Lauren Groff : « Ce monde qui est le nôtre » (Floride)

« Nos maisons nous contiennent ; qui peut dire ce que nous contenons, nous ? » : cette question pourrait être le fil rouge de Floride, recueil de nouvelles signé Lauren Groff qui paraît en poche, chez Points, dans une traduction de Carine Chichereau. La maison, d’abord cadre matériel de la majorité de ces textes, lieu dans lequel évoluent les personnages, figure aussi, par extension, le recueil dans son ensemble, l’auteure décryptant avec subtilité et force « ce que nous contenons, nous ».

On dit souvent que l’incipit du premier roman d’un écrivain fait signe vers l’ensemble de l’œuvre, voire en est son creuset. Ici ce serait l’ouverture des Monstres de Templeton de Lauren Groff (2008), déjà dans une traduction de Carine Chichereau : « Le jour où je revins à Templeton, en pleine disgrâce, le cadavre d’un monstre mesurant près de seize mètres émergea à la surface du lac Glimmerglass. C’était par l’une de ces étranges aurores mauves qui colorent juillet, ici, quand un épais manteau de brouillard vient draper le creux des collines, au point que même le chant des oiseaux se fait timoré, ne sachant s’il fait jour ou s’il fait nuit ». Tout y est en effet, le lien d’un personnage et d’un lieu, les états et saisons mentales, une géographie à la fois incertaine et d’une précision extrême, la découverte de monstres sous la surface plane des choses, articulant menace réelle et intériorisée.

Voir une cohérence extrême dans l’œuvre de Lauren Groff ne revient cependant pas à nier sa gamme littéraire très étendue, avec une même maîtrise du roman — Les Monstres de Templeton, adoubé par Stephen King, qui vient de paraître en poche chez Points, Arcadia (2012), Les Furies (2017) — et de la nouvelle avec un premier recueil, Fugues, publié en France en 2010 qui, déjà, déployait les monstres intérieurs, angoisses et obsessions d’un chœur de femmes, thématique générale que l’on retrouve dans Floride. La dernière nouvelle du recueil donne sans doute une clé de la fascination de Lauren Groff pour le genre. « Yport » est en effet le récit de son rapport à l’œuvre de Maupassant, en particulier ses Contes de la Bécasse qu’elle lut lors d’un long séjour en France, elle avait 18 ans. Elle y retourne avec ses deux enfants, hante les lieux qu’il connut et se rend compte que la langue et la voix de l’écrivain français sont en elle, au point qu’elle le cite sans même en être consciente : « Elle est contente d’elle, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que cette pensée est une paraphrase d’un passage de Boule de suif ».

Le lecteur pourrait peut-être trouver étrange que la France arrive en clôture d’un volume dont la Floride est le thème général, affiché en titre, mais « Paris est devenu en quelque sorte floridien, avec toute cette humidité, ces stucs roses et la cellulite qui dépasse des shorts. Il fait dix degrés de plus qu’il ne devrait, et le bruit et la lumière sont plus violents que dans son souvenir. Elle a toujours pensé que Paris serait l’endroit où se réfugier quand éclateraient les guerres climatiques qu’elle voit inexorablement poindre à l’horizon. Une cité entourée de champs, tempérée, contenue. Mais peut-être ne reste-t-il plus aucun refuge possible ; peut-être que sur une planète plus chaude, les endroits seront tous aussi néfastes les uns que les autres, partout le désert et la faim, même ici ». Toute la planète est sous la même menace, un dérèglement général, un climat d’angoisses et de fins, la Floride n’en est que le microcosme et la monade.

« Yport » donne ainsi nombre de clés d’un recueil de nouvelles si articulées les unes aux autres malgré leur variété que l’on peut lire Floride comme un roman, une forme d’autofiction également, Lauren Groff se mettant directement en scène « dans ce monde qui est le nôtre », dans lequel « on ne peut jamais être sûr de rien » (« Histoire de serpents »). En Floride justement elle est « étrangère », « fille du Nord aux sentiments ambivalents », faisant de cet État l’analogon de notre planète et de notre manière de l’habiter. Elle est « complètement déprimée » alors qu’on « avait nommé à l’environnement un homme dont le seul désir était d’écraser la nature comme un cafard. J’ai songé au monde dont nos enfants allaient hériter, les nuées de monarques qu’ils ne verraient jamais, le bruit sous-marin que font avec leur bouche les petits poissons grignotant le corail et qu’ils n’entendraient pas ».

Étrangère en Floride, Lauren Groff observe, avec une acuité rare, elle ausculte et narre, se projetant sans doute dans tous les personnages (majoritairement féminins) que rassemblent les onze nouvelles du recueil, à l’image de la femme de la nouvelle liminaire (« Espaces vides et fantômes ») qui marche pour ne pas hurler et collecte les scènes vues, les short cuts, déployant un réseau d’histoires au fil de ses pérégrinations au crépuscule — « Lors de mes promenades nocturnes, la vie de mes voisins se dévoile, les fenêtres éclairées sont pareilles à des aquariums domestiques. Parfois dans le silence, je suis témoin de querelles qui ressemblent à de lentes danses, sans musique. C’est incroyable la façon dont les gens vivent (…) ». Cette femme, assaillie d’images et scènes lors de ses marches, réceptacle de la violence du monde, est évidemment une figuration de la nouvelliste prise dans le flux d’un monde en déroute. « Dans la journée, quand mes fils sont à l’école, je ne peux m’empêcher de lire des articles sur les désastres qui frappent le monde, les glaciers qui se meurent tels des êtres vivants, le vortex de déchets du Pacifique, les centaines d’espèces qui s’éteignent sans même qu’on le sache, millénaires effacés comme s’ils n’avaient aucune valeur. Je lis, plongée dans un chagrin sauvage, à croire que la lecture peut calmer cet insatiable besoin de deuil, alors qu’on contraire, elle ne fait que l’attiser ».

On est loin d’une carte postale, la Floride est ici une terre sous la menace des ouragans, d’une violence larvée ou plus directe, « une jungle humide, inextricable. Un éden pour créatures dangereuses » (« Chasseurs de fleurs »). Lauren Groff dit les mutations des lieux, la gentrification des villes et la bétonisation des espaces sauvages, les reptiles et autres bêtes sauvages venant rappeler l’histoire du lieu, elle énonce les angoisses et les peurs, le présent conséquence des strates de l’histoire, elle saisit le fugace. Ses nouvelles sont des tranches de vie, de plain-pied dans l’ordre chaotique du monde.

Dans la deuxième nouvelle du recueil, le jeune Jude « commençait à comprendre que le monde fonctionnait selon des manières qui lui échappaient, qu’il pouvait saisir quelques fils seulement de l’étoffe universelle ». Voilà ce que sont ces textes, un fil dans l’étoffe universelle, un puissant état des lieux, géographiques comme existentiels.

Lauren Groff, Floride (Florida), trad. de l’anglais (USA) par Carine Chichereau, éditions Points, juin 2020, 312 p., 7 € 50 — Télécharger un extrait en pdf