Tout utilisateur d’une tablette ou liseuse a dû comme moi voir apparaître cette notification étrange lui proposant de calculer et améliorer son « score » de lecture et ironiser sur cette idée saugrenue. Voilà pourtant que paraît, qui plus est aux prestigieuses éditions de Minuit, un Éloge du mauvais lecteur. La qualité de nos lectures pourrait-elle donc être évaluée ? La question valait d’être posée à son auteur, Maxime Decout, grand lecteur de Perec ou Gary et spécialiste de la mauvaise foi comme de l’imposture.
« Ce qui menace le plus la lecture : la réalité du lecteur », écrivait Blanchot dans L’Espace littéraire, que Maxime Decout semble avoir bien lu puisqu’il le cite page 26 de son essai. Après l’auteur mort (Barthes puis Foucault), et, dans le désordre après le lecteur sans biographie ni psychologie (Barthes), le lecteur anonyme (Blanchot), le lecteur implicite (Iser) ou le lecteur modèle (Eco), voici donc le mauvais lecteur. Pour Maxime Decout, il s’agit pas seulement d’en retracer l’histoire littéraire ou d’en faire l’éloge mais bel et bien de nous guider pour enfin parvenir à une pleine mauvaise lecture, réellement inspirée et inventive.
Tes essais publiés chez Minuit portent sur des notions paradoxales, au sens où elles pourraient sembler péjoratives mais tu montres en quoi elles sont, bien au contraire, des moteurs de création et des productions de sens : la mauvaise foi (2015), l’imitation (2017), l’imposture (2018), le mauvais lecteur (2021). Un essai se doit-il, selon toi, d’être construit sur des ambivalences et des retournements ? Est-ce une manière de nous extraire de nos pensées routières par des formes de « provocations », terme que tu employais d’ailleurs en ouverture de ton livre En toute mauvaise foi ?
Je ne pense pas que la force d’une pensée se mesure nécessairement à sa manière de prendre à rebours les codes et les attentes. Nombre d’essais apportent des éclairages de premier plan sans pour autant explorer des paradoxes. Ceux-ci ne sont pas une fin en soi : ils proviennent en réalité des objets de réflexion qu’on se donne. Si l’on s’intéresse à la mauvaise foi, l’imitation, l’imposture ou la mauvaise lecture, on est forcé de constater que ces notions sont généralement discréditées alors même que la littérature les regarde de façon beaucoup plus ambivalente et leur donne une place privilégiée. C’est ce décalage qui m’intéresse. C’est cet écart qui dit quelque chose des œuvres et de nous, qui nous force à nous défaire du prêt-à-penser et à réviser nos certitudes.
Tes quatre essais parus chez Minuit semblent dessiner une forme d’enquête continue, en volets successifs qui déploient des figures centrales, le menteur, l’imitateur, l’imposteur etc. comme autant de manière d’interroger la littérature et le plaisir du texte, pour celui qui écrit comme pour celui qui lit ou commente. Est-ce que tu considères ces différents volumes comme une série, à la fois sérieuse et ludique, dont tu aurais pensé les étapes en amont ?
Il y a évidemment une continuité entre ces textes même si elle ne procède pas d’un programme prévu à l’avance. Chaque livre a plutôt tendance à naître du précédent, des questions qui y ont été soulevées et qui, inévitablement, en amènent d’autres. Ce procédé de ramification et de creusements successifs à l’intérieur d’une même veine en arrive à transformer ces ouvrages en une suite. Mais ce qui m’importe dans ce processus n’est pas une planification à court ou moyen terme : il s’agit d’expérimenter des réflexions, de les mettre à l’essai jusque dans leurs tâtonnements. Il me semble beaucoup plus stimulant, pour ne pas dire grisant, que la pensée s’aventure sans rails sur des terrains qui sont encore à défricher et sans jamais avoir d’idée préconçue de ce à quoi elle aboutira.
Ton premier essai chez Minuit, En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire (2015) était dédié au « lecteur de mauvaise foi et de bonne volonté ». C’est justement le lecteur qui est au centre du dernier, un Mauvais lecteur dont tu entreprends l’éloge. De quelles expériences est né ce livre ? D’une expérience d’enseignant-chercheur, propre à confronter à des contre-sens parfois savoureux ? De ta pratique de critique ? de ton propre ethos de mauvais lecteur ?
