Palpitant et enlevé : tels sont les mots qui viennent spontanément à la lecture d’Adultère, le nouveau roman d’Yves Ravey qui paraît ces jours-ci chez Minuit. Au cœur d’un désastre financier qui l’oblige à fermer son commerce, Jean Seghers, le narrateur, est comme conduit, presque malgré lui, à s’inquiéter de son entourage et bientôt à tout vouloir liquider. Véritable page turner, Adultère se donne comme un récit qui ne cesse de nourrir une réflexion sur l’identité et l’empreinte spectrale des images dans nos vies. Autant de raisons pour que Diacritik aille à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre énergique et palpitant nouveau roman, Adultère qui vient de paraître. Comment en est précisément l’idée ? Existe-t-il une scène ou une image précise à partir de laquelle il a pu prendre sa naissance ? Sa structure policière, très marquée et s’organisant comme l’affirme le narrateur autour d’un « projet criminel », invite à y voir une origine proche d’un fait divers : est-ce le cas ? Enfin, comment vous est venu un titre si lapidaire ?
Existe-t-il une scène originelle ? Après avoir abandonné le territoire de mon roman précédent (Pas Dupe), j’ai attendu que me parviennent les conditions d’existence d’un autre roman : en escomptant que les personnages, en premier lieu le narrateur, entrent en interaction avec le cadre.
J’ai ressenti très vite la nécessité d’être motivé par un acte fort, pour écrire à long terme, pour ne pas avoir à détruire après cinquante pages, comme cela arrive si souvent, quand le texte s’épuise de lui-même.
J’ai attendu, comme on attend l’autobus, au coin de la rue, avec un peu de culpabilité que rien n’apparaisse jamais. J’ai admis à ce moment-là que ce qui doit nécessairement advenir est transporté par le souvenir. Progressivement me sont apparues deux choses : 1) la station-service où j’ai fait office de veilleur de nuit, j’avais l’âge d’aller au lycée. 2 ) M’est apparu cette image de la patronne de la station, qui logeait sur place avec son mari, couple très attachant et protecteur. Il n’était pas rare que la patronne, je ne peux me souvenir de son prénom, vienne dans le bar, vers les deux heures du matin, et elle restait là, appuyée au comptoir, ce qui me causait une vive émotion. J’étais d’ailleurs trop timide pour lui dire quoi que ce soit. C’était donc des grands moments de silence.
S’agissant du fait divers, les circonstances de l’intrigue ont fait que, assez vite, l’idée du crime, liée au narrateur non encore défini, s’est manifestée.
Je dois nuancer l’idée du mot fait divers : ce qui est vu comme un fait divers je ne m’en préoccupe pas durant l’écriture. Le fait divers, c’est l’événement vu de l’extérieur, par la presse, la radio, le reportage. Ce que j’ai conçu, ou ai tenté de concevoir, c’est un regard, non de l’extérieur, mais de l’intérieur : dans ce cas, l’histoire se raconte sous le couvert d’une affaire privée, qui relève de l’intime. À cet endroit précisément — dans le passage de frontière entre intérieur – intimité, et extérieur – vu par tous —, se produit la coupure.
En premier lieu, le narrateur exprime des choses personnelles, il fait part de ses sentiments, détaille les situations. Il est lui-même le moteur de l’action dont le résultat pourrait être lu, de l’extérieur, comme un fait divers. Mais celui-ci reste avant tout une concentration de sensibilités antagonistes qui constituent l’histoire vue de l’intérieur. Le personnage qui agit ne sait pas qu’il obéit à une loi générale dont le cadre, vu de l’extérieur, tient dans un article de journal.
Ici intervient la Loi, avec un L majuscule, qui ne laisse aucun répit au criminel.
Rien ne se produit sans la Loi.
