Sur les bûchers du capitalisme : Silvia Federici (Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide)

Scène de l'Inquisition : sorcières au bûcher - Gravure médiévale• (Wikicommons)

Aucune date, monument ou commémoration n’ont jamais été imaginés ou érigés pour célébrer la mémoire des milliers de femmes immolées sur les bûchers de l’histoire européenne. Alors que l’effigie de leurs exécuteurs lève le menton sur les piédestaux de la renommée & de la fortune. D’une part, les bûchers, sorcières et violences sexistes — de l’autre, le capitalisme : quel rapport entre les deux ? Tel est l’objet du dernier livre de Silvia Federici, Une guerre mondiale contre les femmes.

Le bourreau a jeté sa torche sous le bûcher. Ligotée, la sorcière se contorsionne, vocifère, invective le ciel, ou peut-être lève les yeux comme pour l’implorer, ce ciel. Quoi de plus horrible comme supplice ? La peau se recroqueville, les chairs noircissent, et l’odeur, l’odeur infecte, celle du souffre et du Démon, se dégage, enfume la foule.
La foule du bon peuple, partagé entre ricanements et compassion.

Cette femme, cette veuve dont le regard jette la foudre, qu’a-t-elle bien pu faire à Dieu et aux hommes ? Elle s’était retirée sur sa terre, qui, selon les prescriptions des « communs », lui revenait de droit. Une veuve, une femme esseulée, une mère célibataire, une pécheresse, tenue un peu à l’écart mais à qui, pourtant, l’on avait recours : elle avait des mains miraculeuses pour mettre les enfants au monde, administrer des potions de guérisseuse, le don d’invoquer de forces surnaturelles, d’insuffler la vie aux corps et aux âmes. Autant d’agissements suspects aux yeux des bien-pensants, des aficionados des sermons du dimanche.

Dans la foule, un homme, richement vêtu, se frotte les mains. Il a su sauter sur l’aubaine en dénonçant cette femme aux autorités ecclésiastiques : les terres de la veuve, cette glèbe à l’herbe si grasse, lui reviendront. L’herbe grasse, ce sont des pâturages à moutons, les moutons c’est de la laine, la laine c’est le métier à tisser, les étoffes à vendre, et les pièces d’or à l’effigie du Roi, qui ruisselleront dans sa bourse. Et ce, tant qu’à faire, au nom de Dieu. Car derrière Dieu, ne se cache pas seulement l’obscurantisme, mais aussi, surtout, le Progrès.

Récupérer les terres de la diablesse, c’est instaurer le Progrès. Et instaurer le Progrès aux dépends des démunis, ça s’appelle le Capitalisme. Ce capitalisme qui s’enflammera au cours des siècles, crépitera comme un bûcher, usant comme combustible des corps des femmes. Dieu et la bourgeoisie ligotant la femme au foyer, le diable et la modernité la ligotant à l’usine.

Tel est le rapport entre chasse aux sorcières et capitalisme que nous expose Silvia Federici dans son dernier livre, Une guerre mondiale contre les femmes (2021), qui suit Le capitalisme patriarcal (2019), également publié par La Fabrique. Elle y montre combien il est important de se pencher sur ce lien quand on veut comprendre les violences actuelles faites aux femmes. Ce court recueil de six articles concentre les arguments qu’elle a développés dans son ouvrage magistral, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive (Entremondes, 2017).

Chasse aux sorcières, extermination des autochtones dans le Nouveau Monde et commerce d’esclaves ne peuvent être dissociés de l’avènement du capitalisme moderne. L’étude de ces liens nous donne accès aux « conditions de possibilité du décollage capitaliste » qui n’advient qu’au détriment de ce qui constitue la condition même de la vie de ces collectifs : la terre.

