Geneviève Brisac : « Les préjugés concernant les écrivaines sont aussi forts que jamais » (Sisyphe est une femme)

Sisyphe est une femme : le titre du dernier livre de Geneviève Brisac claque sur sa couverture rouge. Mais il n’est pas qu’un slogan : ce titre est un constat et surtout le fil d’une réflexion puissante et engagée sur la place des femmes dans la littérature, qui « décennie après décennie, sont renvoyées à leurs ténèbres, oubliées, effacées encore et encore ». Contre cette invisibilisation, Geneviève Brisac mène un « travail de Sisyphe » pour mettre en lumière quelques-unes de celles qui compte et dire leur puissance de « sorcières ». Article et entretien.

Dans Temps profond. Essais de littérature arrêtée, Denis Roche écrivait, à la date du 22 mars 1983 : « Voilà. On va publier le Journal d’Alix (Cléo Roubaud), et Marguerite Duras m’appelle, pour me parler. C’est bien, les femmes sont là. Elles meurent, elles ont écrit. Elles sont vivantes et elles parlent. Moi, j’écoute, je tâche d’être sur leur passage ». Mais combien sont-ils, ces hommes, à écouter et à tâcher d’être sur le passage des femmes écrivains ? Et si elles « sont là », où est ce «  » ? C’est exactement la question que pose Geneviève Brisac dans Sisyphe est une femme — et on lira dans son livre le récit d’un coup de téléphone de Marguerite Duras, lui aussi « moment arrêté ».

Sisyphe est une femme est un manifeste et, doublement une contre-histoire littéraire : d’abord, bien sûr, parce que les lecteurs trouveront dans ces pages des femmes et encore des femmes, Jane Austen, Vivian Gornick, Grace Paley, Marguerite Duras, Rosetta Loy, Natalia Ginzburg, Ludmila Oulitskaïa, Alice Munro et tant d’autres. Avouons-le, il est un plaisir de la liste ici, de cette tresse de noms et prénoms, ni alibi féminin d’un essai sur la littérature ni ombre chinoise dans un tableau très mâle. Si l’on croise Nabokov et d’autres auteurs dans ces pages, ils ne sont ni devant ni au centre et c’est une perspective nouvelle qu’offre cette situation — qu’il est sidérant de devoir encore considérer comme autre et singulière.

Sisyphe est une femme est par ailleurs une contre-histoire littéraire parce que son registre est celui du sensible et non d’une érudition artificielle. Quand Geneviève Brisac écrit sur ces romancières, elle a beau les connaître comme personne, elle dit la chair de leurs œuvres, nous fait entrer dans des histoires, des récits, des moments, et nulle érudition préalable n’est exigée pour entrer dans ces pages : on découvre des auteures que l’on n’a pas lues, on reconnaît celles qui nous ont déjà transporté.e.s. « Rien de plus rebelle et risqué que de rendre compte du processus de création sans mentir ni dissimuler », disait Christiane Rochefort, à laquelle Geneviève Brisac consacre l’un des beaux chapitres de son Sisyphe. Et c’est là le propos même du livre : dire comment naît l’œuvre, avec une grâce de ballerine. Les mots dansent, sont une invitation à la lecture, encore et encore. Lire Sisyphe est une femme, c’est entrer dans une bibliothèque ou une librairie, dans un espace aux chemins qui bifurquent, être invité.e à lire et relire Christa Wolf, Pellegrina Leoni, Doris Lessing, Jean Rhys (la fièvre de l’énumération me reprend). Sisyphe est une femme est une arborescence de femmes, toutes radicalement singulières, mais qui ont cette « marche du cavalier » en partage, des révoltes, une manière de dire « toujours ce qu’il ne faut pas », définition même de l’écrivain pour Proust, comme le rappelle Geneviève Brisac.

Ce livre est donc une théorie de la marche du cavalier mais d’une manière très singulière, en écrivaine plus qu’en théoricienne du littéraire, par touches, en rappelant des moments de la vie de ces femmes, en racontant des passages de leurs œuvres. C’est dire la littérature, transmettre une passion du texte, par le moment, par ce que l’apparente « anecdote » concentre de sens. « Par moments, il est nécessaire d’imaginer le réel », écrivait Grace Paley. Quelle subversion, dans et par le récit, quand il reformule ce que nous prenons pour des évidences, quand il nous situe autrement, comme le fait Geneviève Brisac dans ce livre.