Quant au titre, il est venu après mûre réflexion, le temps que se reconstitue la logique du récit, qui doit alors apparaître dans sa globalité. Quand un mot parmi d’autres réapparaît dans chaque ligne, dans chaque paragraphe on peut dire : C’est toujours de la même chose qu’il est question. Ce mot apparu est le mot Adultère. Je sais que ce vocable n’a rien de poétique, je ne sais qui il intéresse, ce que je sais, c’est qu’il est partout. Il concerne chaque personnage, chaque action née de cette préoccupation de l’adultère, consciente ou non. J’ai ressenti très fort à ce moment-là, après avoir écrit et réécrit l’ensemble, de manière définitive, que rien ne pourrait remplacer ce titre, sinon au risque de détourner le sens du propos. Le titre m’est apparu également producteur rayonnant de sens, il recouvre des idées aussi fortes que la trahison par exemple, la passion, la tromperie, la destruction… ensuite on peut y trouver des tas de choses, y compris l’idée de libération, sachant que l’idée de l’adultère peut être saisie sous diverses formes. N’oublions pas que c’est d’une histoire que nous parlons, avec ses personnages, ses points de vue multiples.
En ce sens, je ne peux dire que le titre précède l’écriture, car il définirait le projet que je me serais fixé, alors que je ne me suis fixé, honnêtement, aucun projet de départ.
Pour en venir au cœur de votre roman, intéressons-nous tout d’abord, si vous le voulez bien, à Jean Seghers, le narrateur et personnage principal d’une intrigue sans cesse mouvante dont il est l’acteur principal. Propriétaire d’une station-service en faillite et redressement judiciaire, Jean est marié Remedios, jeune femme extrêmement séduisante qui ne manque évidemment pas de susciter le désir. Fidèle à vos précédents personnages, Jean paraît avoir comme une voix blanche, comme frappée de ce qu’on nommait au 17e siècle l’estrangement, à savoir une manière non volontaire, mais comme innée, de se tenir à distance depuis sa voix même dans l’épaisseur des événements. Il déclare notamment : « Je m’y suis pris d’un ton désinvolte, suffisamment vague pour ne pas l’inquiéter. J’ai choisi de continuer comme si rien n’était advenu la nuit précédente. »
Diriez-vous que cette manière de se tenir comme à l’écart de soi, depuis sa propre énonciation, fonde votre personnage et plus largement prend l’estrangement comme loi narrative même ? Est-ce que vous seriez d’accord pour affirmer que tout se passe comme si sa vie se tenait à l’extérieur de lui, dans une distance non critique mais ontologique dont chacun fait porte la marque ?
Je ressens très fort cette notion de coupure entre les êtres, et plus précisément, la coupure entre le narrateur, Jean Seghers, et les situations vécues par lui. Disons que ce personnage du narrateur se présente sous quelques traits, qui sont censés définir un peu de lui-même, je dirais avec le strict nécessaire. Il a enfilé les habits de pompiste, il a des comportements personnels liés à sa situation affective vis-à-vis de sa femme Remedios, aussi dans sa relation avec son entourage, et c’est tout. Il est au plus près des événements, qu’il suscite parfois en fonction du contexte, mais une chose est certaine, il établit une distance avec l’action, et il agit avec froideur face à son entourage.
Il n’est nullement question à ce titre de commentaire critique de la société, par exemple. Tout cela c’est en toile de fond.
C’est sans doute ce qui provoque l’isolement du narrateur d’autant plus présent qu’il vit les événements sous la forme générale d’une certaine indifférence. Ce qui le place, à mon sens, hors du jeu, alors que, paradoxalement, il en est le foyer incandescent.
Je dois, ici, préciser que je ne développe pas ce que ressent le narrateur. Je pense que cet écart entre lui et l’événement, dont il est proche malgré tout, est non seulement nécessaire mais indispensable au traitement de la situation. Ce qui range Jean Seghers dans une position inamovible. Cette position me permet, quand j’écris, de conduire l’histoire. Ce n’est pas Jean Seghers qui va m’éclairer sur la scène que je dois projeter, au contraire, il m’échappe, et cet endroit où il m’échappe est le fossé qui le sépare des situations vécues par lui.
La parole d’étrangeté de Jean Seghers ne surgit en vérité comme telle qu’à la faveur, comme dans vos précédents récits, d’un subtil contraste : celui de sa propre capacité à ne pas adhérer au réel. De fait, sa femme Remedios et l’enquêtrice au nom prédestiné de Hunter se posent en contrepoint radical au narrateur : féminines, perspicaces et critiques, elles s’offrent comme autant d’antithèses à l’hébétude et le caractère presque hagard de Seghers.
