Pierre Chopinaud : « Avec Guyotat j’ai vu se déchaîner dans le ciel et sur la terre la formule de mes cauchemars »

Pierre Guyotat (détail couverture)

Le vendredi 7 février 2020, il y a bientôt un mois déjà, la tragique nouvelle est tombée : Pierre Guyotat venait de nous quitter. C’est peu de dire qu’avec lui, une des voix les plus magistrales de la littérature contemporaine venait de s’éteindre. Pour en évoquer la puissance aussi neuve qu’inégalée, Diacritik a désiré donner la parole, après Colette Fellous et Marianne Alphant aujourd’hui au romancier Pierre Chopinaud qui est le dédicataire de Coma car celui à qui Guyotat dicta le manuscrit durant de longs mois. Nous vous invitons à lire son précieux témoignage où se donnent à lire l’amitié des deux hommes, de deux écrivains. Que Pierre Chopinaud en soit ici vivement remercié.

Ma première question portera sur vos liens avec Pierre Guytotat. Dans quelles circonstances et à quelle occasion avez-vous rencontré l’écrivain ? Avez-vous d’abord connu son œuvre avant d’être conduit à faire connaissance avec l’homme ?

J’ai en effet d’abord rencontré l’œuvre de Pierre Guyotat. C’était dans la première moitié des années 2000. Après les attaques d’Al Qaïda contre le World Trade Center et le Pentagone, George Bush fils avait lancé sa grande opération militaire criminelle sur l’Irak, sous le titre de Iraqi Freedom : acte dont l’une des conséquences infernales serait 10 plus tard la formation de l’État Islamique. Pierre Guyotat écrivait le 28 avril 2003, dans Le Monde un texte intitulé  En vrac sur le chaos  où il figurait Donald Rumsfeld (Secrétaire d’État à la Défense), en « tête de mort chantant la Neuvième Symphonie ». Et il finissait par ces mots : « C’est, à mon sens, plus la guerre que le terrorisme qu’il faut craindre. La guerre entre nations musulmanes, la guerre entre nations de religion opposées, l’islam contre l’hindouisme (…) guerres civiles à l’intérieur de chaque nation ou sur ses confins. C’est à cet avenir qu’il faut se préparer ici. »

J’avais 20 ans alors. Je rentrais d’un long séjour à l’étranger où j’avais travaillé un an durant dans des camps de réfugiés où s’aggloméraient des hommes, des femmes et des enfants chassés de la province serbe du Kosovo au cours d’une opération de « pacification » conduite par l’OTAN. J’étais étudiant à Lyon et je gagnais ma vie en travaillant comme surveillant dans un collège de Bourg-en-Bresse, à 80 km, où j’allais trois jours par semaine en traversant Les Dombes, plateau de plans d’eau dans quoi passent les nuages et peuplés d’innombrables oiseaux : des grèbes,  des nettes, des guifettes…

Dans le « milieu étudiant », un peu radical, circulaient des revues d’« avant-garde », dont Tiqqun, – certains de ses présumés auteurs seraient quelques années plus tard rendus célèbres, et emprisonnés, au cours d’une opération de falsification policière conduite par Michèle Alliot-Marie et qui aboutirait au fiasco politico-judiciaire dit « Affaire de Tarnac ». C’est dans l’une de ces revues que j’ai lu la première fois le nom de Pierre Guyotat. Il revenait dans les proses exaltées, et néanmoins précises, d’auteurs anonymes ou pseudonymes : Junius Frey, Anarchasis Cloots… Noms masqués dont l’expression carnavalesque associait la Kabbale, Venise et la Révolution. Alors j’ai emprunté dans une bibliothèque municipale Tombeau pour cinq cent milles soldats. Je dois dire que j’ai éprouvé ce qu’a éprouvé Yakov Bok lorsqu’il a lu la première fois Spinoza : «  J’ai lu quelques pages  et puis j’ai continué comme si une rafale me poussait dans le dos ».

Je suis entré dans ce livre par sa dédicace : « A Hubert, benjamin de ma mère morte, né en 1920 à Czeladz, Haute-Silésie, mort en 1943 au camp d’extermination d’Oranienburg-Sachsenhausen, Brandebourg ». Je crois que le sens de la vie et de l’œuvre de Pierre Guyotat est en partie formulé dans cette phrase inaugurale, dans cette phrase à la rythmique si parfaite, au rapport si précis des vitesses et des lenteurs, à la composition si intense des noms-propres qui sonnent et scintillent comme des sites de l’Enfer et du Purgatoire. La vie et l’œuvre comme résurrection du héros, mort en enfer, et par l’enfer, comme il participait de la rébellion contre le Diable. La création artistique comme acte de la résurrection du résistant antifasciste assassiné à 23 ans. Quarante ans après la publication de Tombeau pour cinq cent milles soldats, Pierre Guyotat débutera son récit autobiographique Formation par la descente sur lui, nourrisson, de Hubert, en ces mots « Un grand corps se penche dans cette lumière, une ombre, belle, s’accroupit en face de moi, me soulève de toute sa hauteur, m’embrasse et me parle dans l’oreille. C’est Hubert juste vingt-ans, le plus jeune des quatre frères de ma mère. C’est l’Histoire – une divinité, déjà – qui me prend dans ses bras, qui me parle. »

La voix qui se lève dans Tombeau pour cinq cent milles soldats  – qui s’éveillait déjà dans le shakespearien Ashby – est le chant de victoire du jeune combattant qui triomphe de la mort à l’instant de sa résurrection. Le verbe de Guyotat, est l’invocation et le retour, à chaque temps de sa cadence, de cet instant victorieux.