Elle y rappelle la définition qu’Isaac Babel donnait de la nouvelle : « Qu’est-ce qu’une nouvelle ? C’est le récit d’un événement inhabituel. Tolstoï écrivait vingt-quatre heures de la vie de ses personnages, moi j’écris les cinq minutes les plus importantes ». Là est la poétique même des textes qui composent Sisyphe est une femme, chaque entrée est un récit, faisant saillir les moments romanesques d’une existence et d’une œuvre, ce sont des « vies (qui) se télescopent, drôles et terribles », comme l’écrit Geneviève Brisac à propos de Ludmila Oulitskaïa). Les textes qui composent ce livre sont bien des nouvelles, des vies qui se télescopent. Ainsi se dessine un autoportrait oblique, celui de l’auteure mais aussi de la femme qui signe ce livre et écrit, de son propre aveu « sous le coup du chagrin » et surtout « sous le coup de la colère », pour tenter de comprendre, en lisant en écrivant, « cette énigme de la création sexuée », pourquoi depuis toujours mais avec une puissance inégalée aujourd’hui, sans doute provoquée par les vagues avancées d’une parole libérée (dont Adèle Haenel est l’un des noms irradiants), « le masculin est le général. Le féminin reste le particulier ».

Et la force de ce livre est de ne pas céder à la colère ou aux revendications purement théoriques : de pages en pages c’est une évidence qui s’énonce. Les femmes sont « », elle écrivent, elles pensent, elles nourrissent nos imaginaires et nos réflexions, elles cartographient le monde et sans doute est-ce parce qu’elles dérangent l’ordre de ce monde qu’on préfère les oublier, ne pas les compter. Ces « écrivains feminini generis, comme disait joliment Hannah Arendt pour parler d’elle-même » font désordre, leur marche (du cavalier) est celle de l’écart, du pas de côté. Et chacune, entrant dans cette si mâle grande histoire littéraire, doit se battre pour exister, il n’est jamais de place acquise grâce aux œuvres féminines antérieures : « éternelles Pénélopes » que ces femmes qui doivent retisser, renouer, refaire. Mais l’image d’une femme Pénélope est fixée dans nos mythes et cultures, elles nous arriment à la place de la femme qui attend le retour du héros, renversons-là. Ici elles sont Sisyphe, occupant la place du masculin.

« Les écrivains sont des sortes d’Indiens qui ne devraient jamais accorder leur confiance à qui vient leur poser des questions », écrit Geneviève Brisac, page 75 du livre. L’Indienne a pourtant accepté de répondre à celles de Diacritik.

Geneviève Brisac © Christine Marcandier


La Marche du cavalier a connu une première publication en 2002. Le livre qui paraît aujourd’hui n’est pas une simple réédition, il comporte de nombreux textes inédits. Pourquoi avoir sentir l’urgence et nécessité de revenir à ce texte et de le prolonger ?

Geneviève Brisac. Il y a dix-sept ans j’écrivais un livre pour dire cela : que j’avais besoin de faire entendre les voix d’écrivaines, mes aînées, grâce à qui j’avais osé écrire. Les faire lire. Les partager. Rendre notre monde plus mixte. Je posais l’hypothèse qu’il fallait défendre les œuvres immenses d’écrivaines géniales, mais effacées, oubliées, minorées, mal comprises et au bout du compte peu ou pas lues. J’avais commencé avec Flannery O’Connor, continué avec Grace Paley, Sylvia Townsend Warner, Karen Blixen, puis il y avait eu Virginia Woolf. Doris Lessing, toujours Duras.

Les années ont passé. Une génération nouvelle de féministes a surgi, pour ma plus grande joie. Des combats ont été menés. Certains gagnés et d’autres non. Mais dans le champ de la littérature, j’ai observé que rien ne bougeait. Ou presque. Et que les préjugés concernant les écrivaines étaient aussi forts que jamais. Dans les salons du livre, toujours des femmes. Quand un homme s’approchait, il précisait à la hâte que le livre était destiné à sa femme, sa sœur, sa mère. Je ne lis pas ce genre de choses, ajoutait-il sans voir qu’il était offensant.

On me dit que depuis tout a changé. Or je n’ai pas le sentiment d’avoir gagné. Et puis je me méfie, j’ai observé que les victoires culturelles et sociales des femmes sont fragiles et jamais définitives. Comme disait Margaret Atwood commentant ses Servantes écarlates, rien jamais n’est acquis aux femmes, Sisyphes éternelles et inconscientes de l’être.

