Gainsbourg, Toute une vie : se rappeler à son souvenir

© Siècle Productions

Trente ans après la mort de Serge Gainsbourg le 2 mars 1991, on a tous en tête une chanson, une image, un souvenir qui nous relie à lui. Aimé et détesté de son vivant, mythifié post-mortem, l’artiste n’a pas accédé immédiatement à la gloire qui lui était due, la faute à des prises de positions radicales sur son art et des failles personnelles, intimes, qui l’ont nourri autant qu’elles l’ont consumé — ce dont rend compte avec acuité et sensibilité le magnifique documentaire de Stéphane Benhamou et Sylvain Bergère proposé par France 3 à l’occasion de l’anniversaire de la mort de l’homme à tête de chou.

Gainsbourg dit par sa fille Charlotte, sa compagne Jane Birkin avec laquelle il forma un couple des plus glamour, Élisabeth Levitsky et Brigitte Bardot, les proches, les intimes, Andrew Birkin le frère de Jane, Thomas Dutronc, Françoise Hardy, mais aussi Gainsbourg par lui-même : le documentaire de Stéphane Benhamou et Sylvain Bergère célèbre Serge Gainsbourg, né Lucien Ginsburg en déconstruisant l’artiste, en expliquant l’homme au travers de documents d’archives sonores et télévisées, dont certaines inédites.

En commençant par une entorse à l’exercice obligé de la chronologie, les réalisateurs tissent d’emblée le fil conducteur de Gainsbourg, Toute une vie. Avec pour point de départ (et peut-être d’orgue) l’idylle éclair entre Serge Gainsbourg et Brigitte Bardot en 1967, une passion qui verra naître les chansons Harley Davidson et Bonnie & Clyde écrites pour l’actrice, le documentaire énonce ce qui anime Gainsbourg depuis son plus jeune âge et servira son œuvre. Celui qui dit avoir été « initié à la beauté par la musique » se trouve laid, il en souffre depuis l’âge de 13 ans et jalouse ceux qui séduisent au premier regard, « au premier degré » : « créatif, il a sublimé sa laideur ». Et Serge Gainsbourg de confirmer que ses souffrances l’ont construit, en tant qu’homme et en tant qu’artiste…

J’ai perdu la notion du bonheur. Si je me fais soigner, comment me sentirai-je ?
– Heureux ?
– Heureux… mais n’ayant plus rien à dire…

Le documentaire insiste donc, par son montage et à travers les témoignages des intimes et des proches, sur la dimension autobiographique de l’œuvre de Serge Gainsbourg. Mais définir l’artiste par cette seule « source » d’inspiration serait bien évidemment réducteur : Serge Gainsbourg a lu, écouté, vu, il s’est nourri des livres, des peintures, des films… Génie du sample avant l’heure, écrivain, metteur en scène (de lui-même, au premier chef), réalisateur, parolier, compositeur, Serge Gainsbourg dit avoir eu « une jeunesse insouciante, presque heureuse ». Entre deux commentaires dits par Romain Duris, on entend Gainsbourg parler de son père, de sa mère, des femmes de sa vie. Il confie des traumas, celui de sa naissance déjà, qui n’aurait pas dû avoir lieu, il raconte la guerre et le port de l’étoile jaune, la fuite de Paris en 1942, la vie à Limoges sous une fausse identité, l’Académie de dessin, la musique, le choc d’entendre Boris Vian et sa « présence malsaine » au Milord l’Arsouille. On découvre Lucien devenu Serge, compositeur (L’eau à la bouche en 1960), demandant son autorisation au poète pour écrire La chanson de Prévert, crooner désabusé, accédant à la reconnaissance – mais pas encore à la gloire – avec Poupée de Cire, poupée de son en 1965, acteur de péplum ; on apprend comment et pourquoi est né l’album Rock around the bunker, pour « exorciser l’étoile de David ».

On réapprend surtout l’histoire du couple Birkin-Gainsbourg dans toute sa complexité, avec cet amour absolu et destructeur qui va bien au-delà de la relation entre un Pygmalion et sa créature : Gainsbourg qui ne sait pas dire « je t’aime » est un compagnon transi, un père aimant, qui prouve sa passion en écrivant, en composant, en plaçant des mots dans la bouche de celle(s) qu’il aime. Pour déclarer son amour et conjurer (encore) les peurs et la douleur de la perte, jusqu’à jouer un jeu dangereux qui conduira à la séparation, inévitable, parce qu’écrite et chantée par avance.

En creux, le documentaire montre aussi comment Gainsbourg fut un artiste précurseur et engagé, on dirait aujourd’hui empreint d’une certaine radicalité : chanson réaliste, pop, disco, reggae, jazz, électro, rap, Serge Gainsbourg a approché et absorbé les genres musicaux pour mieux les réécrire, les moderniser. À l’écriture, il s’est amusé avec l’intertextualité, reprenant Poe, citant Pauwels, Miller, il a repris La Marseillaise qui donnera lieu à ce moment héroïque dont il faudrait tant qu’on se souvienne : à Strasbourg le 4 janvier 1980, en pleine tournée pour son album Aux armes et caetera, la salle est investie par une association d’anciens paras qui réussissent à faire annuler le concert. Gainsbourg entonne alors l’hymne national d’une voix tremblante, point levé et rage au cœur, meurtri de voir « qu’on ne supportait pas qu’un juif chante La Marseillaise avec des blacks »…

© Alsace20, INA

Le documentaire de Stéphane Benhamou et Sylvain Bergère ne prétend pas  à une quelconque exhaustivité, en revanche il tire sa force des témoignages de Jane Birkin et son frère Andrew, de Charlotte Gainsbourg, Thomas Dutronc et des voix de Françoise Hardy, Brigitte Bardot et Élisabeth Levitsky. Gainsbourg, Toute une vie dresse un portrait tout en pudeur et émotion d’un homme aux multiples facettes, les plus solaires comme les plus sombres. Comme le dit Jane Birkin à la fin du film, « pour le reste, c’est privé ».

Gainsbourg, Toute une vie, un film de Stéphane Benhamou & Sylvain Bergère, commentaire dit par Romain Duris, montage Erwan Le Gac, produit / diffusion Siècle Productions, France Télévisions, produit par Georges-Marc Benamou, Siècle Productions 2021. 1h45, disponible en replay sur France3