Il est clair que mon mauvais lecteur s’enracine dans En toute mauvaise foi comme dans Pouvoirs de l’imposture qui m’ont conduit à fréquenter des lectures mises en échec ou prises au piège, bien qu’elles soient souvent maniaques et vigilantes. Mais mon intérêt pour ce genre de déraillements de la lecture provient aussi de plus loin. N’ayant fait des études de lettres que sur le tard, j’ai été pendant longtemps un lecteur fervent mais totalement amateur, qui lisait en tous sens et dévorait les œuvres sans être guidé dans ses interprétations. Il m’est arrivé plus d’une fois de ne pas comprendre grand-chose à un texte, par défaut de vigilance ou de discernement. Mais cela ne m’a pas empêché de me passionner pour elles. J’aurais envie de dire : au contraire. Car il existe un plaisir propre à ces lectures dissidentes. De là mon goût pour les textes dont le sens résiste (Joyce, Faulkner, Robbe-Grillet, Simon) ou qui vous leurrent sournoisement (Nabokov, James, Des Forêts, Perec). Et il m’a semblé que je n’étais pas le seul à lire de travers – du moins je l’espère – et que ce phénomène n’était pas dénué d’intérêt.
Au risque de décevoir les futurs lecteurs de ton livre, il est complexe de devenir un mauvais lecteur. Un mauvais lecteur n’est d’ailleurs pas non plus quelqu’un qui ne lirait pas. Ce n’est pas une lapalissade : pour mal lire, il faut d’abord lire… Le mauvais lecteur est celui qui refuse les chemins balisés par l’auteur et construits dans et par le livre, il se veut inventif, affranchi et « dissident ». Tu écris même que « mal lire n’est (…) pas plus évident que bien lire » et qu’il faut distinguer précisément mauvaise lecture et lecture ratée. En quoi est-il si compliqué d’être un mauvais lecteur ?
Mon livre se présente comme un manuel pour apprendre à mal lire. Face à une œuvre, tout le monde – ou presque – se demande s’il l’a bien lue, voire comment bien la lire. Peu de gens se demandent comment mal le lire. Ce qui, contre toute attente, ne va pas de soi. Pourquoi ? D’abord parce que, quand on a été formé à la bonne lecture, il est très difficile de lire autrement, de laisser s’exprimer des conduites transgressives qui accueillent nos partis-pris, nos désirs et nos fantasmes. Il n’est pas si simple d’aller à l’encontre de ce que le texte exige parce que cette attitude est perçue comme condamnable, honteuse ou à refouler. Il convient ensuite d’ajouter que toutes les mauvaises lectures ne se valent pas.
Et cela, la littérature l’a bien compris. Elle a mis en scène des manières de mal lire spectaculaires, fourbes, désinvoltes et savoureuses. Elle en a diversifié les formes. Elle nous a montré la part de génie, de ruse et d’audace qu’il faut pour pratiquer une mauvaise lecture véritablement inspirée. On peut en déduire que les œuvres ont cerné une chose essentielle : la mauvaise lecture, parce qu’elle s’affranchit des codes du bien-lire et des tabous du lecteur, est une démarche créatrice. Elle est capable de renouveler en profondeur nos interprétations et d’enrichir sans commune mesure les œuvres. Mais pour cela, et c’est le pari de ce livre, il est indispensable de mal lire avec talent. C’est pourquoi il m’a semblé qu’une éducation à la mauvaise lecture était au moins une nécessité, si ce n’est une entreprise de salut public.

Ton essai s’offre en effet comme un (anti-)guide : tu reviens sur les mauvais lecteurs de l’histoire littéraire, dont certains sont très célèbres, et tu donnes quelques clés qui sont autant de méthodes radicales pour parvenir, enfin, à mal lire. On sait que tu es un grand lecteur de Perec, qui commentait la nécessité de quitter « le comment de l’écriture » pour s’intéresser à « l’aspect efférent de cette production : la prise en charge du texte par le lecteur », avant de lui-même proposer une « esquisse socio-physiologique » de la lecture (Esprit, janvier 1976). Peut-on voir une influence de Perec dans ton approche, sérieuse parce que ludique, de la lecture ?
