« Une Internationale sauvage » : Pierre Vinclair (La Sauvagerie/agir non agir)

© Alix Rosset

Pierre Vinclair, né en 1982, est l’auteur de dix-sept livres (depuis 2007 et L’Armée des chenilles, un premier roman publié chez Gallimard) auxquels doivent être ajoutées un certain nombre de traductions — notamment Kojiki (Japon) en 2012 et Shijing (Chine) en 2019 au Corridor bleu. Il publie ce 4 juin chez Corti deux livres importants : La Sauvagerie, dans la collection “Biophilia” – “une épopée totale concernant l’enjeu le plus brûlant de notre époque : la crise écologique, la destruction massive des écosystèmes” ; et agir non agir, dans la collection “En lisant en écrivant” – un essai où, constatant que “la part sauvage décroit sur Terre à grande vitesse”, il s’interroge sur ce “que peut faire alors un poète en tant que poète ?”, étant donné qu’“au même titre que quiconque, le poète se sent pressé d’agir.” “Manifeste pour une poésie fauve et rusée, puissante et collective, à même de contribuer à l’élaboration du nouvel imaginaire dont notre société a aujourd’hui un besoin vital”, agir non agir offre quelques éclaircissements au sujet de La Sauvagerie, sans pour autant en proposer une sorte de mode d’emploi, l’auteur refusant que le poème puisse “appliquer un art poétique qui le précéderait”.

Retrouvant la structure de Délie de Maurice Scène, faite de 449 dizains, précédés d’un huitain et entrecoupés de 50 emblèmes, La Sauvagerie est composée(e) à son tour de 500 poèmes, soit : un huitain de Jean-Claude Pinson (en ouverture) et 499 dizains, dont 451 écrits par Pierre Vinclair, adressés à 48 poètes qu’il a lui-même choisis et auxquels il en a commandé un – l’ensemble étant découpé en douze chants. On n’explorera pas ici les liens entre La Sauvagerie et son “modèle” du premier seizième siècle – un très bel entretien de l’auteur au Matricule des anges ayant déjà tracé quelques pistes à ce sujet, on conseillera le lecteur de s’y reporter.

Pierre Vinclair est par ailleurs co-animateur de la revue en ligne Catastrophes. Il est aussi un des nouveaux auteurs révélés par la collection Poésie/Flammarion (dirigée par Yves di Manno), via trois livres : Barbares (2009), Les Gestes impossibles (2013) et Le Cours des choses (2018), auxquels j’associerais volontiers Sans adresse (Lurlure, 2018). Cet entretien a été réalisé par mail, du 17 au 22 mai 2020.

Ce qui m’a frappé, après lecture de ces deux livres, c’est la part d’érudition, assez impressionnante, qui a présidé à l’écriture de cette Sauvagerie – tant “l’épopée totale” qui revisite le dispositif formel (mais pas seulement) de Délie de Scève que ce qui se présente comme une suite “d’éléments pour une poésie de la résistance écologique”. Il me semble que votre travail est de frottage, notamment entre certains couples de mots (comme érudition/sauvagerie), afin de produire des étincelles de pensée – ou des éclats de création – sauvage. Vous retrouvez-vous dans cette idée qui m’est venue une fois ce dernier livre refermé (même si j’ai lu simultanément les deux ouvrages, La Sauvagerie a toujours eu un peu d’avance et c’est bien agir non agir qui m’a apporté l’excipit de ce projet) ?

Des essais relevant de diverses disciplines, des pamphlets, des biographies, mais aussi des articles en ligne, des fiches Wikipédia, des notices de dictionnaire, etc. — la composition des dizains de la Sauvagerie m’a demandé tant de lectures qu’on est en droit de poser cette question sous un angle plus critique encore que vous ne le faites : est-ce que ce n’est pas de la foutaise, cette histoire de “sauvagerie” ? Une pure posture ? Est-ce que cette soi-disant « sauvagerie » n’est pas que de la « poésie érudite » ?

