Goût de l’imposture, désir d’enquête : Maxime Decout

© Christine Marcandier

« La littérature ment comme un arracheur de dents », écrit Maxime Decout dans les premières pages de ce nouvel essai au style enlevé, souvent facétieux. Narrateur à son tour, Decout nous entraîne là dans une vaste réflexion sur une littérature bien particulière des xxe et xxie siècles : celle qui bluffe, qui triche et qui feint, celle qui parfois ment franchement – tout un jeu de dissimulation rassemblé sous le terme d’imposture.

Pouvoirs de l’imposture s’envisage comme le troisième volet d’une enquête ouverte en 2015 dans la même collection « Paradoxe » de Minuit, dont le premier tome interrogeait les figures littéraires de la mauvaise foi (En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, 2015 ; où se pressent déjà la silhouette du menteur) et dont le second posait la question vertigineuse de la littérature comme pratique de l’imitation.
Quoi d’étonnant alors à ce que celui pour qui « toute vraie littérature repose sur le resquillage et la malversation » (Qui a peur de l’imitation ?, p. 24) braque désormais explicitement le projecteur sur différentes figures d’imposteur ?

L’essai s’appuie sur une triade fondatrice, dont les liens sont expliqués dans un premier chapitre archéologique : l’imposture, à la fois comme discours et comme identité, et l’enquête, que la première appelle et défie. Pour cerner ces trois pôles articulés à des enjeux qui tiennent de la constitution de soi, du rapport à l’autre et du plaisir de la chasse, l’essai propose quatre portraits : le détective, le psychanalyste, le narrateur, le joueur – et un cinquième, au croisement de tous ceux-là : le lecteur évidemment. Derrière toutes ces figures (sauf celle du psychanalyste, sévèrement débarqué dès le chapitre 3) se révèle une énergie qui relève du « charme », pour reprendre un terme mis en avant très tôt dans le parcours, dont la séduction tient à un rapport au monde décalé qui libère à la fois les puissances du romanesque et le plaisir de la lecture (ou de l’investigation, puisqu’elles s’allient bien souvent ici). La réflexion progresse par couples notionnels, à la fois antithétiques et dialectiques : l’envers et l’endroit, l’imposture et l’enquête, le faussaire et l’idolâtre du vrai, le jeu et l’enquête…dans une perspective qui refuse une partition trop stricte entre vrai et faux, honnête et menteur, et désigne en point de fuite un rapport circonspect au savoir et au sens.

L’enquête s’attache à des œuvres commencées dans la deuxième partie du xxe siècle, mais elle s’ancre dans des analyses plus vastes qui traversent la littérature occidentale moderne (occidentale, et non seulement française). Une des originalités de l’essai tient d’ailleurs à cela : les œuvres convoquées sont explorées à partir du fil commun de l’enquête et de l’imposture comme les deux faces d’une même pièce, en s’affranchissant des regroupements convenus de l’histoire littéraire.

Par exemple, s’il convoque plusieurs fois les noms de Michel Butor ou d’Alain Robbe-Grillet, Decout ne prononce pas une fois le mot de Nouveau Roman. L’enjeu de ces lectures qui sortent des voies tracées passe ainsi de l’histoire des esthétiques à l’archéologie d’un motif, l’imposture, et donc d’un ethos, voire d’une conception de la littérature. Tout international qu’il soit, le corpus convoqué ici trouve son unité dans la dominance d’une littérature fortement liée à divers courants expérimentaux (Butor et Robbe-Grillet donc, Perec aussi, côté français, mais également Nabokov ou Borges, plus tard Enrique Vila-Matas, Jacques Roubaud, Roberto Bolaño, Jean Echenoz, Anne F. Garréta, pour ne citer que ceux-là), c’est-à-dire une littérature qui travaille le langage comme matériau déjà mystificateur, et dans les pages de laquelle le discours sur le présent tend à se faire discret. Toutefois, lorsque l’analyse convoque aux côtés de ceux-là les romans d’un Didier Daeninckx, profondément ancrés, eux, dans des enjeux sociaux et historiques, l’enquête prend un tout autre sens et vise moins une réflexion générale sur le savoir et ses failles qu’une mise en cause de la fabrique et de l’utilisation du récit à des fins politiques – différence, pourtant de taille, sur laquelle l’essai passe très rapidement.