Le livre nous fait passer de la Sisyphe en titre à Cassandre, dans le dernier texte, évoquant à travers Christa Wolf, « le travail de crabe de l’écrivain ». Cassandre est celle qui dit la vérité mais n’est pas entendue, en tout cas jamais de ses contemporains, jamais dans le présent. Tu écris te sentir Sisyphe et Cassandre dans une époque que tu qualifiais déjà en 2002 de « basse »  et le constat est le même en 2019, rien ne bouge vraiment, dans les lignes de partage entre le masculin (dominant) et le féminin (anecdotique).
C’est ce que souligne le titre du livre, Sisyphe est une femme : malgré débats, engagements, parité etc., rien ne bouge. La Marche du cavalier devient donc le sous-titre en 2019 et c’est tout sauf anecdotique : ce glissement est symbolique. Sisyphe, dans la mythologie grecque, n’est évidemment pas une femme. Au-delà du soulignement de ce travail sans cesse à reprendre pour donner aux femmes la place qui leur revient, est-ce aussi pour toi une manière de montrer la nécessité de changer les mythes fondateurs pour y réinscrire du féminin, de modifier nos récits cadres ?

Je ne crois pas qu’on puisse changer les mythes fondateurs, les interroger, plutôt ! Interroger Cendrillon et Médée, Eurydice et Cassandre. C’est à chaque fois tellement passionnant. Christa Wolf le fait merveilleusement. Pierrette Fleutiaux disparue aujourd’hui avait écrit un livre qui s’intitulait Métamorphoses de la Reine, où elle analysait les contes sous l’angle de la misogynie. Un livre génial. Et oublié. Sisyphe, c’est venu tout seul, droit de mon inconscient, je pense, et cela m’a amusée. Mon éditeur a fait une blague : quel bon titre, a t-il dit. Décisif. Des sisyphes donc.

Quand tu écris que « toutes les femmes sont des sorcières », c’est juxtaposer la femme magicienne, celle qui prédit et comprend, et la femme qui terrifie les hommes. C’est aussi ce statut de sorcière que revendiquent les écoféministes, comme Starhawk aux États-Unis ou Mona Chollet en France. Tu te situerais dans cette lignée, aussi ?

Bien sûr ! Dans les années 70, j’écrivais dans une revue, intitulée Sorcières, lancée par Xavière Gauthier, et nous avions les mêmes débats sur le matriarcat, l’essentialisme, les enfants, les Amazones, nous faisions des réunions non-mixtes qui n’inquiétaient personne, et surtout, comme le rappelle Christiane Rochefort que j’évoque longuement et avec admiration dans ce livre, nous riions, nous moquions, jouions. Nous étions contre les académies et les cravates, les hiérarchies et les codes, la domination masculine en un mot. Et sûres de gagner. Par intelligence, pertinence, esprit de liberté, drôlerie. Sororité.

C’est ce que racontent Grace Paley, et Alice Munro que j’aime tant, Sylvia Townsend Warner et… et… et… toutes les autres, les femmes pensent, et jouent et se moquent et écrivent. Silencieuses et observatrices des ridicules. Pratiquant une fois de plus la marche du cavalier. Les entendra t-on ? J’ai des doutes tant les résistances sont pires que jamais. A cause de la dépolitisation générale. Hier dans une librairie une femme m’a dit que les hommes aussi étaient effacés de l’histoire. Elle ne voyait vraiment pas ce qu’il y avait de spécial à propos des femmes. Qu’elle ne lisait pas bien sûr.

Rappeler combien est important « le combat pour la légitimité culturelle et littéraire des femmes » est-ce aussi se demander pourquoi les femmes, dans un imaginaire dominant de la littérature, sont personnages et objets de récits plus que sujets, auteures ? Le paradoxe terrible que tu soulignes, au cœur du texte sur Ludmila Oulitskaïa, c’est que cette invisibilisation des femmes écrivains nous (lectrices, enseignantes ou critiques) nous y participons, nous en sommes aussi responsables. Elles sont « des femmes que si peu de femmes défendent ». Nous avons intégré cette histoire littéraire très masculine, cette idée du grand écrivain au masculin ?

Vieille habitude de compassion unilatérale si coûteuse, si chèrement payée. Vieille habitude de désolidarisation d’avec les autres femmes. Vieille habitude du sexisme féminin. Comme disait si bien Virginia Woolf : avez-vous remarqué que dès qu’on parle de femmes, une femme a quelque chose de désagréable à dire ? C’est une des raisons essentielles de la faiblesse culturelle des femmes, cette rivalité.

« Ce qui compte n’est plus jamais ce qui est dit mais qui le dit » : ce constat terrible vaut pour les femmes qu’on lit moins sérieusement que les hommes, qu’on efface, mais il est aussi plus largement porté sur notre présent, sur une époque qui met en avant les « faiseurs de théories », les « marchands de tapis modernes », « les propagandistes d’eux-mêmes ». Tu évoques aussi le « quoi de neuf ? » comme question unique de la critique, la temporalité de la réception après la mort de l’auteur (le « temps des agapes commerciales » puis le long, très long purgatoire)…
Nous vivons dans une société de l’éphémère, du coup médiatique, du spectacle, même dans le champ culturel ?