En réalité, je ne suis pas du tout érudit : je n’ai de savoir particulier ni en éthologie, ni en botanique, ni en biologie, ni en paléo-climatologie, et tout cette science que j’ai mobilisée, je ne m’en suis servi que comme une matière, que j’ai amenée dans le poème pour le faire fonctionner. Or, ce fonctionnement ne répond aucunement à la logique de l’érudition : d’abord, n’importe quoi peut intégrer cette matière. Un dizain sur une espèce de magnolia en voie d’extinction travaille à partir de la chanson de Claude François autant que la série consacrée au GIEC, à partir de l’autobiographie de Claude Lorius. Un remix de “Alouette, gentille alouette” fait côtoyer une référence à la seconde loi de la thermodynamique et une mention de la Sixième extinction d’Elizabeth Kolbert. Comme mon poème ne hiérarchise pas ces objets, je dirais moins qu’il est érudit qu’il ne fait feu de tout bois — même le plus sale. Un dizain sur une espèce d’albatros mobilise le poème de Baudelaire autant que l’argot pornographique américain, dans lequel albatros désigne une position sexuelle. Par ailleurs, le poème ni ne requiert que le lecteur maîtrise ces savoirs, ni n’a pour objectif de les lui transmettre. Ils ne sont que des ingrédients dans la cuisine du dizain. Le lecteur, qui est mon hôte, n’est pas obligé de reconnaître toutes les épices pour apprécier le plat. Comme ce que je vise, moi, c’est la saveur de ce que je lui sers, je dis que le fonctionnement du poème est moins “érudit” que “sauvage”, au sens où son état final ne répond pas à des préoccupations intellectuelles (par exemple dire la vérité sur telle espèce) : il a été bricolé pour parvenir à l’équilibre dynamique d’un plat vivant.

Pour que fonctionne un poème concernant par exemple l’albatros en question, Diomedea amsterdamensis, il est nécessaire de connaître au moins superficiellement quelques éléments de son monde : où il vit (dans l’Océan Indien), d’où il tire son nom (de l’île d’Amsterdam), à quoi il ressemble (il est très large, de couleur sombre), quels sont les dangers qui le menacent (la pêche à la palangre). Ces informations sont des prises sur lesquelles on peut s’appuyer autant que des figures que l’on peut soumettre à des opérations diverses (images, jeux sur le signifiant ou le signifié, citations et boutures, méditation, intrigue, fable, gag) à l’issue desquelles elles ne valent plus comme objets de savoir, mais comme éléments d’un drame. Si je peux me permettre de citer et de commenter brièvement ce poème, on comprendra mieux ce que je veux dire :

Ce dizain (comme par hasard le n° 69 !) commence par une citation de Baudelaire (un écrivain qui n’est pas sans lien avec l’Océan Indien, et qui a fait de l’albatros, comme on sait, une image du poète), dont le détournement immédiat (“trois hommes” à la place de “les hommes” ; “violent” à la place de “prennent”) sert à mettre en place une fable à plusieurs dimensions : écologique (c’est le massacre d’une espèce), pornographique (c’est un viol) et méta-littéraire (c’est un art poétique). Les vers 3-4 disent le danger qui guette l’albatros (se prendre dans les filets de pêche à la recherche des poissons), tout en continuant à en filer la métaphore sexuelle (“fish facile”) et à travailler le signifiant (“ralingue” / “palangre”). Un jeu de mot sur plomb (des palangres) / aplomb (du poète) prépare l’art poétique des vers 4 à 7, dans lequel la pêche devient une activité concurrente de la poésie (qui essaie de sauver l’oiseau dans ses filets cybernétiques). L’identification baudelairienne est largement déplacée : le poète est ici moins un animal méprisé et glorieux, qu’un pêcheur luttant contre les pêcheurs. Une sorte de Paul Watson (auquel La Sauvagerie consacre une autre série de dizains). Le poème essaie donc en même temps de dire ce qu’il fait : il utilise un filet, en l’occurrence l’internet, où on lit (sur le site urban dictionary) la définition de la position sexuelle citée — ce qui nous fait repasser sur un plan pornographique. C’est comme un gâteau, il a différentes couches. La dernière bouchée donne la morale : dans les deux derniers vers, “l’oiseau sombre” accuse l’impuissance du poème tout en rappelant la couleur du plumage. Le verbe rare acorer, “arracher le cœur”, répond à la contrainte décasyllabe, tout en instruisant la tragédie dans un vocabulaire archaïque. L’ensemble fait une fable sur l’animal et son extinction, en arrière-plan de laquelle se lit quelque chose du poème (chacun comporte un art poétique plus ou moins explicite) ; les références y fonctionnent tantôt comme personnages, tantôt comme éléments de décor. Mais il n’y a pas besoin de saisir dans leur détail leur provenance — du moment qu’on se laisse entraîner par elles dans le drame que propose le dizain — de même qu’il n’y a pas besoin de savoir que tel personnage de Molière fut piqué à la commedia dell’arte pour en saisir la puissance comique.