Lorsque j’ai commencé de lire Tombeau pour cinq cent milles soldats, à 20 ans, des sept chants – en rappel des chants de Maldoror – s’est mise à mise à souffler la rafale dont parlait Yakov Bok : sept rafales, célestes, tempêtes soufflant sans cesse du fond de la terre, du fond du ciel, du fond de l’Histoire, et plus étrangement encore, du fond de ma propre conscience. J’ai vu se déchaîner dans le ciel et sur la terre la formule de mes cauchemars. Vision sublime, pareille à la vue de Macbeth filmé par  Orson Welles : terreur de l’époque qui me possède, et qui s’est installée dans moi en m’enfantant, secrètement figée devant moi, captive, et visible en chacun de ses détails, en chacune de ses voix, avec une précision qui fait que, la voyant, je me rend maître de la terreur, affranchi, humain à nouveau…  Tombeau pour cinq cent milles soldats : le fruit du travail de l’ « atroce travailleur » annoncé par Rimbaud, enfin revenu, sous un nom nouveau : Angelus Novus. Pierre Guyotat.

Puis, à mesure que je lisais l’œuvre, je découvrais les éléments publics de la vie de l’auteur, c’est-à-dire son engagement politique : son inculpation, à 22 ans, par la Sécurité Militaire française en 1962, pour « atteinte au moral de l’armée,  complicité de désertion et  possession de livres et de journaux interdits », alors qu’il était soldat en Algérie ; sa participation, avec le peuple Algérien, le 3 juillet 1962, à la célébration de l’indépendance et  de la victoire militaire et politique sur l’armée d’occupation coloniale française. Et ses grands voyages, après la guerre, en combi Volkswagen, jusqu’au milieu du Sahara qui devenait le grand motif de son second très grand livre : Eden, Eden, Eden dont j’entamais la lecture 35 ans après sa publication. Dans Vivre, recueil de textes d’interventions publiques et d’entretiens, je lis, alors, un texte paru le 11 mars 1975 dans Libération : Justice pour Laïd Moussa. Pierre Guyotat y prend la défense d’un jeune travailleur immigré Algérien accusé d’homicide et qui sera assassiné d’un tir de fusil à bout-portant après sa sortie d’un an et demi de détention préventive à la prison des Baumettes, et dont le corps supplicié vu à la morgue deviendra l’un des motifs de son troisième grand livre de fiction : . Dans Vivre, encore, je lis  Vive les bouchères de l’interdit, où l’auteur s’associe à la lutte en cours de « travailleuses du sexe » depuis une église de Lyon, dénonce les violences policières dans elles sont l’objet, et demande avec elles la tenue d’ « états généraux de la prostitution ». Et enfin, j’y lis un des textes courts, une lettre à l’artiste allemand Klaus Rinke, qui m’a le plus profondément impressionné, par sa rigueur formelle, l’intensité de la pensée qui s’y déploie, la puissance de sa « machinerie » d’expression : La découverte de la logique, « Je ne puis, ayant, ces derniers mois, redécouvert et revécu, jusqu’à l’effacement, dans le miroir méridien, préparé par du rêve accru de cécité… », que je lis alors à voix haute dans la chambre que j’habitais dans la ville de Lyon, à quelques amis, dans un état de possession.

C’est ainsi que rencontrer l’œuvre de Pierre Guyotat à 20 ans c’était, et c’est encore certainement pour ceux qui le découvrent chaque jour (jeunes peintres, jeunes poètes, jeunes militants politiques radicaux) rencontrer la route radicale vers l’absolu en art et en politique : route où s’est élancé le poète épique dans son habitacle roulant, son tabernacle, jusqu’au fond du désert pour « mettre à l’abri toutes les images du langage et se servir d’elles, car elles sont dans le désert, où il faut aller les chercher » comme l’a écrit Jean Genet, à la main, en tête des dernières épreuves de son grand livre sur la Palestine : Un captif amoureux, paru en 1986, peu de temps après que Pierre Guyotat ne sorte d’une longue nuit spirituelle qu’il racontera 25 ans après sous le titre de Coma.

Voir, donc, de ses yeux, l’œuvre contemporaine en train de s’écrire de Pierre Guyoyat –Gallimard venait de faire paraître en 2000 Progénitures – c’était voir de ses yeux la flèche dont parle Nietzche à propos des philosophes : la flèche qu’à chaque époque un créateur reprend et lance, haut dans le ciel, plus loin sur la terre, jusqu’à ce qu’un créateur encore vienne depuis l’avenir la saisir et la lancer. Ainsi voir l’œuvre de Pierre Guyotat paraître c’était voir le lancé de cette flèche depuis « la nuit des temps » par Homère, Pindare, Thucydide, Saint-Augustin, Dante, Shakespeare, Hugo, Faulkner. Voir l’œuvre de Pierre Guyotat paraître c’était regarder en levant la tête au ciel, dans les étoiles immédiates, la « nuit des temps ».

Or donc, c’était l’une des flèches à suivre du regard, flèche en feu qui éclairait la nuit de l’époque pour un jeune homme de 20 ans devant qui le monde n’était que ténèbres : chute des corps vivants depuis les tours du World Trade Center en feu, falsification mondiale d’une « preuve » par Rumsfeld pour déclencher une guerre criminelle, hégémonie du conservatisme politique et artistique en France, avec la venue de Sarkozy et l’installation durable de l’extrême-droite en tant que deuxième puis première force électorale, abandon par l’intelligentsia des « avant-gardes », hégémonie de la posture du « renégat », extrême-marginalisation de la création politique et artistique dans la jeunesse où la figure de Pierre Guyotat « errant » dans son tabernacle roulant, radicalement harnaché à ses visions, œuvrant dans la durée à une aventure créatrice sans compromission devenait un motif fort d’admiration.

Or sous la flèche en feu, la lumière brulante éclairait le désert, la solitude de la nuit spirituelle de Jean de La Croix. L’utopie était au fond du désert. C’était au fond du désert que l’absolu descendrait incendier le Buisson ardent, que des astres descendraient les images, et avec les images la musique que le poète doit par la langue capturer. C’est au fond du désert que tomberait la flèche qu’il faudrait à nouveau saisir et lancer.

