Christian Rosset : Claude Ollier, notre contemporain discret (Le Dissident secret)

Maison de Maule © Camille Rosset

Dans les dernières années de sa vie, Roland Barthes confiait dans une splendide lettre au jeune Guibert combien il trouvait toujours miraculeux que quelqu’un pose sa main, sans prévenir, sur son épaule. Sans doute ce miracle d’attention qui mue l’amitié en un geste de l’extraordinaire est-il au cœur de ce grand et beau livre de témoin aimant que signe Christian Rosset avec Le Dissident secret : un portrait de Claude Ollier qui vient de paraître. C’est peu de dire que Rosset livre ici, en des pages lumineuses, traversées tours à tour par les vertes forêts des Yvelines ou le désert si blanc du Maroc, un merveilleux portrait de Claude Ollier, ce romancier si discret et pourtant ô combien central de notre contemporain, dont Rosset a su être l’ami confiant et attentif.

Car Claude Ollier s’offre indéniablement comme l’un de nos contemporains majeurs, l’un de ces écrivains décisifs qui, depuis les années 1950 et durant plus d’un demi-siècle, a su donner à la littérature un timbre unique, celui d’un homme qui, très tôt, a su se poser la question du colonialisme, de l’empreinte rouge et guerrière de l’Europe sur les peuples et a su diffracter sa parole de voyageur pour profondément dépayser la littérature. De La Mise en scène, prix Médicis en 1958 jusqu’au magistral Cahier des Fleurs et des fracas à la veille des années 10 en passant par son chef-d’œuvre, Une Histoire illisible ou le splendide Qatastrophe, Ollier a su inventer une littérature du décentrement, de l’errance active du sens en quête profonde de sensible, une manière d’heureux wanderlust où la dissidence est le maître-mot. Double maître mot comme le rappelle si justement dès son heureux titre Christian Rosset : dissident mais au carré, dissident de la dissidence même, place inassignable qui a valu à Claude Ollier d’être toujours en marge. A côté du Nouveau Roman quand d’aucuns voulaient l’y ranger, réfractaire aux grandes maisons comme Gallimard ou Flammarion quand on voulait en faire une vedette des Lettres : accueilli, enfin et heureusement, dès 1995 par P.O.L. où il put continuer à donner à son œuvre son timbre si dissonant d’avec la chorale médiatique où Robbe-Grillet jouait le ténor et les autres les éternels figurants récalcitrants.

Face à ces places si rigidement assignées, Ollier choisit l’égarement heureux et c’est à ce principe poétique du wanderlust que répond ce récit d’hommage de Rosset sur Ollier : dès les premières pages, d’une écriture gracile et attentionnée, Rosset livre des souvenirs non au fil de la plume mais au fil de l’association heureuse de l’amitié. C’est une écriture d’amitié tant Le Dissident secret de Christian Rosset n’est pas un livre sur Claude Ollier mais un livre avec Claude Ollier : c’est un livre où Ollier surgit, comme dans un contre-jour actif, comme le compagnon heureux que Rosset dévoile. Car Rosset dévoile d’emblée le secret de l’homme et ne le dévoile pas. Secret, Claude Ollier l’est moins en refermant ses pages, toujours laissé avec bienveillance dans une pénombre où Rosset a avancé quelques traits décisifs mais où son amitié n’a pas négligé de laisser en clair-obscur d’autres traits. Tout auteur rêverait à sa mort de trouver une telle invitation : non pas revenir sur la mort unanime d’un corps mais montrer combien l’œuvre d’Ollier n’est pas seulement à lire mais à vivre.

Maison de Maule © Camille Rosset

Alors le récit de Rosset est-il absolument un récit de témoin, d’un homme exact qui veut tendrement regarder l’homme à l’œuvre, le wanderlust poétique étant à la manœuvre : tout débute par un récit de rêve, Ollier revêt, dans la tendre transparence des fantômes qui nous hantent, l’aspect d’un homme revenant chez lui. On n’hante jamais personne par hasard : dissident, Ollier est aussi pour Rosset notre fantôme inavoué. Il raconte l’homme au travail, dans son bureau. Rosset est attentif à la fabrique de l’œuvre, comment Ollier écrit, au quotidien, dans la maîtrise d’un emploi du temps débarrassé de tout emploi alimentaire. Mais, très vite, Rosset laisse l’image d’Ollier sur son métier d’écrivain tant il ne s’agit pas de figer l’homme dans une quelconque posture, ou de l’habiller des oripeaux du grand écrivain. Ollier a toujours assumé dans tous ses récits ou encore ses faits et gestes la posture même de ses personnages : être toujours presque au bord de l’effacement, mettant en coma sa vie sociale pour mieux vivre son œuvre, son écriture : ne pas être le fantôme de son œuvre mais lui donner voix en tout.