Cette “érudition” s’oppose ainsi moins à la “sauvagerie” qu’elle en est une condition : ces grumeaux de savoir ne valent que parce qu’ils charrient une matière d’où le poème tire son épaisseur et grâce à laquelle il peut se constituer comme un corps narratif de visions. Ce n’est que l’équivalent dans le poème de la digestion dans l’ordre animal. Comme le monde est un ensemble d’êtres eux-mêmes composés de vivants plus petits, un livre est composé de poèmes qui sont faits de mots. Dans ce cadre, les morceaux de savoir qu’on y rencontre ne sont que des expressions trouvées dans d’autres textes, et ont le même statut que des vers dans l’estomac d’un oiseau : des corps étrangers dont il se nourrit, et qu’il a besoin de déformer, de couper, de transformer pour prolonger sa propre vie sauvage.

La nouvelle paire que vous proposez me semble tout à fait pertinente : ce sont en effet des livres qui, très concrètement, ont été écrits dans une sorte d’urgence, et en immersion complète dans la matière écologique (comme on dit “matière de Bretagne”). Une urgence qui répond au compte à rebours de la catastrophe, dont nous avons pris conscience très tard, contre laquelle il n’est plus de temps à perdre, et dont chaque délai rend la violence plus difficile à combattre. Un effort utopique (mes moyens sont modestes) de mobiliser des forces pour arrêter la disparition programmée de la sauvagerie.

Mais cette quête d’inactualité (écrire dans l’urgence pour sortir de l’urgence) a également partie liée avec la “sauvagerie” du poème, sa plus haute vertu : le fait d’une parole qui n’en reste ni à illustrer les conventions de genre ou d’époque, ni à se battre contre ces moulins à vent mêmes. Nous nous sommes habitués à croire que la poésie était une succession de courants séparés par des révolutions : la Renaissance, les Baroques, les Classiques, les Romantiques, les Symbolistes, les Surréalistes et autres avant-gardes. Une telle fresque est une manière rassurante de présenter les choses (il suffit au dernier qui parle, aussi abscons soit-il, de radicaliser les découvertes du précédent ou d’opérer un contre-pied pour se sentir à la pointe de l’Histoire) et sans doute simplifie-t-elle la tâche aux professeurs de français, mais dans le fond elle est aussi absurde que si on définissait le bricolage par une succession dialectique et non réversible, d’outils. Si j’ai une herse dans mon garage et pas de tracteur, je me sers de ma herse : celui qui m’en tiendrait rigueur au nom du sens de l’Histoire, bavarderait en idéologue. C’est vrai qu’on peut remarquer au fil des siècles une succession de formes, mais elles sont plutôt les chrysalides variées d’efforts divers : un bricoleur, à un moment donné, cherche à régler tel ou tel problème. Il a dans son garage certains instruments, et des objets qu’on ne considérait pas jusque-là comme des outils, mais qu’il peut mobiliser s’il en a besoin. Parfois, il fabrique un outil : mais ce n’est pas pour opérer dans le monde du bricolage une révolution, qui laisserait son voisin bricoleur du côté des Anciens. L’histoire littéraire n’est pas une succession de formes s’engendrant l’une l’autre dans une histoire hors-sol, mais une accumulation anarchique de coups à chaque fois inactuels, parce qu’au lieu de s’inquiéter des conventions de l’époque (pour les illustrer ou s’en démarquer), les bricoleurs ont fabriqué ce dont ils avaient besoin, pour traiter les problèmes qui les turlupinent. Que ceux qui cherchent à innover pour innover continuent leur concours Lépine. Un grand livre est souverain : n’imitant ni la tradition ni ne la rejetant, il essaie d’abord de penser ce qui s’impose à lui. Et c’est ainsi qu’il finit par imposer à son époque les règles de son jeu.