Perec est un écrivain qui m’accompagne de longue date et auquel je ne cesse de revenir. Pourquoi ? Parce que j’y découvre toujours autre chose. Cette diversité provient du fait que, comme Perec s’en est expliqué, il a cherché à ne jamais écrire deux fois le même livre. Il est l’un des rares écrivains dont l’œuvre se réinvente constamment.
L’autre élément qui fonde mon compagnonnage avec Perec est sa manière de poser des questions fondamentales aussi bien sur le monde, l’Histoire et la société, que sur la littérature et nos relations avec elle. Il y a toujours, dans les œuvres de Perec, une place pour le lecteur. Ses textes m’appellent, me réclament, m’exhortent à y prendre part. Et cela, le plus souvent sur le mode du jeu, un jeu qui n’est jamais dénué de sérieux. C’est cette relation privilégiée avec le lecteur que je cherche à construire dans mes propres textes, en l’interpellant et en le conviant à participer au livre. Pouvoirs de l’imposture est par exemple pensé comme une sorte de roman policier où vous êtes invité à enquêter et à affronter une série de pièges, comme dans les œuvres sur lesquelles je me penche. Éloge du mauvais lecteur va peut-être plus loin encore puisqu’il propose des travaux pratiques afin de vous familiariser avec la mauvaise lecture.
Éloge du mauvais lecteur est aussi une histoire littéraire depuis les mauvais lecteurs mis en récit dans nombre de romans. Et tu montres combien cette approche est féconde pour comprendre la place qu’occupe la littérature, sa définition, l’importance qui lui est conférée. Est-ce aussi en cela que le « mauvais lecteur » n’est pas seulement un paradoxe ou une provocation mais bien un concept opérant, une approche critique ?
Très certainement. Un véritable apprentissage de la mauvaise lecture ne pouvait pas faire l’impasse sur l’évolution de sa perception au fil des siècles. Pourquoi ? Parce que cette évolution est révélatrice de nos rapports à la lecture mais aussi de la façon dont la littérature se positionne face à elle. Avant le XXe siècle, le mauvais lecteur est principalement celui qui lit en s’identifiant, comme Don Quichotte et Emma Bovary. Mais ensuite les manières de mal lire se diversifient et deviennent beaucoup plus centrales dans les œuvres. Le mauvais lecteur n’est plus seulement une anomalie monstrueuse ou une exception à ne surtout pas imiter : il devient un personnage fascinant, qu’on prend au sérieux et à qui on donne la parole. La littérature, sous la plume de James, Nabokov, Borges, Perec, Bolaño, Tanguy Viel, Éric Chevillard, Pierre Senges, écrit désormais la mauvaise lecture. Elle nous fait partager des lectures aberrantes, haineuses, biaisées, amoureuses, et nous incite à mal lire avec ses personnages.
Je me suis interrogée sur le choix du « mauvais lecteur » du titre : est-ce un terme générique, une forme de concept qui, en cela, ne suppose pas d’être féminisé ? ou ce choix est-il une manière pour toi de contrer une topique de la mauvaise lecture, longtemps associée aux femmes que les romans pervertissent ?
Il s’agit en effet d’un terme générique qui recouvre une grande variété de visages. Car il n’existe pas un mauvais lecteur mais des mauvais lecteurs. Par ailleurs, tu as raison de le souligner : le mauvais lecteur a longtemps été une mauvaise lectrice. Pourquoi ? Parce qu’on considérait que les femmes étaient prisonnières de leurs émotions. Elles étaient l’exemple même du mauvais lecteur par identification. De sorte qu’on a cherché à encadrer leurs lectures, puisque, plus encore que les femmes savantes, on craignait les femmes perdues.
Pour rester le temps d’une question encore sur ce titre, « mauvais lecteur » est au singulier. Est-ce une manière de souligner que ce type de lecteur est une forme d’idéal, voire celui que ton essai aura formé à cet idéal ?