Cette phrase se passe de commentaires, non ? Ouvrons le journal, je ne donnerai pas de noms, malgré l’envie qui me taraude, mais les exemples abondent. Comme le dit Jean Rhys, comme l’écrivent Grace Paley ou Karen Blixen, ce qui m’intéresse moi, c’est cette démarche qui consiste à renoncer à être une seule personne pour comprendre et dire le monde commun avec des mots et un regard de femme.

Ce livre est tissé de portraits féminins, de femmes majeures, aux voix à la fois éclatantes et étouffées : Vivian Gornick, Marguerite Duras, Natalia Ginzburg, etc. Est-ce pour toi une manière de t’inscrire sinon dans une filiation, du moins dans une lignée et, même si toutes ces femmes n’ont pas disparu, d’en quelque sorte reprendre le flambeau de leur colère et de leur révolte ?

Quand je relis Duras, ses éclats de pensée et de rire, son insolence me redonne du courage. Quand Vivian Gornick racontant ses balades dans New-York avec son ami Léonard lui fait dire : « Je n’aime pas l’énergie masculine, elle est trop directe, trop brutale, ce n’est pas très intéressant. La gestuelle, le répertoire sont tellement limités, sans nuances, sans modulations », je souris et je me souviens d’une nouvelle de Virginia Woolf, une société, où elle dit à peu près la même chose, ou bien de Trois Guinées, ce livre stupéfiant sur la guerre et l’éducation des filles, où ces thèmes sont merveilleusement illustrés. Quand Natalia Ginzburg parle des enfants et de l’amour, et des choses disparues, mon désir de lire et d’écrire, s’incarne et se déploie dans une sorte de joie.

Tu écris que nous sommes « la somme des livres que nous avons lus ». Est-ce que ces romancières et auteures dont tu saisis de manière si sensible la vie et l’œuvre sont celles qui t’ont « faite », en tant que femme et auteure ?

Bien sûr, et beaucoup d’autres, tant d’autres !!!

Évoquer, en dédicace finale, ces femmes dont tu aurais aimé parler Jeannette Winterson, Janet Frame, Charlotte Delbo, Paula Fox, etc., est-ce une manière de dire que tu le feras peut-être un jour ?

J’aimerais y revenir, bien sûr, et écrire aussi sur Akhmatova, ou Ivy Compton Burnett !

Dans cette dédicace finale, on lit aussi un « A celle que j’ai oubliée ». Je me suis demandé qui était celle-ci : toi ? une femme précise ? une femme que nous ne lisons pas encore parce qu’elle n’a pas encore publié mais qui connaîtra ce parcours que notre culture réserve aux femmes qui écrivent ?

Qu’en penses-tu ?

Parmi ces femmes Sisyphes, il est un nom que tu réhabilites hautement, qui n’est plus même dans le « purgatoire » aujourd’hui réservé à Duras, mais qui a été « effacé », celui de Christiane Rochefort, « dont l’époque s’est débarrassée ». Or tu montres combien cet oubli est une manière d’étouffer sa radicalité… Pourquoi tenais-tu tout particulièrement à elle dans ce livre ?

Parce qu’elle était d’un courage merveilleux et d’une drôlerie unique. Et porteuse d’une éthique sexuelle et littéraire que j’admire. Elle avait une capacité exceptionnelle d’analyse des ruses capitalistes pour manipuler et récupérer notre capacité créatrice. Les Petits enfants du siècle est un livre que j’aimais faire étudier quand j’étais enseignante, les élèves s’y reconnaissaient instantanément, et je me suis fait sanctionner à cause de ce texte qui pourtant donnait tellement envie de lire à des élèves dont ce n’était pas le premier mouvement. Je lui devais bien cela.

Ces femmes sont « nos semblables nos sœurs », écris-tu, page 133, pluralisation et féminisation de la célèbre adresse au lecteur de Baudelaire. S’adresser à des lectrices est-ce une manière de nous faire entrer dans ce que tu nommes « un cercle magique », celui des lectrices de Sylvia Tonsend Warner, par exemple ? Tu le dis d’ailleurs d’Alice Munro, « je voudrais en vérité que tout le monde la lise »…
Est-ce que, écrivant sur elles, tu espères nous les faire (re)lire ? Est-ce que la lecture, depuis laquelle tu écris ici, est aussi la réception que tu espères pour ce livre : qu’il soit lu, qu’il fasse lire ?

Je ne sais plus qui disait : je ne veux pas être lue. Un silence. Elle ajoutait : je veux être relue. Oui, c’est ce partage que j’espère.

Geneviève Brisac, Sisyphe est une femme, éditions de l’Olivier, coll. « Les Feux », octobre 2019, 216 p., 17 €
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