Dans agir non agir, p.103, vous écrivez : “Faire des livres pour faire des livres, et non parce qu’on est tendu vers un impossible, n’est que de l’apiculture textuelle, ou de la menuiserie d’épaves”. Vous appelez de vos vœux l’émergence de nouvelles formes de chamanisme, et ajoutez que, dans certains de vos dizains de La Sauvagerie, “ce qui est emprunté à Maurice Scève, ne relève pas de la littérature, mais de la pensée magique” (je résume). La poésie est une activité. Le temps de sa production n’est pas mesuré (contrairement aux vers qui peuvent l’être de manière assez précise – mais peut-être vous donnez-vous des contraintes liées au décompte de la durée, du genre : un poème par jour ou par semaine, etc.). Ce titre de Marc Cholodenko, la poésie la vie (sans virgule entre les deux propositions), pourriez-vous le reprendre à votre compte, pour ce projet ?

Quand je suis arrivé en Chine, en 2011, il y avait une mode amusante parmi les étudiants, qui a disparu depuis : ils portaient des lunettes à grosses montures noires, mais sans verre. Certains poètes se comportent d’une manière similaire : ils trouvent que les myopes ont la classe, font des pèlerinages sur leur tombe, finissent par chercher eux aussi à porter des lunettes — alors qu’ils n’ont pas de problème de vue. Ne comprenant pas que les lunettes ne sont que des instruments fonctionnels destinés à compenser un handicap, ils pavanent dans les rues piétonnes avec leurs lunettes sans verre mais aux énormes montures. C’est ce que je veux dire par “faire des livres pour faire des livres”.

La pensée, comme la vision, est une activité. Et la poésie bricole des lunettes de mots. Pas forcément des lunettes qui permettent d’y voir plus clair, d’ailleurs : toutes sortes de montures, à travers lesquelles on voit moins flou, plus flou, en 3D, ou avec des filtres de couleur (mais encore faut-il accrocher des verres !) Je reprendrais donc d’autant plus volontiers à mon compte le titre de Marc Cholodenko (un auteur dont j’apprécie le travail, et qui m’a fait le plaisir d’écrire un dizain pour La Sauvagerie) que je vois le poème comme un bricolage total, faisant feu de tout bois pour donner une forme à n’importe quel élément de la vie qui le travaille. Au fond, écrire, pour moi, c’est simplement penser en forme.

Le désir de se donner des occasions de pratique collective, partagée par des communautés de grands solitaires, est-il accentué par le fait d’avoir pris du large avec le lieu d’origine ? Habiter plus ou moins longtemps Shanghai, Singapour, ou même Londres aujourd’hui, même s’il est possible d’y faire des rencontres et de participer à des “joutes poétiques locales”, produit une coupure avec l’exercice partagé (en dehors du cercle de famille) de la langue natale. Ce nomadisme, apparemment volontaire, est-il une chance pour la pensée, l’élaboration, et même la transmission de La Sauvagerie comme pratique adressée ?

