Le poème sans bords de Pierre Vinclair : Sans adresse

Les sonnets que Vinclair nous propose dans Sans adresse valent pour eux-mêmes, mais aussi, et surtout, pour les écarts et les espaces nouveaux qu’ils ménagent au sein du territoire poétique, ce monde sans bords. Le grand complice de Vinclair, Laurent Albarracin, dans un courrier qui figure en annexe du recueil de Vinclair, souligne précisément cette distance inhérente au sonnet tel qu’il est ici revisité. D’un côté, donc, la forme ancienne (ou présumée ancienne) du sonnet ; de l’autre, « une hyper-modernité vaguement déprimante ou en tout cas désenchantée ».

De fait, on aurait tendance à dire que le sonnet est vieux comme la poésie. Sans doute que l’on se trompe. La forme-sonnet, pour ancienne qu’elle soit, Jacques Roubaud le signale avec justesse dans l’anthologie qu’il lui consacre (Soleil du soleil, Gallimard, 1990), reste néanmoins une forme récente. Elle est née en Sicile, au premier quart du quatorzième siècle. Pour le dire autrement, de Gilgamesh au Kalevala, sans oublier Homère, les grandes épopées n’ont pas attendu cette invention formelle pour émerger dans le champ poétique.

Roubaud remarque également que la forme-sonnet relève d’un « mystère formel ». Cela tient, sans que l’on sache trop à quoi, ou en quoi. Quatorze vers. Encore qu’il arrive quelquefois au sonnettiste de déroger à cette règle. Vinclair joue quant à lui de différents mètres : l’alexandrin domine, mais on trouve aussi du huitain. La structure du sonnet est généralement celle à laquelle on s’attend (deux quatrains et deux tercets, à la Ronsard, à la Du Bellay), mais on trouve aussi un sonnet à la manière élisabéthaine. Il s’agit du sonnet 36, avec un distique final qui, un peu comme chez Spenser ou Shakespeare, vient clore le poème sur une sentence ou une pointe :

La prose a besoin d’un volcan pour que sa lave
Avance — et le poème est un carillonnage.

Ici, on le voit, le poème est discours sur la poésie. Il s’agit, il est vrai, d’une poésie savante. Mais c’est encore un des traits du sonnet. Qu’on aille demander à John Donne, à Calderón, à Manley Hopkins, à Mallarmé. Les fulgurances de Vinclair ont la décence, ou la pudeur (l’inverse de la cuistrerie) de s’expliquer. Ce d’autant que Vinclair s’inscrit dans une tradition bien particulière, selon laquelle il est permis que le poème s’accompagne de son commentaire. Voir la Vita nova de Dante ou encore The Waste Land de T. S. Eliot. Vinclair a d’ailleurs proposé une traduction commentée de ce dernier, dans un volume très recommandable : Terre inculte. Penser dans l’illisible (Hermann, 2018).

Vinclair a trente-cinq ans quand il compose ses sonnets. C’est le milieu du chemin de la vie, l’âge du Dante quand il s’engage dans la forêt obscure. Vinclair s’en amuse dans son Sonnet 7. Ce d’autant, mais c’est à voir, qu’on ne jouit peut-être jamais aussi bien que de la muse d’un autre.

              … le poème est comme une couette : il protège
le fragile giron abandonné. Traduire,
se faufiler, c’est jouir — dans la muse d’un autre. (Sonnet 42)

On trouve de tout chez Vinclair. Du Bellay, Pétrarque bien sûr, Pétrarque le « cafardeux » de L’Ascension du mont Ventoux (voir Sonnet 20). Et les objectivistes américains. Les modernes et les archi-modernes. Les extrêmes-contemporains. Mieux : les complices et amis de la revue Catastrophes : Laurent Albarracin, Ivar Ch’Vavar, Guillaume Condello, pour ne citer qu’eux. Le poème ou l’amitié. C’est ainsi que le dialogue est établi, entre Albarracin et Vinclair, sous la forme d’un échange de sonnets. Amicale dispute autour du travail du poème — Voir Travail du poème (1979-2009), l’important ouvrage d’Ivar Ch’Vavar, auquel Vinclair et Albarracin ont participé (Éditions des Vanneaux, 2011) — qui n’est pas sans évoquer les sonnets que Dante et Cavalcanti s’adressèrent en leur temps.

La poésie n’est décidément pas le fait d’un seul ; le poète ramifie sa présence et son travail est de bâtir des ponts, de tisser des liens, de tendre la corde du funambule, la slackline, d’un arbre à un autre. Comme il est dit dans le Sonnet 7 :

‘‘Nel mezzo del cammin du nostra vita mi
Ritrovai per una selva oscura.’’ Dante
Passe au milieu de l’arc bombé de l’existence
(il a trente-cinq ans) tendu entre deux arbres

De la forêt. S’il tombe — en la cité dolente,
Traverse les enfers — c’est pour voir la lumière
Et trouver Béatrice, à la fin : trente-cinq
Ans, c’est l’âge où l’on touche au fond de la piscine.