Ainsi suivant la flèche en feu comme l’étoile du berger, je décidai de partir, quitter Lyon, quitter l’université, quitter mon emploi, quitter ma famille, et chargé de quelques vêtements et d’une valise remplie de livres, je pris le train pour le sud familier de l’Italie, puis de là le bateau pour l’Albanie et le Nord de la Grèce. Le désert est dangereux et le voyageur  hâtif peut se perdre. Il peut périr même.Là j’habitai quelques semaines clandestinement dans des chambres d’étudiant, puis dans un appartement surpeuplé et sale occupé par des jeunes travailleurs immigrés et des militants révolutionnaires dont certains avaient franchi des frontières cachés sous le ventre d’un tracteur. Je vis alors que je n’avais sous le soleil ni chameau ni assez d’eau pour aller plus loin et ni non plus je ne voyais avant l’horizon d’oasis. Alors la peur d’être terrassé par le soleil, tandis que déjà mes lèvres séchaient, me fit revenir vers les paysages connus où je posais ma valise pleine de livres et m’effondrai, restant un an à Lyon à l’état de ruine.

Durant un an de nuit matérielle, morale et organique,  où souvent je rêvais que la chair de mon cerveau était percée de pointes métalliques ou s’affaissait en cendre comme un bois carbonisé, alité le plus souvent, j’écoutais toutefois, entre quelques lectures dont j’étais encore capable – poèmes de Michaux, nouvelles de Mérimée, journaux de Kafka – l’ensemble des enregistrements où sous le titre sobre de Musiques Pierre Guyotat faisait entendre une Passacaille de Bach, l’ouverture de Tristan et Iseult, les Scènes d’enfant de Schumann, Pelléas et Mélissande, le Pierrot Lunaire, ou encore Désert de Varese…

Relevé, je quittai Lyon pour Paris, que je ne connaissais pas, où je n’étais allé qu’une fois, enfant, et où je trouvai à me loger à Asnières, dans l’appartement de la grande tante malade d’un ami qui m’y louait, à très bas prix, une chambre. Je savais que Pierre Guyotat donnait un « cours » à l’Institut d’Etude Européennes, à Saint-Denis. Ces « cours » ont en outre depuis été publiés intégralement sous le titre Leçons sur la langue française. J’y allai donc. J’allai aussi à un « cours » d’Hélène Cixous dans le même établissement, que je n’ai, hélas, jamais trouvé. Et, à la fin du cours, donc, j’allai lui poser une question sur une des choses qu’il avait dites, et dont je ne me souviens plus. Nous discutions en remontant les couloirs, et vîmes que nous étions natifs d’endroits voisins, puisque Bourg-Argental, petit village de la Loire, où est né Pierre Guyotat, n’est qu’à 50 km du village de Millery, village du Rhône, où j’ai grandi. Or, quand vous êtes exilés dans une capitale, seul, trouver un natif de votre région natale, c’est un peu comme retrouvé un membre de la famille. D’ailleurs notre premier échange un peu amical ce jour-là était du type :  « Bourg-Argental ? J’ai un cousin qui vit tout près, d’ailleurs j’y passais enfant avec mon oncle pour rejoindre le Pilat… » Donc, il faut bien reconnaître que la nature de l’amitié qui a commencé de s’installer entre nous ce jour-là était, pour répondre tout à fait enfin à votre question, comment dirais-je… « communautariste », je le confesse, puisque ce que nous avions en commun c’était un « pays » d’origine. Nous nous sommes aperçus, en premier lieu, comme on dit en « Franco-provençal » « que nous étions pays ». Puis quelques jours après nous nous sommes revus à l’occasion d’une grande marche dans Paris où nous avons eu de très longues conversations sur l’art et sur la politique.

On sait que vous êtes le dédicataire de Coma, Guyotat indiquant d’emblée à l’entrée du récit : « A Pierre Chopinaud en début d’une vie déjà belle, pour sa vive et sage assistance. » Quel a été votre rôle exact dans l’élaboration et l’écriture de ce récit clef dans l’œuvre de Pierre Guyotat ?

Donc, peu après avoir rencontré, après l’œuvre, l’auteur, Pierre Guyotat, devenu un ami, sur la base d’un lien en premier communautaire, dirais-je ; puisque nous avions en commun d’être natifs de villages surplombant le site où la mondiale vallée du Rhône rencontre la nationale vallée du Gier, assez vite s’est installée à l’intérieur de cette amitié, une sorte de fraternité,  et une relation de transmission.

Alors, nouveau à Paris, j’étais relativement perdu, géographiquement et socialement. Je m’étais inscrit à l’université dont je ne suivais pas les cours, et je cherchais du travail.

Sachant cela, Pierre Guyotat me proposa de l’assister à la composition d’un texte, dont il n’avait alors ni le titre, ni même un plan précis, et qui serait le récit de la grave dépression dont il avait été le sujet 25 ans plus tôt : effondrement matériel et mental qui l’avait conduit jusqu’au coma en 1981, où le trouverait, inquiète de son silence, sa sœur aînée, se rendant, depuis la région où elle vivait alors – Orléans je crois ? – à sa porte, rue de la Gaîté, à Paris, pressentant sans doute, que du fond de son silence, et de son agonie, son petit frère avait appelé son secours.

Je savais alors, l’ayant lu, que l’auteur avait le projet de ce texte depuis la sortie même de cette grande crise au printemps 1982, comme pour reprendre ses forces concédées à la mort qui avaient alors avancé sur lui : racheter par l’œuvre le temps perdu ; solder la dette à la mort pour ne pas mourir à crédit. En outre, il avait alors une « dette », si je puis dire, envers un éditeur, un engagement à tenir envers son amie Colette Fellous, artiste, romancière, et éditrice qui attendait ce texte pour sa collection « Traits et portraits ». L’auteur peinait alors à se mettre à ce texte –était-ce en raison de la souffrance qu’il allait fatalement ressusciter ? Ou bien à cause de la forme du récit, pensé déjà forcément en ce que, après la publication de Coma, Pierre Guyotat nommerait « langue normative » pour la différencier de la grande langue savante, sublime et monstrueuse de son dernier livre publié : Progénitures ?

Reste que l’offre d’emploi qui m’était faite alors par l’auteur de vive voix d’abord, puis contractuellement par l’éditrice, qui aurait en outre un rôle fondamental dans ce processus créateur, était l’offre d’ « assister » l’auteur dans l’écriture du livre.