Ce qui est sûr, c’est qu’avoir vécu loin de France pendant plus de dix ans ne m’a pas permis d’avoir un commerce autre qu’épistolaire avec mes camarades : au lieu de refaire le monde au bistro, nous nous écrivons.

Mais cela a aussi produit en moi le sentiment que la poésie est une aberration, ou du moins, quelque chose qui ne va pas de soi – et qu’il faut donc savoir justifier. Quand on vit à Paris, il y a des librairies, des bibliothèques. Le café au pied de la butte Montmartre s’appelle Le Ronsard, un peu plus bas il y a la Maison de la poésie : on peut prendre la poésie comme un fait, une évidence, quelque chose de certes minoritaire, mais qui existe légitimement. Dans les librairies parisiennes, on trouve autant des livres de Racine que de Denis Roche : cela donne l’impression d’un grand marché des formes disponibles, autorisées, parmi lesquelles on peut choisir sa monture selon son bon plaisir. Pendant les sept ans que j’ai habité à Shanghai, je n’ai jamais croisé un café qui s’appelait du nom d’un poète du XVIème siècle ni n’ai trouvé de Maison de la poésie, et je n’ai rencontré aucun poète d’avant-garde. Tout cela y existait peut-être, mais je n’y ai pas eu accès. J’avais en revanche le sentiment d’être une petite souris assistant à un événement immense, monstrueux, et dont je n’étais pas censé être le témoin. Quelque chose que quelqu’un comme moi n’était pas programmé pour vivre : alors que le 5ème arrondissement en fabrique assez naturellement, la mégapole chinoise ne produit pas d’elle-même de poètes du Quartier Latin. Un tel sentiment pousse à laisser un peu de côté les querelles de chapelles et l’histoire de la poésie : on travaille alors sur le motif, avec acharnement, en essayant de débrouiller comme on peut ce qui se présente, brut, hors de toute catégorie.

Si cette “sauvagerie” est collective et adressée, c’est parce que chacun, au fond, est ou peut être un correspondant de guerre sur le front de sa propre Chine – d’où il peut envoyer des nouvelles aux autres. Le Quartier Latin n’est qu’une fiction confortable. C’est notre Truman Show. Mais le réel tout entier est un étrange pays, violent, tragique. C’est pourquoi la poésie sauvage relève bien du “reportage” — celui-ci n’est pas “universel” car il est singulier, mais il peut être collectif.

 

Dans agir non agir, p.206 cette fois (soit le double de 103, pur hasard, mais qui me ravit), vous écrivez : “À nos morts nous écrivons des poèmes que nous faisons lire aux vivants.” Quel est le rôle de la parole, de la voix – non intériorisée, sonore –, dans ces poèmes ? Et donc celui du silence ? J’ai lu ces livres sans chercher à entendre d’autre voix que celle, changeante, insaisissable et surtout non timbrée, du livre qui déroule son ruban magnétique dans ma tête. Alors “comment leur parler ?” à ces morts, dites-vous, avant de citer Franck Venaille : “le silence est leur langue”.

Quand on met sur Facebook un commentaire en bas d’un post, il y a tout un tas d’yeux invisibles, tapis dans leur absence de like, qui observent (et interprètent éventuellement autrement, en le prenant pour eux) ce que vous adressiez à l’un. Imaginons qu’on veuille parler à cette cohorte d’internautes informe et invisible, présente-absente – comme telle : comment s’y prendre ? Par définition, on ne peut le faire que par la bande, en ayant l’air de discuter avec celui dont on commente le post. De même, il n’y a pas de face-à-face avec les morts : il n’y a que des déviations, des contournements, des itinéraires bis. Le poème ne peut que louvoyer et assumer son louvoiement, le creuser, le grossir et s’enrichir de ses détours. L’écriture se faire gondolement, et la “voix” qui s’en échappe être moins l’expression d’une pensée, qu’une pensée vivante et en relief, un corps-pensée — plutôt qu’une voix, d’ailleurs, un chœur. Un chœur que peuvent venir hanter les souvenirs des morts, ou du moins (sous la forme de “l’érudition”) des morceaux de morts en cours de digestion.