Il en fallut, avant qu’il atteigne cet âge,
Des siècles, oui ! Le Dante de sous-préfecture
De la circonscription ‘‘Français de l’étranger’’…

Dans l’immense intervalle il a déjà trouvé
Clémence au paradis : mais que donc l’avenir
Peut-il lui réserver — où mène sa slackline ?

Le poème, redisons-le, ne saurait avoir de bords. Certes son pouvoir de consolation est immense, mais au prix seulement d’un catastrophisme lucide, comme dans le Sonnet 28 : « C’est qu’un jour, je le sais, la guerre éclatera ; / la maladie recouvrira d’un voile vert / le visage rieur des miens. En écrivant, / je me fabrique, à froid, l’arme contre l’horreur. » Sans doute que le poète qui ne prendrait pas acte du réel et de l’impensable quotidien serait voué au flagrant délit de naïveté, de bêtise même. Mais il est cependant un nécessaire refuge pour Vinclair dans la forme-sonnet, ce lieu de recueillement de l’être ou de rassemblement polyphonique des voix, avant d’être celui de l’insurrection. Cette dernière se donne plus aisément à lire, me semble-t-il, dans cet autre recueil de Vinclair, que sont Les gestes impossibles (Flammarion, 2013).

Non, le poème n’a pas de bords. Il s’oppose à la Grille (ce moment terrible pour la matière, selon Artaud). Il déborde et rogne sur l’impossible. Ainsi, le poème de Vinclair n’est pas une forme exosquelettique et sèche, une de ces toupies verbales lancées dans le ciel postmoderne d’une rhétorique fatiguée : ses sonnets sont ouverts aux vents du réel. La poésie n’a pas de limites, décidément, elle va jusqu’aux marasmes d’une politique en train de se faire à mesure qu’elle se défait (entre « Trappiste frondeur » et « édile d’Évry », (Sonnet 25)).  Tout y passe, de l’identifiant administratif en treize caractères, neuf chiffres et quatre lettres, attribué par l’Éducation Nationale à ses fonctionnaires, que l’on nomme NUMEN, jusqu’aux effroyables tableaux Excel lesquels régissent notre monde, réalités sclérosantes que la poésie déborde tout naturellement.

                  … dans la cage à caquets
de ce tabulaire, je case vingt-cinq E
zéro six trois neuf cinq sept cinq G K O (c’est

mon NUMEN). L’innommable, et ce qui hors des tables
Excel coule et déborde, et qu’ils nomment le ‘‘réel’’… (Sonnet 4)

Non sans adresse, les poèmes de Sans adresse témoignent d’un état-limite du poème. Le Sonnet 40, par exemple, comprend des appels de notes rimées au sein de ses quatorze vers. Il n’y avait guère que Raymond Roussel pour avoir cette audace dans ses Nouvelles impressions d’Afrique (1932).

Max Jacob disait que la poésie doit être « située ». Pour Vinclair, c’est plutôt une question d’adresse. À qui parle le poème ? Vaste question. Le poème en tout cas est un masque, une persona (Ô Pessoa, Ô Pound !…). Un instrument de musique également. Quelque chose qui donnerait à voir et à entendre, au plus près et au plus juste. Tout l’inverse d’une télévision. « Le sonnet, écrit Vinclair, c’est une paire de lunettes, ou un piano, ou disons un lorgnon. » L’art de Vinclair peut faire penser à celui Quevedo, cet homme aux lunettes justement.

Mais, au-delà de toutes ces considérations, il est ce très beau sonnet, le premier du recueil, celui d’une seule minute, de 6 heures 36 à 6 heures 37. Infime espace de temps à travers d’infimes moments d’espaces, soixante secondes sublimes, épiphanie première :

Six heures trente-six. Si le soleil se lève,
le matin est plutôt comme une couverture
qui tombe, brusquement, faisant voler dans l’air
une poussière épaisse. On entend les voitures

reprendre leur tousser. Levé, en pyjama,
assis dans le salon, je ne suis pas un père
mais pour une minute un dieu qui se prépare
avec le temps et face à l’air conditionné —

à quoi ? Votre réveil imminent (dans vingt ans,
trente ans, qui serez-vous, qui lirez ce poème ?
Mes filles… je serai l’horrible grabataire

dont vous vous occupez…) Amaël crie. J’entends
les premiers mouvements de vos corps minuscules
au fond des draps froissés. Six heures trente-sept.

Voilà, tout est dit.

Pierre Vinclair, Sans adresse, éditions Lurlure, janvier 2019, 16 € — Lire un extrait en pdf