Je ne suis pas certain qu’il faille transformer le mauvais lecteur en un idéal. Cela reviendrait à remplacer une norme, celle de la bonne lecture, par une autre. Or c’est tout le contraire que cherche Éloge du mauvais lecteur. L’intérêt de la mauvaise lecture est de nous faire quitter le terrain d’un lecteur conçu comme un lecteur idéal ou un Lecteur Modèle, comme l’appelle Umberto Eco. La mauvaise lecture n’est pas une attitude qu’on peut prévoir, elle n’est pas une pratique standardisée, elle ne répond à aucune règle préconstruite. Ce que la littérature nous enseigne c’est que la mauvaise lecture est un ensemble de conduites extrêmement variées et que chaque lecteur invente les siennes. Il est en effet rare d’être un mauvais lecteur intégral. Le plus souvent, on lit mal une œuvre en raison de la manière dont on y réagit. Envisager la mauvaise lecture, c’est faire sa place à la façon dont un texte particulier affecte un lecteur particulier et dont ce lecteur affecte en retour ce texte. C’est donc toujours être à l’affût de la relation singulière qui se noue entre un individu lecteur et une œuvre donnée.
Ton essai n’a pas de dédicace initiale. Pourtant nombreux sont les « mauvais lecteurs » grands écrivains présents dans ton livre, Rousseau mauvais lecteur du Misanthrope et Balzac mauvais lecteur de La Chartreuse de Parme, par exemple. Si tu avais dû dédier ton Éloge au saint-patron des mauvais lecteurs, qui serait-ce ?
La question est pour le moins ardue puisque nous n’avons que l’embarras du choix. Les mauvais lecteurs abondent et tous pratiquent une mauvaise lecture qui leur est propre. Le mauvais lecteur est le plus souvent un individu qui revendique sa liberté de sujet et sa singularité jusque dans l’acte de lire, en refusant de se soumettre au texte. Dans ces conditions, je ne sais pas si, épris d’indépendance tel qu’il l’est et récalcitrant aux conformismes, le mauvais lecteur accepterait qu’on lui impose un saint-patron. À défaut, on pourrait peut-être lui trouver un ancêtre. Dans ce cas, s’il s’est trouvé un mauvais lecteur précoce, inventif, décomplexé et audacieux, c’est certainement Montaigne.
Tu montres que nombre d’écrivains (comme Proust ou Sartre) ont revendiqué des formes de lectures que l’on pourrait qualifier de « mauvaises », parce qu’elles sont sans recul, dans l’identification et la projection. Tu expliques aussi comment Barthes a tenté de retrouver cette forme de lecture, celle du désir et de l’enthousiasme, dans ses Fragments d’un discours amoureux. Il s’agit alors de se « réinventer » mauvais lecteur. Ma question sera double : Y a-t-il des livres qui provoquent encore en toi ce type de lecture ? Et quel intérêt avons-nous tous, grands lecteurs, critiques, enseignants de littérature, à retrouver ce type de lecture ?
Ce plaisir d’une lecture première, emportée, identificatrice, partiellement irrationnelle, je le retrouve pour ma part chez Dostoïevski, Kundera, Philip Roth, Javier Marias. Mais ces expériences ne se superposent jamais complètement avec ce que fut ce type de lecture dans notre enfance et notre jeunesse où la part réflexive était beaucoup moins grande. C’est elle que Proust, Sartre et Barthes s’efforcent de raviver.
Pourquoi retrouver ce lecteur naïf, enfantin, peut-être mauvais, quand on enseigne la littérature ? Eh bien pour repartir des émotions des lecteurs à qui l’on s’adresse, pour les prendre en considération afin de bâtir sur elles des interprétations plus élaborées. Ensuite pour partager ces émotions et même aider les autres à les ressentir puisque cela est parfois difficile quand on sait qu’on doit d’abord bien lire ou lire mieux, quand on sait qu’on est tenu de lire pour interpréter. Il s’agirait ainsi de revenir à cette lecture première afin de comprendre qu’elle nous appartient et qu’il nous appartient de nous en saisir pour construire nos interprétations des textes.
Ton essai commente toute une série de livres, de manière très pertinente et piquante : 53 jours de Perec, La Bibliothèque de Villers de Benoît Peeters, Osnabrück d’Hélène Cixious mais aussi des livres de Pierre Senges, Tanguy Viel, Eric Chevillard. Est-ce que ton souhait est qu’ils aient ainsi de mauvais lecteurs toujours plus nombreux ?
C’est la meilleure chose qui pourrait leur arriver. Cinéma de Tanguy Viel, Démolir Nisard d’Eric Chevillard, Les Fragments de Lichtenberg de Pierre Senges sont autant de lectures pathologiques qui, n’en doutons pas, s’évertuent à nous inoculer le virus de la mauvaise lecture. On ne saurait leur rendre de plus grand hommage que de les lire de travers.
