grand revenir actif de chaque image. La bande dessinée se voit dès lors portée d’une passion où l’enfance se donne sous son jour le plus mélancolique, à savoir son désir de renaissance le plus massif – son recommencement le plus sensiblement aigu, son intimité la plus reculée.

Cul de lampe de Killoffer pour Éclaircies sur le terrain vague

De Franquin à Bretécher en passant aussi par le Tampographe Sardon, Rosset dévoile ainsi une vision de la bande dessinée où l’image est une constante palpitation du vivant, où l’image remue de fantôme, où l’enfance se donne : où, à suivre là encore Warburg, la bande dessinée serait peut-être à tenir comme l’accomplissement tenu de ce qu’il faudrait nommer avec l’historien de l’art allemand un engramme, c’est-à-dire l’image comme capture d’une onde mnémonique, comme biologie du vivant, comme force neuve qui ne connaît que le mouvement – qui mue l’art en organisme à part entière. Si bien que Rosset ne peut que retrouver l’enfance au cœur de chaque vignette, ne peut que retrouver la grande vivance des choses dans chaque trait, ne peut apercevoir que la vie retrouvée derrière chaque vignette. Emportée par sa fureur ontologique sans précédent, la bande dessinée pousse sans cesse un grand cri de vie, de joie comme puissance à remplir et accomplir dont la forme continuée serait celle de l’amour, de sa toujours surprise rendue au cœur des hommes, la sans cesse relance de la question au cœur du vivant. À ce titre, la bande dessinée, comme l’écho diffracté de toute mathesis, choisit explicitement, comme biotope de toute image, d’installer précisément chacune de ces images comme une methexis ou, autrement à dire, comme une participation de l’image, ce qui en elle nous saisit, de ce qui en elle la fait sortir de tout cadre, œuvre au premier débord – à la bande dessinée comme sentiment.

Christian Rosset par Jochen Gerner
Christian Rosset par Jochen Gerner

On l’aura compris : il faut absolument découvrir et lire Eclaircies sur le terrain vague et Le Minimalisme de Christian Rosset pour qui désire voir éclore un destin critique neuf et intempérant de la bande dessinée. Car Rosset le sait, Rosset l’a vu ou bien plutôt l’a entendu : il sait de quoi la bande dessinée, au profond de nous, est le nom tu mais bientôt saillant sur chaque lèvre. Il a compris à nul autre pareil que peut-être la bande dessinée devrait être entendue depuis son nom qui veut venir au langage, comme l’enfance répétée du monde : son nom retrouvé de Poème.

Christian Rosset, Éclaircies sur le terrain vague. Mise à nu, postface de Jean-Pierre Mercier, éditions L’Association, collection « Éprouvette », 410 p., 24 € — Lire un extrait

Christian Rosset et Jochen Gerner, Le Minimalisme : moins, c’est plus, Le Lombard, « Petite bédéthèque des savoirs », couleurs de Christian Lerolle, 2016, 90 p., 10 €