Ma question sera double ici : en quoi, tout d’abord, vous apparaissait-il nécessaire, afin de souligner la singularité de votre protagoniste, de le confronter à des figures si opposées ?
L’essentiel réside dans la confrontation. Au départ, Seghers ne fait rien d’autre qu’observer, regretter, réfléchir. Progressivement cependant, il entre en contact, puis c’est la rupture brutale. Vous parlez de deux protagonistes, ce sont deux femmes, et je ne vois personne d’autre qu’une femme pour le confronter à ses propres difficultés.
Sa femme, il la soupçonne. Et l’inspectrice en assurances, il cherche à la subvertir.
Il entre alors, à mon sens, dans un domaine qui n’est plus le sien. Il comprend parfaitement, mais en aveugle, ce que dit Hunter, où elle veut en venir, et il gère dans une certaine mesure la situation. Même s’il y apparaît bien naïf et le plus souvent ridicule. Qu’importe, il continue.
Il en va autrement avec Remedios, sa femme, chez qui la fidélité fait apparemment défaut, et que j’ai quant à moi, en tant qu’auteur, reléguée dans l’ombre, et là, c’est le retour de la question qui ne concerne plus Jean Seghers, mais l’auteur-narrateur.
Ma seconde interrogation porte sur la question parfois très vite, trop rapidement avancée, de l’ironie au sujet de vos romans : on a ici le sentiment qu’au contraire, Seghers, loin d’avoir une attitude ironique à l’égard de ce qui l’entoure, est au contraire totalement littéral. En seriez-vous d’accord ?
Je dois envisager le fait que le personnage s’installe progressivement dans l’écriture, qu’il y prend sa place en se définissant. L’évolution du récit, c’est les actes de Jean Seghers, et rien d’autre. Ces actes produisent une infinité de conséquences, mais je dois dire qu’il n’est pas conscient de cela. Tout ce qui serait pensé, par exemple l’ironie, est mis de côté. Seuls les actes comptent. C’est ainsi qu’il se définit. Il n’a aucun recul, il avance et il dresse des plans, contourne les obstacles et vit une existence matérielle, peuplée de rendez-vous, de problèmes de gestion, de rapports domestiques. La coupure, c’est plus tard, quand il enfreint la règle, j’avais dit : la Loi.
S’agissant toujours des personnages, arrêtons-nous un instant si vous le voulez bien sur le choix des noms des personnages. Chacun apparaît comme une profonde singularité, comme si chaque nom dépaysait l’autre. La femme se prénomme Remedios comme la peintre cubaine Remedios Varos, l’enquêtrice s’appelle littéralement Hunter, solitaire et chasseresse comme le titre du roman de Carson McCullers ou encore le président du tribunal de commerce s’appelle Walden comme le personnage de Henry David Thoreau. S’agissait-il pour vous de proposer, au-delà du clin d’œil et de l’évident aspect ludique, une clef de lecture possible de chacun des personnages ?
Je n’adopte un personnage que lorsque celui-ci, celle-ci s’impose à tel point que… Mais pour qu’il soit accepté, je dois lui trouver un nom, et ce nom, c’est presque indéfinissable, aurais-je tendance à dire. Cela signifie que je dois le ressentir, et veiller à ce qu’il ne se résume pas à une clé qui nous donnerait la solution. Mais il reste que tout nom est évocatoire, fait penser à quelqu’un, à quelque chose, renvoie chacun à sa propre expérience.
Je me permettrais de livrer ici que le nom participe de ma rêverie d’auteur, et j’ai le sentiment que je prélève chez d’autres auteurs une part de leur génie, à mon profit. Si vous me parlez de l’inspectrice en assurances, Hunter, je ne peux me séparer de Carson Mc Cullers, je pense à son roman Le cœur est un chasseur solitaire, et je pense aussi à La nuit du chasseur de David Grubb. Je crois que ce dernier est un roman maléfique. Évidemment, nous pouvons ajouter l’adaptation cinématographique, avec Robert Mitchum. Quand je m’approprie ce nom, Hunter, j’ai le sentiment de la phrase juste. Quelque chose d’inaliénable vient de se produire, je ne peux plus changer.