Ce fût, pour répondre simplement à votre question, une tâche simple et humble, qui consista principalement, huit mois durant, je crois, de 9h du matin à 18h, en la saisie du texte à l’ordinateur sous la dictée.

Pour qualifier ce métier qui fût le mien 8 mois durant, je me plais à employer pour m’amuser le mot désuet de « grouillot » que j’entendis une première fois sur le palier du sixième étage de l’immeuble où habitait Pierre Guyotat, face aux colonnes de la Barrière du trône, au-delà de la place de la Nation, de la bouche d’une vielle voisine née certainement  non loin de l’année où Proust reçut le Goncourt et où l’empire ottoman s’effondra, que j’entendais la première fois d’une voix vivante. Un peu perplexe et vexé, j’y entendais alors un mot-valise : la fusion de « crouille » et « griot ». Eux-mêmes mots mêlés : l’insulte raciste « Crouille », transposition, dans l’espace colonial, de la guerre civile, et après-guerre dans la métropole, dans le contexte d’apparition de Jean-Marie Le Pen dans l’imaginaire politique national, de l’arabe « Khouya », interjection argotique qui veut dire « frère ! » ou « mon frère », transposition donc de l’interjection fraternelle dans l’insulte raciste en argot français :  « Méfie toi, c’est plein de crouille par là-bas » ; et « griot », donc, pour le barde, musicien et poète nomade, troubadour, en Afrique occidentale dit en Malinké « djeli » pour « sang », au sens de transmission héréditaire de l’art, et traduit dés le XVIIème dans une forme ancienne du Français : « guiriot », pour « serviteur », qui a engendré probablement l’argotique et désormais désuet « grouillot », par quoi la vieille dame de la Barrière du trône désignait le métier qu’elle me voyait exercer aux côtés de l’écrivain.

Bref. La première tâche qui m’a été confiée par l’auteur était d’aller chercher dans ses « carnets de bord » les notes relatives à la crise de dépression qui devait être l’objet du texte à faire. Tâche impossible, et donc abandonnée, tant la masse des carnets était importante, tant chaque note relative à l’objet était « comme une aiguille dans une botte de foin ». Et ce fût pour moi une des premières leçons d’art apprises alors : on ne crée pas en accumulant des notes passées. L’accumulation est procrastination, évitement devant l’effroi que cause le passage à l’acte, la décision. On  crée en écrivant, et on écrit toujours depuis le néant, au milieu, ou juste après un effondrement général, l’anéantissement de tout étant. Cet instant est terrifiant, c’est une traversée symbolique de la mort, et de la solitude radicale à quoi elle assigne le sujet : c’est droit sur ce supplice que le créateur doit se jeter, c’est cet élan que sa lâcheté diffère indéfiniment, c’est dans ce supplice que commence la volupté de la création qui devient alors l’incessant chant de Vénus, le plaisir de l’éternité qui cesse lorsque l’organisme arrache le créateur au chant anonyme et le rapporte dans son moi. Alors à nouveau, le lendemain, ou plus tard l’artiste doit affronter l’effroi : l’« atroce travail » du voyant de Rimbaud.

La première tâche réellement réalisée fût, à la demande de l’auteur, la lecture intégrale d’un manuscrit encore inédit à ce jour : Histoire de Samora Machel, dactylographié sur près de 1000 pages de papier épais, perforées, dans deux grands classeurs couverts d’un matériau similicuir écarlate rangés dans un placard suspendu au-dessus du poste d’écriture, et à propos de quoi il dirait quelques semaines après, dans la dictée du récit, il parle alors depuis 1981 : « ce qui deviendra, dans les dix-huit mois qui viennent, avec la lutte interne et externe que j’y mènerai, une sorte de berceuse héroïco-comique ». C’est-à-dire que durant la crise mentale et matérielle qui devait être l’objet du texte à faire, Pierre Guyotat n’avait cessé d’écrire Histoire de Samora Machel qu’à l’approche de la mort. Le manuscrit en l’état, aujourd’hui, est inédit et inachevé. Il constitue un important moment de transformation formelle dans l’œuvre de Pierre Guyotat, entre Le Livre (1984), écrit avant et en même temps, et Progénitures (2000). C’est dans Histoire de Samora Machel  que s’opère, si mon souvenir est bon, ce que l’auteur appelait le passage de la phrase au verset, verset qui deviendra voix dans la grande épopée parue en 2000 et dont Jean-Luc Godard montera des extraits de la voix sur les images de son film L’origine du XXIe siècle.

© Godard, L’origine du XXIe siècle

Donc, alors, en 2005, mon travail commençait par la lecture de ce manuscrit, seul, dans la pièce principale de l’appartement de l’auteur (qui ressemble à l’atelier d’un peintre avec des objets rapportés 30 ans plus tôt de ses percées au fond du Sahara, « les images du langage ») dont parlait Genet) d’où je vois, à même hauteur – nous sommes au sixième étage – les statues de Philippe Auguste et Saint-Louis au-dessus des colonnes de la Barrière du trône, qui deviendraient, dans le grand large, la nuit, au milieu de l’océan, sous le ciel constellé, des divinités incarnées vivantes participant, avec toute la force de la mémoire et de l’ imagination  contenue dans la pierre, à l’acte de création.

Pendant la lecture que je faisais d’un manuscrit non publié, dont l’écrit s’était arrêté 20 ans auparavant, Pierre Guyotat travaillait (depuis 5 ans déjà) du matin au soir à la grande fiction qui vient après Progénitures, plus ample encore, sans doute, plus radicale et audacieuse, aujourd’hui hélas inachevée, inédite donc, et dont le titre déjà était Labyrinthe.

