Alice Zeniter : où sont les femmes ? (Je suis une fille sans histoire)

© Je suis une fille sans histoire

Je suis une fille sans histoire : le titre du dernier livre d’Alice Zeniter est un slogan, et on lui espère le même destin que le « on ne naît pas femme, on le devient » de Beauvoir. La volonté de changer les cadres est, à quelques décennies d’écart, la même : déconstruire la représentation que nous assignent culture et société (ce devenir tout tracé qui est carcan) et, chez Zeniter, prendre à bras le corps le récit et la langue pour déranger les places (ou l’absence de place) qu’ils imposent à des catégories invisibilisées, dans et par le discours. Je suis une fille sans histoire, donc, exclue des histoires littéraires comme des grands récits, je suis une fille qui a pourtant une histoire, peut et sait l’écrire, et revendique de la faire entendre.

Ce n’est pas dans un espace éditorial neutre que ce texte est publié mais dans la collection « Des écrits pour la parole » de l’Arche que leur éditrice, Claire Stavaux, inscrit dans une perspective « politique » : « Pouvoir dire, c’est déjà agir ». Il s’agit de (se) libérer dans et par le discours, soit depuis la tradition anglo-saxonne du spoken word. Énoncer pour prendre la parole et la transmettre à celles et ceux auxquel.le.s elle est refusée ; s’élever, dans et par la littérature, contre les états de fait, les évidences qui sont des assignations et des dominations ; dire parce qu’il faut reprendre le pouvoir sur la langue. Ce mouvement de libération passe par « la parole vive », une oralité, l’engagement d’un corps. Je suis une fille sans histoire est en effet d’abord un texte mis en scène, énoncé dans un théâtre, devant un public. Il a été créé à la Fabrique (Comédie de Valence) en octobre 2020, il attend que les salles rouvrent pour retrouver la scène — celle du Théâtre du Rond-Point, du 30 mars au 11 avril 2021 (on l’espère). Je suis une fille sans histoire explore ainsi toutes ses agentivités potentielles : l’immuable de l’écrit, par le livre, et l’oralité, la représentation chaque fois singulière du seule-sur-scène, soit la littérature exposée, hors du livre.

Sur scène comme dans ce livre, une femme, face à nous et face à des siècles de discours. Nous sommes toutes et tous pris.es « dans une lutte textuelle », dans ce que les déclarations, les fables — discours comme récits — nous imposent comme point de vue et image du monde ou des êtres qui le composent. Sémiologie, narratologie et linguistique seront donc des « outils » et plus encore des « armes » pour Zeniter, nouvelle Alice refusant les frontières instituées du réel et passant de l’autre côté du miroir des mots. Elle aura un guide dans ce livresque Enfer, non plus un homme mais une femme, non plus Virgile mais Ursula Le Guin et sa théorie de la Fiction-Panier : notre civilisation de chasseurs-cueilleurs a fait des mâles les héros. Il suffit pour le comprendre de (re)lire Aristote et sa Poétique : un bon récit suppose un conflit puissant et la tension est plus forte quand un homme traque et tue un animal que lorsqu’on herborise ou cueille une plante. Et ces représentations ont la vie dure, elles nous dirigent toujours. « Une bonne histoire, aujourd’hui encore, c’est souvent l’histoire d’un mec qui fait des trucs » — Force – Action – Homme (la Fiction-Lance) — aux passives et contemplatives, une case vide : la Fiction-Panier ne s’est pas imposée. Le constat est sans appel, aux hommes de mener l’action, aux femmes (au mieux) la lecture, activité contemplative et passive, proche de la cueillette. Ulysse voyage et combat, Pénélope coud. « Il y a un problème considérable d’inégalité des sexes dans les récits ».

Le schéma actantiel valorise le héros, un homme blanc qui peut être secondé par un adjuvant féminin ou non blanc — et cette place assignée n’est pas que narratologique ou discursive : elle dit une réalité, celle de dominations sociales, culturelles, économiques. Tout récit porte en son cœur un discours. Toute représentation s’inscrit dans une généalogie — une tradition littéraire, l’une comme l’autre transmettant d’abord des noms d’hommes, pères et auteurs — pour mieux perpétuer ses cadres. Un récit, ne l’oublions pas, est redoutablement efficace. On rit, on pleure, on s’identifie, on se projette, on pleure Anna Karenine, comme l’a montré Umberto Eco.