À propos de Seghers, j’ai regardé plus tard, pour vérifier, qui fut Seghers, alors inutile de faire un croquis, le nom me plaît. Concernant Carson McCullers, j’ai dans un endroit privilégié de ma bibliothèque, dans un recoin, ces deux autres auteurs : il y a Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, Harper Lee, et il y a aussi Les braves gens ne courent pas les rues, Flannery O’connor. Ces trois romans sont un gisement inépuisable.
Ma question suivante voudrait revenir sur l’intrigue policière que nous évoquions plus haut et qui donne à Adultère son énergie narrative. Elle vient croiser une intrigue amoureuse ou plutôt une intrigue de déception amoureuse, celle d’un adultère bientôt évident de Remedios. L’intrigue policière semble répondre d’un double mouvement, celui qui, dans un premier temps, permet à Seghers d’ourdir sa machination, puis dans un second temps, à rebours, celui de Hunter qui entend découvrir le responsable de l’incendie qu’elle estime d’emblée criminel. Pourtant, Adultère ne s’épuise jamais dans une quelconque formule policière.
Tout paraît plutôt répondre bien plutôt à cette remarque de Hunter : « Je constate, Seghers, encore une fois, que vous laissez derrière vous quantité de petites phrases souvent très vagues, presque incompréhensibles, sujettes à interprétation, qui peuvent être reçues à l’occasion comme des menaces déguisées. » Diriez-vous ainsi qu’Adultère use d’une intrigue policière pour mieux interroger un rapport inachevé à la réalité, un rapport où ce ne sont pas tant les actes que le rapport même au réel qui pose question ?
C’est cette image qui m’apparaît : l’effet boule de neige, pour donner un sens particulier à cette idée d’adultère. Dès lors que, dans la cellule familiale, s’installe la trahison — si encore on définit l’acte d’adultère comme une trahison, ce dont je ne suis absolument pas certain —, tout s’accumule autour du noyau faute, et tout se développe à partir de cette perturbation. La boule de neige grandit chaque événement y adhère, alors, il n’y a plus de place pour le reste, qui devient, dans l’écriture : secondaire, mais nécessaire : l’intrigue policière. Et au bout du compte, l’extrémité de tout cela, c’est la description, à force, de la personne de jean Seghers. Je pense qu’un roman policier peut être construit de cette façon, mais cela ne signifie pas que le roman Adultère soit un roman policier. Il n’est policier en rien. Le plus important, c’est les agissements de tous ces gens convoqués par l’auteur, alors qu’ils n’ont rien demandé.
Que l’un ou l’autre croise un moment donné la justice des hommes au sens large du terme, c’est normal, c’est le rapport à la réalité. Celle-ci est aussi judiciaire. Mais pas seulement.
Ce qui ne manque également pas de frapper à la lecture d’Adultère, c’est la puissance d’évocation des descriptions. Un imaginaire cinématographique se dessine ici notamment pour évoquer cette station-service qui paraît soudainement plus américaine que française. Et si les images se tiennent comme autant de trouvailles filmiques, c’est aussi à un art serré du séquençage cinématographique qu’emprunte votre écriture, notamment dans les chutes des chapitres, leurs cliffhangers puis leurs relances au début des chapitres suivants. Diriez-vous ainsi qu’une part de l’imaginaire ainsi que l’art du découpage témoignent chez d’une écriture aux accents filmiques, inspirée du cinéma ?
Je devrais utiliser, pour vous répondre, le lexique du cinéma, comme vous le faites à juste titre, et c’est explicite.
C’est le problème de l’image. J’en arrive à me dire que c’est une succession d’images que j’ai dans les yeux, ou devant les yeux, et que je n’ai d’autre ressource que le verbe pour transmettre ces images.
Aussi, dans la mesure où j’ai l’intention de les transmettre, je me dois d’être le plus précis possible.