La deuxième grande leçon d’art que je retiens de ce travail avec Pierre Guyotat c’est le courage avec quoi il se  jetait et se rejetait à travers l’effroi contre l’anéantissement qui précède l’acte de création. C’est avec la même radicalité qu’il jetait ses forces, dans l’art, contre le conservatisme paresseux, les modes, et les reniements, la censure puis le silence critique, dans la politique, contre l’inégalité, l’injustice, le mépris de classe, le mépris de race, et contre lui-même, contre les forces dans lui qui auraient pu vouloir l’empêcher de travailler, contre la fatigue, la lâcheté, contre la maladie. Et chaque matin, avant chaque séance de travail, le combat était le même que lorsqu’il avait écrit le premier poème envoyé à René Char, à l’âge de 16 ans. La leçon en question est celle de l’ascèse radicale nécessaire à l’acte véritable de création, et le dévouement à cet acte supérieur qui anéantit toute illusion, toute vanité, toute gloire, et qui replace à chaque instant de décision –  quel verbe ? – à l’endroit du fragile adolescent, du « grouillot », serviteur de l’art, soumis par l’ « atroce travail » à sa venue, comme une génisse qui met-bas est soumise par l’ « atroce travail » à la venue de sa progéniture. Si Pierre Guyotat avait physiquement l’aspect d’un moine bouddhiste, avec son pas ample et lent, ses gestes généreux, ses yeux lumineux et sa tête ovale chauve et brillante, il avait d’un grand ascète aussi l’esprit. D’ailleurs lors de l’une des dernières petites balades que nous avons fait ensemble à l’automne 2019 – il marchait alors déjà avec une canne – un homme l’a approché, croyant le reconnaître, et lui a demandé, un peu exalté, s’il était bien tel lama célèbre, attendu en France depuis sa retraite au Tibet. Il avait je pense déjà entamé l’acte de sa transmigration…

Je suis très solidement convaincu que son esprit est passé désormais dans les arbres et les animaux. N’y était-il pas déjà d’ailleurs ?

Mais pour revenir au travail, donc : après ma lecture de Histoire de Samora Machel, qui, je suppose, autorisait l’auteur à différer un peu l’instant de sa jetée dans l’ « atroce travail », est venu le commencement de l’écriture, c’est-à-dire de la dictée. Dans le séjour de l’appartement, donc, devant les colonnes  de la Barrière du trône en haut de quoi étaient Saint-Louis et Philippe auguste, dressés dans le ciel et dominant la cité, Pierre Guyotat, assis dans un fauteuil, dictait le texte que je tapais assis à une table de l’autre côté. Nous travaillions ainsi de 9h du matin à 18h environ, chaque jour durant 8 mois, comme je vous le disais. Entre nous, au milieu de la pièce, était dressé un mât, un trépied télescopique sur quoi était fixé un enregistreur Hi-MD et qui fût transformé au cours de l’opération créatrice, en esprit et en fait, en totem, lorsque nous plaçâmes de part et d’autre du mât, sous l’enregistreur, deux os de sèches dressés comme des petits ailes instituant la sacralité de l’objet. C’était un jeu mais aussi l’effet d’une croyance en la magie du processus de création. Nous étions, je dois dire, comme deux frères enfants, qui croient dans le pouvoir des jouets, comme la Clara du conte d’Hoffmann croit dans le pouvoir de Casse noisette et du Roi des souris. Les os signifiaient notre appartenance à un lignage extrahumain dont la première ancestralité était la sèche, le poulpe, l’octopus, l’encornet, parce qu’en cet animal des grands fonds obscurs et silencieux, animal atavique, originaire, nous voyions la source possible d’une nouvelle intelligence capable, sortant de l’eau, de coloniser la Terre et d’y créer une civilisation : des temples, des œuvres, des machines, des traités de paix, des traités d’éducation. Et cette projection dans la puissance actualisée de l’animal des grands fonds, la pieuvre, son invocation, était l’objet de longues discussions- auxquelles participaient, depuis leur figuration de pierre au milieu du ciel, les mânes de Saint-Louis, de Philipe Auguste- entre les moments de dictée proprement dite, plus courts je dois dire, et qui sont –dictée et discussion- tous captés, désormais, enregistrés sur une quarantaine de petits discs Hi-MD stockés je ne sais où. Pierre Guyotat, qui était blessé tant par l’injustice faite aux humains – esclavage, colonisation –  que par la violence faite aux animaux – en l’âme desquels il se projetait- pensait, et c’est entre autres un des sujets qui nous occupaient beaucoup entre les séances de dictée, que dans l’organisme humain était inscrit la mémoire intégrale des formes de vies non-humaines par quoi la vie passait : l’humain, si je puis dire, étant un moment, d’une œuvre en cours, de création par Dieu ou la Nature. Dieu, non humain, étant le mouvement en acte de cette création. C’est un Dieu auquel toute son ascèse était dévouée, et l’homme portant dans son organisme la mémoire intégrale des organismes non-humains, il en porte aussi la pensée : pensée de la pie, du lapin, du lion, de l’araignée, de la mouche, du rat, du cochon et de la pieuvre, donc… Qui était fixée sur le totem comme ce Dieu incarné, objet de nos prières factices, de nos conversations.

Au-delà de sa fonction magique, le totem avait aussi son utilité initiale technique d’enregistreur. La dictée était captée sur le minidisque : le verbe pouvait être retrouvé si l’écrit tapé venait à s’effacer (panne de l’ordinateur, erreur humaine). La machine avait la fonction aussi de sauvegarde et d’assurance : double objet de croyance, donc. En outre le soir, après 18h, et le matin avant 9h, Pierre Guyotat, infatigable travailleur, reprenait le fichier Word sur quoi j’avais tapé l’écrit et  parfois il l’élargissait, le précisait, l’approfondissait. Et la séance d’après commençait le plus souvent par la lecture que je faisais à haute voix des pages de la séance d’avant.

Pour l’essentiel, mon travail s’en est tenu à ça : être une oreille et des doigts qui transposaient le verbe de la bouche à l’écrit. Bien que toutefois je sois intervenu aussi dans les décisions de l’auteur relatives à la composition formelle du récit, par des conseils, des suggestions, dont Pierre Guyotat parfois tenait compte, parfois non.