Le chapitre 2 se consacre aux fictions d’enquête – pas celles qui s’appuient sur le document et l’archive pour brouiller les frontières entre littérature et enquête de terrain. On avance par exemplifications successives : la théorie ne s’échafaude jamais dans l’abstrait, Decout écrit en musardant entre les rayons de sa bibliothèque. L’enquête bien vite y devient celle que doit constituer la lecture pour triompher des manipulations d’une écriture souvent malicieuse, qui tend des solutions toutes prêtes comme autant de pièges. Entre le coupable, l’enquêteur et le lecteur, les cartes sont alors rebattues.

Quelques très belles pages explorent les devenirs de la figure du détective, de l’indétrônable Holmes aux amateurs incompétents, pris entre comique et roman noir, qui peuplent la littérature contemporaine (chez Echenoz d’un côté, chez Daeninckx de l’autre, et Tanguy Viel oscillant entre les deux). Ce que cette crise de l’autorité révélée par l’imposture souligne, c’est plus largement une mise en crise de la vérité et du savoir. Les devenirs dégradés de l’enquête nous parlent en fait de l’herméneutique et de son régime contemporain. À travers les métamorphoses du détective, suprême herméneute – le détective incompétent, le détective coupable, le détective affabulateur – se dit un vacillement éthique profond, un enfoncement dans le labyrinthe du faux lié à ce que Decout appelle le « virage textualiste » de l’enquête, où celle-ci passe du camp du métarécit (récit explicatif, garant d’un système épistémologique et d’un ordre social) à celui du récit métatextuel, qui interroge le texte lui-même en retournant l’enquête contre lui.

L’essai tout entier s’écrit sous le patronage attendu d’Œdipe : enquêteur par excellence, à la fois détective, coupable et bourreau, il est au carrefour de cette exploration de diverses figures investigatrices. À travers les exemples de Butor, de Robbe-Grillet et de Perec en particulier, mais aussi de Nabokov ou d’Italo Svevo, Decout revient sur les rapports conflictuels qui opposent littérature et psychanalyse. Le chapitre 3 insinue avec ces auteurs que cette dernière a beau jeu de formuler tardivement ce que la littérature, en réalité, connaît depuis bien longtemps : un savoir de l’humain, une intimité puissante avec l’investigation et l’interprétation qui, contrairement à la psychanalyse, supporte la contradiction, voire l’erreur, jusqu’à faire de celles-ci « la matière même de son rapport au sens » (78), selon la belle formule de Decout. Au risque d’accuser la psychanalyse… d’imposture. Face à elle, la littérature demeure une voix du singulier, qui échappe à l’esprit de système.

Quelque chose de très contemporain dans le rapport au savoir se dit là, qui requalifie l’imposture littéraire en imposture bénéfique contre toutes les formes de dogmatisme. D’ailleurs les rôles, comme toujours dans cet essai, s’inversent, et le psychanalyste qui impose sa lecture au patient supposément docile devient, à la place de ce dernier, une figure de perversion.

Sous ces airs rieurs, cet essai travaille à une pensée forte de la littérature comme faux, non pas du fait de son matériau toujours suspect (le langage avant tout, mais aussi la référence et la citation comme pillage inévitable) mais en tant qu’elle figure toujours un arrangement avec le réel. Les chapitres consacrés au narrateur comme faussaire, qui mettent au jour les rouages de la relation entre lecteur, texte et narrateur sous l’angle de la duperie et de la rivalité, sont ceux qui posent le plus frontalement cet enjeu fondamental de l’essai. Et pour cause : le rapport de la littérature au sens et au savoir demeure marqué depuis la fin du xxe siècle d’une désaffection générale pour les métarécits explicatifs (ce qui rejoint la définition de la postmodernité selon Jean-François Lyotard, et montre sur quel paysage épistémologique se construit cet essai) et pour les grandes catégories esthétiques (où l’on retrouve la prédilection de cet essai pour une littérature expérimentale). La fiction d’enquête, forme par excellence du roman postmoderne ? Le schéma large et souple de l’enquête, en tout cas, offre en même temps selon Decout la trame d’une écriture qu’on pourrait dire « à contrainte », qui relance l’élan narratif, et un motif grâce auquel la littérature pousse le savoir dans ces retranchements : ceux du paradoxe et de l’incertitude.