Mais les morts sont morts. Ce n’est pas facile de parler d’eux, moins encore de leur parler. On risque toujours les deux écueils de l’adresse fétichiste (de celui qui confond les morts avec des objets qui en tiennent lieu : des photographies, des statues, etc.) et de la posture (en donnant seulement l’impression qu’on s’adresse à eux, avec des montures sans verre). Quoique je n’aie pas de solution définitive, tenter de leur parler me semble pourtant nécessaire : c’est au contact des morts ou dans l’horizon de cette adresse que le poème acquiert son épaisseur. J’essaie de montrer, dans agir non agir, comme la relégation de nos morts hors de l’imaginaire va de pair avec le massacre du sauvage : manières de rabougrir notre expérience du monde en en expulsant ce qui nous fait peur. Dans les sociétés dites traditionnelles, les rites ont notamment pour rôle de redonner une actualité à la présence des Anciens, par la performance de gestes ayant traversé les générations. C’est un peu comme au théâtre : en refaisant ce qu’une personne aujourd’hui disparue a elle-même fait en son temps, on l’incarne, pour un moment durant lequel notre vie se leste de son expérience.

La sixième partie de La Sauvagerie tente ainsi de performer, comme elle peut, un rite vieux comme la poésie : la descente aux enfers. J’y essaie de rencontrer mon grand-père, mort en 2001. Le poème s’y fait pérégrination, longue dérive en langue étrangère dans l’Enfer écologique du présent, à l’issue de laquelle j’écoute le père de mon père dire ce qu’il pense de ce que nous avons fait de la Terre, et de notre lâcheté : ayant été prisonnier pendant la Seconde guerre mondiale, il nous condamnerait légitimement de la manière dont nous nous laissons acheter, au quotidien, par des puissances toxiques. Cette descente aux enfers n’est sans doute qu’une métaphore, infiniment imparfaite. Quelque chose d’authentique s’y joue-t-il seulement ? Je peux seulement témoigner de la sincérité dans laquelle je l’ai écrite.

Revue en ligne Catastrophes n°25

Vous écrivez : “Il ne faut pas opposer pensée magique et pensée scientifique comme désordre et ordre, ou empirisme et système” (agir non agir p.144). Reprenant Lévi-Strauss (La Pensée sauvage), vous faites une sorte “d’apologie” de la “poésie du bricolage”, qui ne peut s’inventer concrètement qu’une fois cette opposition terrassée. Vous faites aussi allusion aux Techniciens du sacré, l’anthologie de Jerôme Rothenberg (qui est aussi une hantologie) traduite et publiée par Yves di Manno chez Corti en 2007 – ce dernier (di Manno) étant l’auteur du dernier dizain “commandé” de La Sauvagerie où il est écrit : “mais les jours sont venus où d’autres vies / ont recouvert nos vies, laissant chacun / tisser à sa manière ce chant d’oubli”. Ce “livre de combat” est-il aussi un livre devant passer par la “pensée magique” afin de “tisser à sa manière” une forme de chant commun, bricolé – utopique ?

Si je cite Lévi-Strauss, c’est surtout parce qu’il développe une idée que je ne serais capable ni d’articuler si clairement, ni de fonder avec autant de puissance. Mais je dirais que sa présence dans agir non agir reste d’ordre stratégique : si je mobilise ses analyses, extrêmement convaincantes, sur la pensée sauvage et le bricolage, c’est tout de même pour avancer mon point. Lui ne s’intéresse pas à la poésie : il ne s’en sert que pour caractériser le bricolage, qui lui permet de comprendre à sa suite la pensée sauvage. Mon trajet est inverse : je me sers de la pensée sauvage pour essayer de comprendre le bricolage du poème. Il n’en va pas de même avec la référence aux Techniciens du sacré, et moins encore, a fortiori, avec la présence d’Yves di Manno.