J’en arrive donc, de nouveau, à la genèse, c’est-à-dire que je dois avoir vécu la situation de manière intime pour évoquer en termes concrets le déroulement de ces images, qui peuvent être, je vous l’accorde, cinématographiques. J’attends donc pour avancer, en principe, que le souvenir se convoque de lui-même, sans que je le force. Il y a, en priorité, cette image affective de la patronne de la station-service, qui apparaissait au milieu de la nuit quand je travaillais comme pompiste de nuit, et nous parlions, et j’en étais ému. La preuve.
Ce que je veux dire, c’est que le lecteur-trice n’est pas seul-e à lire le récit en utilisant le filtre des codes cinématographiques, je crois que moi aussi, mais si je me réfère à des romans qui précèdent la naissance du premier film, je me rends compte que c’est toujours ce même filtre qui me sert d’outil de lecture, et donc, d’interprétation.
Je me sens très éloigné des métiers du cinéma, par exemple si on parle de scénario ou de story-board. Cela n’a rien à voir avec ma démarche. Je cherche la concision, mais dans la description, qui est à mon sens, une opération mentale, dont je dois scruter l’efficacité, et la vérité.
(j’allais oublier, il y le rapprochement avec l’idée du montage.)
Enfin ma dernière question voudrait porter plus largement sur le rôle de l’image dans votre écriture. Adultère s’ouvre, on s’en souvient, sur deux images que contemple Seghers, deux photos de sa femme qu’il scrute et qui exercent sur lui une fascination sourde – comme une énigme qui lui résiste.
On ne peut manquer de penser à ce que vous écriviez précisément au sujet de Bernard Plossu il y a peu ici même dans Diacritik : « Les images ne connaissent pas de fin, elles happent la réalité, un coin de l’univers, un détail, qui leur confère leur puissance, ainsi des atomes en train de se fissurer. Elles possèdent cette énergie miraculeuse du passant pris sur le vif, qui s’offre au regard du photographe ou lui échappe, l’ignore. » Diriez-vous ainsi que ces photos de Remedios, à l’entame du récit, déclenchent par leur fascination l’intrigue même dans laquelle Seghers se précipite ?
Au début, oui, il est plutôt question de l’image photographique. Je n’entre pas dans les détails car ce serait trop fastidieux, trop long. Mais c’est à relever, et je n’y suis pour rien, je veux dire que je n’avais aucune intention, en début d’écriture, concernant cette photo de sa femme… Je retiens votre question qui ouvre chez moi comme un mystère. Je devrais pouvoir expliciter cela, mais ce sera incomplet : je crois qu’il y a dans cette photo une réalité qui se pose en tant que telle : l’amour, Venise, la jeunesse, le regret et j’ai besoin pour démarrer d’une réalité stable, d’un fondement. La photo s’est alors présentée. Elle devient ce rectangle de papier glacé qui contient un nombre infini d’informations, qui, toutes conduisent vers la nostalgie, et c’est cette idée qui a perduré : la sensation du paradis perdu. Ce que je trouve cruel, c’est que que cela sous-entend l’idée de faute originelle, et quand le narrateur passe son temps à manipuler cette image, surgissent quantité d’autres souvenirs qui vont de l’échec de son entreprise à l’éventualité de l’échec avec sa femme.
Je crois alors que je tiens toute une histoire sous la forme d’un microcosme, et c’est à mon sens le meilleur moyen de décrire Jean Seghers sans qu’il ait à parler, à exprimer verbalement quoi que ce soit.
Un second point, je crois que la photo contient tout le monde, je veux dire, tous les protagonistes (ils ne sont pas nombreux), qui vont arriver. Elle est un condensé, et puis c’est l’image d’une femme, cette femme est aimée, désirée, voilà ce que je pourrais vous répondre : l’objet photo se suffit à lui-même.
Il est idéal car il m’évite tout commentaire. Ou si peu. Je rêve de voir cette photo en vrai. Je rêve de voir qui est cette femme, ainsi qu’il advient parfois quand je regarde moi-même nos photos. J’ai l’impression que c’est une ouverture.
Yves Ravey, Adultère, Minuit, mars 2021, 144 p., 14 € 50 — Lire un extrait