L’avènement des « enclosures » [de l’anglais enclosures], à la fin du XVe siècle, inaugure le démantèlement des rapports de propriété collective de la terre, les « communs » [commons]. Ce processus de privatisation foncière va de pair avec la diabolisation des membres de ces collectifs et surtout des femmes, notamment de celles qui se retrouvent seules, et dont le droit à la terre était encore garanti par le droit coutumier. Or, ce sont souvent elles qui tiennent tête à ceux qui convoitent leurs biens. Tous les ingrédients sont réunis pour l’émergence de la figure de la sorcière : femme insubordonnée, jouissant souvent d’une certaine reconnaissance sociale et d’une certaine liberté sexuelle, et détenant des savoirs ésotériques et phytothérapiques. Sur les bûchers on ne brûle donc pas que des vies, on ensevelit des formes de pensée et de connaissance, des conceptions du corps et des soins qui reposent encore sur les liens collectifs et les rapports étroits à la terre et au vivant dans toute l’Europe rurale précapitaliste.

Et n’oublions pas que la magie est aussi verbe. Qu’elles se taisent donc ! Qu’on les bâillonne ! On invente des instruments de torture pour châtier ces êtres inconvenants, comme la « bride à mégère » : mord en fer attelé à la tête qui déchire la langue lorsque l’on tente de parler, et qui sera utilisé – et ce n’est pas anodin – pour museler les esclaves dans toutes les Amériques, jusqu’au XVIIIe siècle. Mouvement double : dissolution des liens collectifs et imposition d’un nouveau mode de vie qui discipline les corps, rationalise le monde.  Exorcisés et contrôlés, corps et sexualité féminins peuvent enfin être mis au service de la procréation, dans le contexte matrimonial qui devient, progressivement, la norme instituée par la classe bourgeoise et capitaliste.

Et les femmes continuent à être immolées, malmenées, rossées, tondues, violées, exploitées, expropriées. Au propre comme au figuré. En public ou en privé. Ce ne sont plus des sorcières, mais des salopes. Petites-mains, sous payées, élevant si souvent seules des enfants, mises à l’écart, esseulées. Les femmes : cette aubaine sur laquelle il faut sauter. L’odeur qui se dégage des traitements qu’ont subi et subissent les femmes ne cesse d’être nauséabonde. Ces violences sont ancrées dans les structures profondes du capitalisme qui étendent aujourd’hui leurs sévices de par le monde à travers la mondialisation, phénomène d’appropriation de la planète et du vivant à grande échelle qui implique nécessairement, et une fois de plus, d’exproprier les populations traditionnelles et d’annihiler leur rapport collectif à la terre. « Nouvelles enclosures ».

Compagnies minières et pétrolières, mais aussi grands projets de développement et d’infrastructure destinés à rendre possibles ces exploitations, entrainent à présent le déplacement de populations entières, arrachent femmes et enfants à leurs champs, le transforme en main-d’œuvre bon marché, les relocalise dans les périphéries des villes, les rend dépendants d’aides sociales qu’ils n’obtiennent que s’ils s’encadrent dans une série de critères établis par des bureaucrates urbains, étrangers à leurs modes de vie. Ainsi, des territoires entiers, forêts, rivières, montagnes, savanes, sont ravagés au nom du progrès et du profit, consécration d’une « nouvelle guerre mondiale » contre la Terre elle-même et contre les femmes, en ce qu’elles garantissent encore et toujours la transmission de ces modes d’être au monde qui échappent à la mercantilisation capitaliste.

Partout où les droits de propriété foncière sont remis en cause, comme en Afrique et en Inde, à partir des années 1990, de nouvelles pratiques de chasse aux sorcières déciment des milliers de femmes jusqu’à aujourd’hui. Cette diabolisation va de pair avec le processus de paupérisation croissante, les vagues d’épidémies (notamment du SIDA), et la progression des églises évangélistes néo pentecôtistes. Toute sorte de nouveaux moyens de destruction des liens collectifs émergent, associés à de nouvelles formes de violences physiques et économiques allant des féminicides, au refus d’accès à l’avortement, en passant par les crimes racistes et la misogynie quotidienne. Les exemples contemporains se multiplient.

Les femmes, encore et toujours, font face. Mais ce n’est pas suffisant. Silvia Federici exhorte les féministes, particulièrement celles du Nord, à se mobiliser contre ces nouvelles chasses aux sorcières et contre les institutions qui ont rendu et rendent encore possibles ce déchainement de violences : les gouvernements nationaux, les agences de développement, les banques et institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale) et toutes les grandes puissances occidentales qui les soutiennent.

Silvia Federici, Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières au féminicide, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, La Fabrique éditions, février 2021, 162 p., 15 € — Lire un extrait