Tu présentes et analyses un certain nombre de livres qui nous contraignent à être de mauvais lecteurs. Parmi ceux-là, les romans illisibles, ceux qui reposent sur une supercherie et, graal de la mauvaise lecture nécessaire, les romans policiers. Tu es « secrétaire perpétuel » d’Intercripol, tous tes essais travaillent ce « mauvais genre » du roman policier, ses mécanismes, ses personnages, ses énigmes, ses lecteurs. Est-ce qu’il exerce en effet une fascination toute particulière sur toi ? Et si oui, pour quelle(s) raison(s) ?
Le roman policier est souvent considéré comme un genre mineur alors qu’il est le genre qui, à mon sens, a posé de la manière la plus aiguë la question de la lecture, et donc de notre rapport aux œuvres. Le polar s’appuie généralement sur un mystère qu’il s’agit de dénouer. Il suscite une rivalité avec l’enquêteur pour mettre la main sur la vérité. C’est notre lecture qui se reflète alors dans le texte et qui est mise à l’épreuve. Plus encore, lorsque le pot-aux-roses est dévoilé, on nous révèle en même temps que notre lecture a été couronnée de succès ou qu’elle a viré au fiasco. Il s’agit du seul genre qui nous force à lire avec le projet d’épingler une vérité et qui, à la fin, formule un verdict en nous disant si nous avons été un bon ou un mauvais lecteur. Cette émulation entre le texte et son lecteur a poussé le polar à élaborer des dispositifs trompeurs de plus en plus sophistiqués pour prendre au piège ses lecteurs. Son inventivité est tout bonnement prodigieuse. Il y a un plaisir et un vertige incomparables à lire des polars parce qu’on y fait, comme nulle part ailleurs, l’expérience de sa propre lecture et de ses impasses.
Dans l’épilogue de ton livre, tu poses une ultime question qui est à la littérature ce que le nez de Cléopâtre est à l’Histoire : « Et si Don Quichotte avait su mieux lire ? », manière d’interroger les potentiels d’une lecture contrefactuelle qui rejoint aussi le what if ?, le et si ? de toute fiction. Borges l’a fait en demandant d’imaginer que l’Odyssée est postérieure à l’Énéide, dans Un tout petit monde de David Lodge, Persse McGarrigle analyse l’influence de T.S. Eliot sur Shakespeare, etc. Dans cette lignée, considères-tu le « mauvais lecteur » comme le levier d’une forme de « fiction critique » ou « critique fiction » ?
Tout à fait. Le mauvais lecteur est celui qui, parce qu’il n’est pas soumis aux normes qui pèsent usuellement sur nos manières de lire, réinvente l’œuvre à partir de ses fantasmes et de ses pulsions. Iconoclaste et exalté, il n’hésite pas à intervenir directement sur les textes, en les réécrivant, ou même à agir sur les auteurs – parfois avec des moyens qui tombent sous le coup de la loi. Il est celui qui ne se croit pas astreint à respecter le texte. C’est pourquoi il est un créateur à part entière – comme tout lecteur d’ailleurs, mais à un degré beaucoup plus poussé. Il pratique donc une forme d’interprétation créatrice qui peut servir de modèle à la critique littéraire.
Dans la vaste fresque critique que tu construis d’essai en essai, et pour rester dans le vocabulaire du roman policier, quelle sera ta prochaine « victime », après le menteur, l’imitateur, l’imposteur et le mauvais lecteur ?
Pour l’heure, je travaille sur un sujet très différent qui risque de transformer deux essais précédents (Albert Cohen : les fictions de la judéité et Écrire la judéité) en une autre suite. Cependant, étant loin d’avoir fait le tour des manœuvres et des fourberies de la littérature, je ne compte pas m’arrêter en si bon chemin. J’ai le sentiment que les comptes avec le lecteur ne sont pas encore soldés. Il y a des chances pour qu’il soit ma prochaine victime. C’est peut-être qu’Éloge du mauvais lecteur ne vient pas seulement clore une série inaugurée avec En toute mauvaise foi mais en ouvrir une nouvelle…
Maxime Decout, Éloge du mauvais lecteur, éditions de Minuit, février 2021, 160 p., 16 € — Lire un extrait