Le jeu, dont le motif est travaillé dans le chapitre 5, figure aussi bien l’écart – parfois inquiétant – avec la vérité que l’élan ludique. Entendu comme pacte d’imposture réciproque entre le texte et son lecteur, il devient dès lors une catégorie d’analyse puissante. Il s’agit moins de fixer la distribution des rôles que de faire trembler continuellement le sens, celui de l’intrigue comme celui des discours de mise en ordre du réel. Ou comment les vertus initialement réparatrices d’un genre (le policier, pris ici au sens très large) considéré comme conservateur, si l’enquête reconstitue la cohérence du récit et si le détective garantit l’ordre, ne peuvent s’envisager désormais qu’avec leur envers, à la manière d’un pharmakon qui tue autant qu’il soigne.

L’imposture rassemble ainsi sous un seul terme les différentes configurations d’une littérature qui s’autorise des écarts avec le réel : fiabilité contre dissimulation (de l’enquêteur, du narrateur, voire, là s’achève l’essai, du lecteur), séductions contre vérité, toute binarité abolie. C’est bien à une triple crise que répond l’omniprésence de ces figures duplices dans la littérature occidentale, dont Decout fait remonter l’origine aux xviiie et xixe siècles : crise du savoir et de la vérité (comment les englober, comment les garantir), crise du sujet (confronté à sa part d’altérité et saisi sous divers masques), crise de l’authenticité.

Dans ce contexte, l’imposture est un jeu sérieux qui rouvre des voies de sens possible contre la tentation du sens unique, ce que Decout appelle « l’idiotie » du réel et des œuvres enfermés en eux-mêmes. Littérature jubilatoire alors contre la tendance d’une certaine littérature à l’épuisement, qui concilie cohérence et désordre, inquiétude et vitalité, mensonge et morale. L’imposture, en effet, ne constitue pas un simple dégagement des carcans du juste et du vrai, mais un pacte de supercherie assumé, empreint du soupçon porté à son paroxysme par les Avant-Gardes du xxe, qui implique toutes les instances du texte et fonctionne selon une dialectique du leurre, pour révéler un savoir du monde et de l’humain propre à la littérature.

Il faut saluer l’originalité de l’angle adopté par Decout pour cet essai tant dans sa composition que dans son propos, qui éclaire d’un jour nouveau les formes d’une inquiétude parmi les plus vives de la littérature depuis la deuxième partie du xxe siècle (la fiction d’enquête dans son lien avec les bouleversements épistémologiques et esthétiques de la période), et renouvelle le regard critique sur un corpus souvent cantonné à des lectures principalement esthétiques et formelles. On sort de cet essai à la fois amusé et piqué, impatient de saisir les perches tendues dans ces pages, prêt à endosser à son tour l’habit de l’enquêteur. Le plaisir qu’on prend à cette enquête naît aussi du caractère alerte de la plume, qui s’inscrit dans un souci général de l’accompagnement de la lecture, avec humour souvent et en se gardant d’adopter le ton ou le langage du spécialiste autoritaire. Florilège, qui est bien l’inverse d’un bêtisier : « [c]e n’est pas tout à fait la même chose de fourrer son nez dans des traces de pneu ou des excréments que de coller son œil sur une Joconde » (19), « c’est le père qui, accidentellement, finit par occire son fils – ce sont des choses qui arrivent » (82), et, dernière pirouette : « [soyez] un Hercule Poirot des textes » (165). La critique que pratique Decout est une critique adressée, et l’un des fils de son enquête est bien son propre plaisir de lecture, qu’il trouve dans le cryptage et l’art du double-fond et qu’il partage ici avec générosité et malice.

Maxime Decout, Pouvoirs de l’imposture, Minuit, coll. « Paradoxes », en librairies le 18 octobre 2018 — Lire un extrait