Alice Zeniter © Helene Harder / éditions de l’Arche

Tout récit joue sur un effet, il produit des affects. Il n’est en rien statique, il nous émeut, il transmet des émotions qui sont autant de codes et discours, qui , une fois ingérés, infusent en nous, impriment nos imaginaires et nos représentations. Alors Alice Zeniter s’empare, de manière plurielle, de cette grande Histoire qui nous est refusée : en femme, en théoricienne du récit, en conteuse (sur scène) et romancière — sens du récit, ironie cinglante et irrésistiblement drôle. Son nom d’autrice et de fille rassemble en ce sens les identités qui la composent et la démultiplient : femme, fille, romancière, dramaturge, traductrice, scénariste, lectrice comme autant de rapports aux récits pour mieux les déconstruire et les refonder. Symétriquement, sa parole épousera des formes hybrides : un livre et un spectacle, tous deux enchevêtrant les récits et les discours, articulant sérieux et ludique, réflexion et rire. Umberto Eco l’a montré dans son article « Quelques commentaires sur les personnages de fiction » : hors des connaissances qui découlent d’une expérience directe « (du genre il pleut) tous les jugements que je peux émettre en me fondant sur mon expérience culturelle sont basés sur de l’information textuelle ». Nous croyons ce qu’on nous enseigne et plus largement ce qui est écrit et énoncé. Nous nous remettons à des discours et récits institués.

Pour se réapproprier les discours, refuser de se laisser abuser (dans tous les sens de ce verbe), Alice Zeniter déploie des arguments, des scènes, des personnages, des énoncés pour mieux les retourner. Pénélope coud et elle sait révéler les trames et les envers, Alice refuse le tain du miroir, elle sait qu’il y a quelque chose, autre chose de l’autre côté. Je n’en citerai qu’un exemple : Alice Zeniter, comme vous et moi, a « appris à l’école que lors de la reproduction les spermatozoïdes, courageux et véloces, fonçaient pour féconder un énorme ovule immobile. Or, on sait désormais que l’ovule n’est pas un élément passif : il choisit et enlace le spermatozoïde qui va le féconder ». L’exemple est frappant, il remet en cause ce que l’on nous a appris, ce que l’on pensait savoir. L’histoire de l’humanité est faite de ces renversements : la Terre n’est pas plate, le soleil ne tourne pas autour d’elle, etc. On conçoit l’urgence pour les femmes de se réapproprier les discours et récits, leur genèse.

Cette urgence ne se circonscrit évidemment pas à la place des femmes. Pour changer nos cadres de représentation, nous devons changer ces récits qui sont autant d’histoires que nous imprimons dans nos esprits, autant de comportements induits et actions pré-dites par les fictions qui nous hantent. Le récit est efficient : l’image d’un ours blanc famélique sur sa banquise réduite à un glaçon nous affecte bien plus que les colonnes de chiffres et données du GIEC sur les bouleversements climatiques. Il faut donc changer de récit, et ajouterait Jonathan Safran Foer, cité par Alice Zeniter pour son Faut-il manger les animaux ? — et étrangement pas pour L’Avenir de la planète commence dans notre assiette, puissante réflexion sur ce qui fonde (ou entrave) l’agency des récits : « Construire une nouvelle structure requiert des architectes et nécessite aussi parfois le démantèlement des structures existantes qui obstruent le chemin, même si nous sommes si habitués à les voir que nous ne les voyons plus du tout ». Nombreuses et nombreux sont les autrices et auteurs œuvrant à nous sortir des récits dominants et à renouveler nos pactes d’écriture comme de lectures. Écoutons-les, lisons-les pour comprendre ce qui se trame, décrypter les fabriques de sens, percevoir ce qui est invisibilisé, inventer de nouvelles diplomaties. Comme l’énonce fortement Alice Zeniter : « le vieux récit ne peut plus fonctionner. Il fait l’arrêter. Il faut le faire taire ». La tâche est ardue, mais comme l’a écrit Geneviève Brisac, Sisyphe est une femme.

Alice Zeniter, Je suis une fille sans histoire, éditions de L’Arche, « Des écrits pour la parole », mars 2021, 112 p., 12 €