Disons que mon rôle, pour le dire en un mot, fût celui d’un médium, ou d’un réceptacle, comme le mât, à la différence que l’enregistreur que je fus était d’une part composé d’os, comme le totem, mais aussi de chair et de souffle…

J’ai eu aussi le rôle de messager, quittant le territoire, allant à l’étranger, de l’autre côté de la Barrière du trône, en bord de la place de la Nation qui était, au milieu, comme une étendue d’eau, et sur les berges de quoi nous nous tenions comme une cigogne, comme un flamand, descendu d’un nid en haut d’une des colonnes de la barrière d’octroi, pour rencontrer la commanditaire du texte, l’artiste Colette Fellous, qui l’attendait, et l’informer de l’état des travaux.

Puis l’ouvrage achevé, livré, et avant même que le livre ne soit fabriqué, je suis reparti vers le désert, avec un chameau cette fois, et sachant déchiffrer les étoiles, croyais-je, à la recherche de « toutes les images du langage » et pour « les mettre à l’abri et me servir d’elles », comme l’a écrit Genet. Et je suis parti alors en Palestine, où des amis s’étaient installés, dans une chambre, près du Saint-Sépulcre, dans Jérusalem Est, où ils étudiaient l’œuvre et la vie du messie  Shabbatai Zvi, apostat, converti à l’Islam dans les prisons du Sultan d’Istanbul et prenant le nom de Aziz Mehmed Efendi l’année de l’incendie de Londres, en 1666…  où à nouveau, entre Ramallah et Jéricho, entre conversations avec des électeurs du Hamas et interrogatoires par des agents du Shabbak (Service de sécurité intérieur israélien), je me perdrais…

Vous venez de faire paraître un remarquable roman, Enfant de perdition à la langue si particulière, si physique qu’elle ne manque pas de faire entendre des échos avec celle, brisée de rythme, de Guyotat. Dans Coma, on peut ainsi lire qu’il s’agit, pour Guyotat, en écrivant de « pouvoir faire de cette parole autre chose qu’une simple parole : une émotion, un acte, un événement ». Partagez-vous cette même ambition sensuelle de la langue dans votre roman ?

Alors, en effet, j’ai commencé l’écriture d’Enfant de Perdition 8 ans après l’expérience de la dictée de Coma. Durant ces 8 ans, il m’a fallu prendre une certaine distance vis-à-vis d’une langue, dont j’étais, vous comprendrez bien, tout de même un peu habité. Au fond de la nuit de la fabrication de Coma, au milieu de l’hiver, où l’on marche dans Paris, tôt le matin et dés la fin de l’après-midi, dans la lumière artificielle, jaune épaisse, des éclairages publics, rouges, vertes, mauves, des enseignes et des vitrines, le réel était devenu fictif, décroché de l’espace, du temps. Il faut penser que tout le temps de la journée où la lumière du ciel nous éclairait ainsi que Saint-Louis et Philippe Auguste, nous étions dans la dictée ou l’invocation  de la pieuvre primordiale. Marchant dans l’est de Paris, donc, dans les lumières artificielles de la nuit, pour rentrer chez moi après la séance de travail, je voyais, des rues latérales, et des cours des immeubles, jaillir sur mon chemin, où s’éloigner, les « personnages » de Histoire de Samora Machel.  Jusqu’à confondre parfois ma propre existence d’alors avec l’état d’une de ces créatures de conte comique et cruel, ainsi que l’espace où je pouvais me mouvoir, telle cage d’escalier où j’attendais la descente d’un ascenseur, avec le lieu mal défini de la fiction simultanément configuré dans la pensée d’un auteur.

Il m’a fallu partir donc, traverser la mer, changer de continent, pour m’affranchir de cet infernal état de personnage, (pour reprendre le titre d’une section d’Enfant de perdition -où le narrateur tâche de s’affranchir de l’état de Pierrot Lunaire où l’a mis sa mère, en scène d’un petit théâtre de Commedia dell’arte). Il a fallu enfin que je crée mon propre Guignol. Et ouvre un théâtre de marionnettes nouveau. Chercher un bois, y tailler des figures, des faces, les draper de tissus et peindre des décors. Or ces motifs dormaient au fond de mon Pays des jouets. Tant que la langue de Guyotat m’habitait, j’étais en exil dans le pays d’un autre : de mon rêve ne pouvaient jaillir que la Giauhare de Tombeau, le Wazzag d’Eden, le Talhadjt de Progénitures. J’aurais pu toutefois manipuler ces personnages, les tenir par une croix de bois et les faire danser depuis la coulisse à bout de cordes. Faire du théâtre. Mais je sentais déjà que mon devoir était d’être ni Pinocchio, ni Mangefeu, le montreur de Marionnettes, mais Gepetto.

C’est encore là le fond du désert qui m’appelait pour que j’y visse de mes yeux la descente des images depuis le ciel étoilé incendier le buisson : le ciel étoilé au-dessus du grand désert glacé est la toile de la conscience où il faut aller les chercher.  Or pour atteindre ce point de la révélation il m’a fallu en premier effacer dans le sable les traces que l’habitacle errant, le tabernacle motorisé de Pierre Guyotat y avait laissées. Il me fallait pour trouver la forme et la matière de marionnettes nouvelles, me perdre encore plus profondément. C’est au bout d’un long et patient travail interne que j’ai, pour un temps, tout à fait endormi dans mon souvenir Giauhare, Wazzag et Talhadjt, poupées abandonnées désormais, parmi les poupées d’Othello, de Sganarelle, de Guignol, de Bérénice, de Gnafron, de Lady Macbeth, de Ville de Saint-Nazaire, de Godot,  dans la cave d’un théâtre. A vrai dire, ces « personnages » étaient à l’œuvre dans un espace fictif que je percevais comme une matérialité hyperdense composée par concaténation. Pour m’extraire de cet espace, m’en libérer, j’y ai percé, à force de patience, une brèche par où est entré, pour le délier, le temps, c’est-à-dire le vide et le silence. Bref, j’ai recouvert les traces de sable et j’ai laissé apparaître au milieu du désert le palimpseste des chemins superposés de Proust et Claude Simon.