Il y a en effet dans ce projet (et plus largement dans mon travail d’écriture) un effort pour faire résonner ce qui compte pour moi, pour nous. Je ne me conçois pas comme un fonctionnaire de la littérature : j’essaie plutôt de trouver à chaque fois des formes pour figurer, faire travailler et même faire fructifier ce grâce à quoi je tiens debout. La Sauvagerie est un livre de combat non parce qu’il illustre les idées recevables d’un professeur au Collège de France, mais parce qu’il jette toutes ses forces dans la défense de ce qui nous est vital. Il ne se contente pas de les jeter, il les fait grossir, car ces forces (comme dans la vie) s’enrichissent de rapports affectifs — amour et amitié, camaraderie, émulation. Les poètes qui ont été mobilisés sont tous des gens dont je me sens proche (à des titres très divers). Dans ce cadre, la présence d’Yves di Manno (un poète à qui je dois beaucoup et une personne qui m’est chère) a un statut particulier, que signale la place de son dizain dans mon livre.

La pensée magique, c’est d’abord le refus d’une justification purement instrumentale de la présence d’une chose ou d’un être. C’est la cristallisation affective contre le profit. Le collectif sur lequel repose La Sauvagerie répond moins à la stratégie RH d’une entreprise privée, qu’à des intuitions, des croyances et surtout des désirs. Il est fait d’accointances variées et bizarres, parfois difficilement justifiables. Certains auteurs sont sans doute surpris de se retrouver à côté de tel ou telle, dans une communauté qui ne répond à aucun diktat, qui n’illustre pas les soi-disant courants littéraires et se moque de la guéguerre entre formalistes et lyriques.

La rationalité instrumentale, celle du profit comme celle de l’ingénieur, a d’immenses vertus et même de la beauté (qu’on pense aux mathématiques qui l’innervent), elle est douée d’une puissance folle, mais elle est de par cette puissance même l’agent privilégié de la destruction des êtres sauvages, comme des organisations humaines refusant l’“innovation”, qui est le faux-nez du profit. Les Techniciens du sacré est un livre qui nous montre à quel point sont également fascinantes les ressources poétiques de peuples que l’impérialisme capitaliste a réduits ou tenté de réduire à rien. Il nous prouve aussi que ces ressources nous sont accessibles, que nous les avons dans nos imaginaires, que nous pouvons les mobiliser dans nos langues. Il construit à partir de cela une “Internationale sauvage” dont mon propre livre, avec mes 50 invités aux textes puissants, singuliers et biscornus, voudrait prolonger le chœur ensorceleur et jouissif.

« En face de mon balcon » © Pierre Vinclair

Dans La Sauvagerie, p.138, on trouve une photographie représentant un arbre magnifique (dont je serais bien en peine de retrouver le nom). Cet arbre pris “DEPUIS L’APPARTEMENT / en face de mon balcon” est “un gros bordel vert et marron / le tronc couvert de verrues / et mille troncs plus fins qui pendent autour / une vieille sorcière punk aux cheveux fous / surprise par le photographe / au moment où elle se transforme en arbre / une histoire chantée par / un Ovide sous crack”. Quel est le statut (ou disons : la nécessité) de cette image dans ce livre qui n’en propose qu’une autre (de Tchernobyl) – auxquelles il faut ajouter le dessin d’un Dodo en couverture.