Alors Rosset écrit à son tour en dissidence permanente : il transmue le wanderlust poétique en écriture politique, celle qui donne voix à une politique de l’amitié qui choisit des moments d’un homme, un portrait anthologique qui ne cesse de s’éclater et de se décentrer constamment – comme si un labyrinthe, que Rosset revendique, se dessinait peu à peu où Ollier ne s’est pas enfermé mais où il a choisi de libérer son œuvre. De l’écriture des rêves convoquant Ollier, le portrait s’approche alors des moments vécus et partagés avec l’auteur : de la découverte de la chambre d’étudiant où Rosset a vu sa bibliothèque examinée par Ollier, des voyages nombreux, escapades folles, du Centre de la France jusqu’au Maroc intempérant. Ces mêmes moments approchent avec un respect admirable d’Ollier, pour en respecter la mémoire, ne pas venir trahir le secret de l’homme, en dévoiler mais savoir rester à la bonne distance : où l’on donne à voir mais où l’on ne brade pas l’amitié.

Maison de Maule © Camille Rosset

Dans cette distance respectueuse et décidément aimante, ce qui est de loin le plus remarquable, c’est la manière dont Rosset revisite un passage obligé des récits de souvenirs autour d’un écrivain : la visite à l’écrivain. On se souvient qu’Olivier Nora y avait consacré un article décisif dans Les Lieux de mémoire : il faudra désormais y ajouter ces visites mesurées et silencieuses de Rosset à l’homme Ollier. Aucune grandiloquence, aucune révérence, aucune démesure disconvenante d’un écrivain admiré : aucune hyperbole en un mot, devant celui qu’on considère comme l’écrivain majeur de son temps. Rosset renverse la visite à l’écrivain en compagnonnage amical où l’ami est une oreille active : Rosset n’est pas musicien par hasard. Il sait que la parole d’Ollier est rythme mais aussi souffle : il veut livrer le souffle encore vivant de l’homme, donner non des clefs pour le comprendre mais montrer combien cet homme a su habiter, entre présence et absence, une maison, celle de Maule dont Camille Rosset livre, en fin de volume, de très belles photos pour qu’on se souvienne de ce lieu désormais révolu. De page en page, on sent la présence d’Ollier, et ce n’est pas le moindre miracle d’un livre qui, avec force et justesse, refuse de faire entrer Ollier dans la mythologie vétuste et effondré des grands écrivains. C’est peut-être ainsi ce que le lecteur préfère le plus dans ce récit si attentif : combien, à aucun moment, il ne devient une hagiographie de Claude Ollier, une manière de constante exagération qui permet de ne comprendre ni l’homme ni l’œuvre.

De fait, Rosset parle tant de la maison de Maule, cette maison qui a un corps comme dans tous les récits d’Ollier, que Rosset finit par faire de son récit une pièce supplémentaire à cette maison, une pièce secrète où, depuis ce garage où on entrait, pourrait se trouver le souvenir de Claude Ollier. Le dissident secret : un portrait de Claude Ollier, c’est la chambre d’ami à Maule dont Rosset nous donne les clefs, une chambre d’allure spartiate mais où l’hôte est si généreux qu’il a laissé à sa mort tous ses livres à lire, ces livres qui dessinent, entre fracas romanesque et sensation poétique, un destin neuf à la littérature et le contemporain doit se saisir.

On l’aura compris : il faut lire au plus vite ce récit de Christian Rosset, manière nécessaire et matière absolue d’introduction à Claude Ollier, et cela afin de saisir combien Claude Ollier est notre contemporain secret, que la mélancolie qui traverse notre temps doit être non un temps de la déploration des figures qui disparaissent mais comme le dit si bien Rosset, un temps d’action, où Ollier invite, dans le sillage de son œuvre, à vivre pleinement notre temps. Et peut-être pourra-t-on dire, comme Rosset le murmure à Ollier, écrire comme Tourgueniev à Tolstoï : « Je vous écris pour vous dire combien je fus heureux d’être votre contemporain. »

Christian Rosset, Le Dissident secret – un portrait de Claude Ollier, préface d’Arno Bertina, photos de Camille Rosset, Éditions Hippocampe, juin 2020, 88 p. et 16 illustrations, 16 € — Lire un extraitLire ici l’article de Pierre Parlant.