Or, marchant au milieu du désert, ce palimpseste ne dessinait qu’un labyrinthe, un chaos de chemins qui tous ramenaient en-dehors ou conduisaient à la dévoration par le minotaure. C’est qu’il n’y avait d’indices que dans les étoiles, sur la nuit qui est la toile de ma conscience, et c’est en soi qu’il fallait fixer le regard, et non dans les traces laissées par les anciens voyageurs. Je trouvai alors sur ce chemin mortel des cadavres de moi-même, décomposés, résidus de mes voyages antérieurs. D’abord le ciel de nuit est noir, sans dimension, et infini. Puis apparait dans le chaos de la conscience Vénus, qui relie les étoiles dans l’esprit, à mesure qu’elles paraissent, donnant des dimensions à la nuit et éclairant la terre. C’est au bout de ce chemin éclairé par Vénus dans le ciel que je voyais au centre de moi-même le buisson incendié et que  je pouvais percer la poitrine du Minotaure et sortir du labyrinthe indemne.

J’avais alors tout oublié. Et je pouvais écrire Enfant de Perdition.

Donc pour arriver tout à fait à votre question : Oui j’avais l’ambition de faire de l’écrit un acte ! Mais ne doit-il pas en être ainsi de tout écrit un peu conséquent ? J’avais l’intention en effet en écrivant Enfant de perdition de commettre un acte, en premier lieu, sur moi-même, contre moi-même, et dont la conséquence au plan du réel serait ma propre transformation. L’acte en question était de la nature de l’aveu : qui est, en toute rigueur, un type de parole-acte, au plan de la justice, puisque sa conséquence peut-être pour l’auteur, le responsable, le sujet, le coupable : la prison. Ici, en ce qui me concerne, il ne s’agissait pas de rendre public une faute que j’aurais cachée comme Raskolnikov jusqu’à la fin de Crime et Châtiment, mais de déposer toute mon âme sur la place du marché comme un amoncellement de monceaux de chair sanglante et disparate, sur un plateau de la balance, afin que le lecteur quelconque procède à sa pesée. Je me souviens en effet, toutefois, que, tout comme Raskolnikov, mon passage à l’aveu, avait pour but de m’innocenter. Toutefois, à la différence de Raskolnikov, je disais au juge et aux jurés : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez. Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’oeil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? » ; à la différence encore que dans ma viande que je déposai sur le plateau pour qu’elle y fût pesée, il y avait des morceaux de l’humanité entière et que je disais avec mon acte comme dans la Ballade des pendus : « Frères humains (…) priez Dieu que tous nous veulent absoudre ». Or je dirais, en outre, qu’à la différence de Raskolnikov, ma faute était légère, en apparence. Je n’ai pas commis de crime. Mais qui assassine dans Crime et châtiment ? Et qui se sauve de la souffrance par l’acte de sa confession ? Qui commet l’acte, sinon l’auteur, Dostoievski, dont Raskolnikov est un double au plan de la fiction, dont il éprouve chacune des idées et des sentiments atroces jusqu’à la joie de la rémission des péchés. Donc, en effet, l’acte est en fait en tout point semblable : en posant son âme dans la pesée, c’est l’humanité entière, juges et jurés, victimes et bourreaux, que l’artiste expose au jour du Jugement, avec l’intention, je crois, chaque fois, pour peu que l’œuvre soit un peu conséquente : de l’innocenter. Un artiste dont la finalité est de prononcer la sentence qui  envoie l’humanité toute entière en enfer ne crée pas, ne crée plus, est sans pouvoir : il se tue. Ainsi si chaque être créé est une confession faite par l’artiste qui est l’auteur des crimes de tous les hommes, comme le Christ : songez, par ailleurs, à la grande confession de Pierre Guyotat et à la foule innombrable des fautifs, l’immense progéniture qu’il a conduit dans ses flancs au Paradis, disant encore comme François Villon :

Prince Jésus, qui sur tous a maîtrie,
Gardez qu’Enfer n’aie de nous seigneurie.
A lui n’avons que faire ni que soudre.
Hommes, ici n’aient point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

L’acte d’écrire est en outre un acte de magie : bénédiction, malédiction, sort, divination. Ceci en raison de ce que je crois être une compassion, voire une consubstantialité du verbe et de la chair qui fait que l’écrit, à l’instant où il s’écrit, puis à l’instant où il est dit, agit immédiatement dans la chair. Bénie ou maudite. Je veux dire que l’écrit, que l’on croit être fiction, et qui est fiction, est un acte qui opère à même le réel, qui le déchiffre et l’accomplit, parce que le réel, la chair, ou la matière vivante organisée, telle que la décrit, je crois, la génétique, science de l’engendrement du vivant, est engendrée suivant une combinatoire alphabétique. Il semble ainsi que l’écrit déclenche dans la matière le programme de son organisation, sa genèse, comme dans l’Ancien Testament. Ce miracle, dont les actuels développements de la science du vivant sont la plus récente formulation, est pressenti et décrit comme l’acte du poète-mage depuis les haruspices «étrusques » qui lisent l’avenir dans les organes des animaux –  aux Lettres du voyant de Rimbaud, en passant par Moïse de Léon, auteur au XIIIe du Zohar, dont la langue en outre est si semblable aux Illuminations, et pour qui la matière est un composé de lettres de l’alphabet hébraïque.

Donc oui, encore,  je partage l’ambition de faire de la parole, soit de l’écrit, une émotion. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, d’ailleurs : à moins d’écrire un règlement intérieur, un code civil (qui est une activité noble indispensable à la vie politique)  où de croire que l’art c’est « décrire » des faits supposés extérieurs à lui, comme si la littérature était une forme un peu volumineuse de journalisme (autre activité noble, hélas aujourd’hui considérablement dégradé par un usage indigent de la langue) rendue possible par une certaine quantité de papier ou de temps disponible, comme cela semble être la coutume aujourd’hui.  Je ne conçois pas d’écrit dont la substance soit autre chose que le vibrato charnel de l’émotion.

Le verbe, la parole, l’écrit ne peuvent être que la trace de l’instant où la langue a saisi dans la chair l’émotion, et la chair du lecteur lisant libère en la forme la vie captive et se met à trembler, comme en tout son corps et en tout son esprit vibre le vibrato. Telle est l’ambition que j’attribue à l’art, tel est la mission qu’écrivant Enfant de Perdition je me suis assignée, et que j’espère parfois avoir accomplie.