Quand j’écris, je ne réfléchis pas à des questions de fondements, de légitimité, de nécessité. J’ai des intuitions, je tente des trucs, je m’efforce de faire en sorte que ce que j’essaie fonctionne, et ce qui m’occupe ce sont surtout des problèmes de réalisation — le bricolage donc. Je suis content que vous me parliez de cet arbre. Il se trouvait en face de mon appartement, mon salon donnait sur lui, je pouvais presque en toucher les grosses feuilles. Elles étaient larges, rigides, épaisses, d’un vert sombre. Un arbre assez commun à Singapour où j’habitais alors ; mais le fait qu’il soit là, en face de moi, avec ses troncs bizarrement foutus, ses lianes, et ses racines défonçant le béton de l’allée, en faisait un être tout à fait singulier. En rationalisant un peu, a posteriori, je dirais que j’ai intégré cette photographie parce qu’elle répondait, tout simplement, au projet du livre : écrire des poèmes à partir de dizains commandés à des poètes amis. Et ce ficus (c’est un ficus stricta) était non seulement une sorte d’ami, mais avec sa gueule étrange, il était, comme on dit, tout un poème. On trouve dans l’écologie politique une réflexion relative à la nécessité de donner des droits (ou des sortes de droits) aux êtres vivants, et je dirais que j’ai voulu donner une sorte de voix, à travers cette photo, à ce ficus aussi singulièrement présent, alors, qu’un voisin. Il faut dire que je l’avais d’abord pris pour un banyan, et les 9 poèmes qui répondent à cette image se structurent comme une enquête poétique essayant de débrouiller son identité à l’aune de la mienne, et vice-versa. Il y a dans la présence de cette photo le même type de nécessité que pour les 49 autres dizains invités : surtout beaucoup de désir d’écrire en réponse à un être que j’aime, qui m’intéresse, me questionne et me parle. Quant à la photo de Tchernobyl, que l’on doit au photographe Jean-François Devillers, elle illustre plutôt le fait que, devant certaines horreurs, le langage est comme tétanisé, impuissant. Elle répond également à la logique affective dont je parlais plus haut : Jean-François est un ami, c’est aussi à titre privé que ses images me parlent, et en l’occurrence, sur la page en question, m’invitent à me taire.

Centrale © Jean-François Devillers

Pour finir, une question un peu ironique (accordée aux temps que nous vivons) : y a-t-il une vie (littéraire) après La Sauvagerie comme il y en a une (nous dit-on) après le confinement ?

C’est étonnant cette expression, “la vie littéraire”, elle sonne à la fois comme un oxymore et un pléonasme : d’un côté, la littérature (ses courants de complaisance et ses postures stylistiques) est ce qui me semble le plus éloigné des enjeux de la vraie vie. D’un autre côté, je ne conçois pas la vie sans une écriture qui l’attire et la troue, la mette en pièces et la recompose, en accentue le relief, y cherche la lumière, y porte ses ombres. C’est dans l’écriture que j’essaie de discerner et de prolonger ce qui donne du sens à ma vie, de le ressaisir pour en comprendre les formes et les intensités — et les offrir aussi, à mon tour. Depuis 2015, je me suis lancé dans un projet très simple quoique ambitieux, qui consiste à composer un ensemble de 24 chants en 4 volumes (le premier livre doit en offrir 12, le second 6, le troisième 4 et le dernier 2), chacun essayant de dire, nommer, pointer du doigt et faire fructifier ce qui compte de la vie, de ma vie, de notre vie — et ce, dans une forme qui lui serait adéquate. Je suis environ au quart de ce projet. Ces chants sont adressés, ils doivent s’intégrer, en fonction de ceux à qui ils s’adressent, aux intensités qui nous traversent. Par exemple, les chants qui sont écrits pour mes filles sont bien ceux d’un père, qui essaie vraiment de transmettre quelque chose à ses enfants : l’écriture n’y fait pas semblant, elle n’y est pas une activité séparée du reste de la vie.

La Sauvagerie était à l’origine une excroissance, soudaine et immédiatement autonomisée, de ce projet de longue haleine (commencé en 2015, j’espère l’achever avant 2030). Elle en est en fait la variante politique puisqu’il s’agit de célébrer et de mettre toutes ses forces, collectivement, dans la défense de ce qui compte pour tous.

Pierre Vinclair, La Sauvagerie, éditions José Corti, juin 2020, 336 p., 22 € — Lire un extrait — et Agir non agir. Éléments pour une poésie de la résistance écologique, éditions José Corti, juin 2020, 240 p., 19 € — Lire un extrait.