Mais l’artiste vit de la saisie dans la langue de ces vibratos qui sont les formes illimitées de la vie pourtant mourante. Pour la conserver, la figer dans des formes dans quoi d’autres pourront les libérer pour en être traversés. Chaque vibrato captif scintille comme une étoile et dans la forme, dans la phrase, vit de sa durée. Ainsi, l’oeuvre achevée, il doit pour vivre aller saisir de nouvelles vibrations. Il est un fabricant d’étoiles, il élargit et approfondit, étend l’univers. C’est en ce sens qu’il crée.

Alors en effet, seulement, lorsque l’écrit crée une étoile, la parole est un événement. C’est là je crois encore une fois l’ambition de l’art véritable, et c’est à cela que tient l’extrême rareté de son accomplissement. « Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! ».

C’est-à-dire que le poète arrive à l’inconnu par l’écrit et il a vu ses visions lorsqu’il les a saisies.  « Je notais l’inexprimable, je fixais des vertiges ». Oui, l’écrit doit être un événement. C’est-à-dire qu’il doit enfanter une étoile qui jusqu’à lui était recouverte par la nuit, engloutie dans le chaos. Et c’est en allant au fond de son chaos interne, que l’artiste trouve la formule de lui-même qu’il saisit avec des traits, des couleurs, des points, de rapports de son, des mots, et c’est cette composition qui doit être quelque chose de nouveau. Toutefois, là où la formule de Rimbaud pourrait laisser entendre que l’événement est l’effet d’une hallucination, il est, je crois, plutôt, la vue d’une vision lente et longue dans la profondeur du chaos, un long dérèglement de tous les sens, mais une vision créatrice, c’est-à-dire qui fabrique ce qu’elle voit, ou ce qu’elle entend, et au long dérèglement s’associe un, tout aussi long, règlement nouveau, qui est l’évènement, la venue d’un nouveau monde.

Enfin, est-ce que je partage avec Pierre Guyotat la même ambition sensuelle de la langue ? Si l’on entend sensuel, strictement, par érotique ou sexuel, non, je ne crois pas. Car c’est bien de cela qu’il s’agit aussi dans l’œuvre de Pierre Guyotat, avec la scène, ou le dispositif réitéré de la prostitution esclavagiste, du commerce sexuel des corps, et donc d’un espace matériel que je dis « concaténé » où ce qu’il appelle les « figures », ultra-sexualisées, se rapportent l’une à l’autre sous l’élan de la pulsion, sujet ou objet, client ou putain, humain et putain, et sous l’élan d’une langue par les figures prononcées –pas de narrateur non figuré dans les œuvres en-langue de Pierre Guyotat-, elle-même soufflée dans le râle érotique, la volupté charnelle et dont la loi syntaxique, matérielle, nouveau règlement d’un monde inventé, gouverne la disposition des corps et leurs mouvements dans l’espace.

Dans Enfant de Perdition il s’agit d’autre chose, bien qu’il y ait, à l’œuvre dans le long dérèglement des lois antérieures de la langue, une offensive réitérée du Franco-provençal dont la cause est moins l’influence artistique qu’une commune localité natale. En outre, la vallée où sont « agglomérées toutes les races du monde » dans Enfant de Perdition a pour motif  l’un des motif-paysages de Progéniture où Pierre Guyotat fait ses figures avoir les mains et la face mâchurés par l’anthracite, charbon brillant, industriellement extrait et dont les résidus forment des pyramides noires dites terril : à savoir la vallée du Gier, dont je parlais au début de notre conversation.

Toutefois, la sensualité de la langue à l’œuvre dans Enfant de perdition, est plutôt une sensorialité intégrale, incarnée moins par la pulsion et dans la chair voluptueuse, que dans la matière quelconque, par le rythme, la pulsation, faisant parler la pierre, la feuille, le bourdon. Disons que sa sensualité est plus voisine de la sensualité de l’Anglais réinventé par Faulkner, dont je sais en outre que Pierre Guyotat a aussi été toute sa vie un lecteur et un admirateur ardent, -admiration commune pour le « vieux Bill » comme il l’appelait, qui, outre la communauté de « pays » qui nous liait, a été un des motifs de notre amitié, de notre fraternité dirais-je.

Et je dirais, enfin, que si la langue de Pierre Guyotat est la langue d’un monde où l’humain a été chassé, une sorte de jardin d’Eden renversé où le diable est innocent, et dont la joie est joie des putains, « animaux de la misère », la langue d’Enfant de perdition est la langue d’un monde où l’humain peut encore se racheter,  un monde historique, où le cercle du maître et de l’esclave arrive à se briser. Où l’anneau de la chaîne s’ouvre et où se rompt la concaténation. Disons, pour invoquer encore le « vieux Bill » et son discours du Nobel, en 1949, qu’Enfant de Perdition commence par le « refus de la fin de l’homme » et s’y tient.

Pierre Chopinaud © Jean-Paul Hirsch/P.O.L

Je sais toutefois que Pierre Guyotat avait une foi inébranlable en l’homme, et en la femme, en dépit de son œuvre, si je puis dire,  qui se tient en une sorte d’au-delà de l’Histoire, perpétuellement infernal, et pourtant « joyeux ».

D’ailleurs le « réel » contemporain, dont l’État islamique, avec ses mises en esclavage, ses décapitations est l’un des plus saillant et morbide événement, ressemble de façon effroyable à ses plus récentes fictions, et sans doute à sa grande fiction inachevée en cours : Labyrinthe. Je crois toutefois que la dernière grande subversion à l’œuvre dans ces fictions infernales est le rire qui les ébranle. Sa grande ruse aura été peut-être finalement d’avoir tenté de subvertir l’enfer. Par La comédie. C’est-à-dire que dans cet enfer, l’homme pourtant disparu s’amuse encore de sa disparition, et ce qui reste de lui, ce qui sonne par-dessus les sons de l’enfer, c’est l’éclat de son rire.