Hélène Cixous : au-delà des murs (Correspondance avec le Mur)

Aurélien Barrau

Dès les premières pages, il y a du Melville, il y a du Kafka. Il y a du Shakespeare, il y a du Derrida. Il y a du Nietzsche, un peu, il y a du Rilke, à peine. Je pense qu’il y a aussi quelque chose de Genet, mais un soupçon, sur le mode de la présabsence spectrale.

Et ça se babelise de l’intérieur. Ça s’hybride dans les idiomes. Ça se chimère dans les multiples de la langue.

Elle n’existe pas, Hélène Cixous. Elle a déjoué les ruses de l’être et du non-être depuis longtemps. Son ontologie serait plutôt une méréologie de toutes les littératures écrites ou à venir. Jonchée dans les étagères perdues d’une Bibliothèque de Borges qui serait à elle-même son propre livre.

Pourtant, ce qu’elle dessine n’a rien d’une simple mise en résonance ou en réseau de l’écrire des géants. Elle travaille en démiurge la glaise des mots comme d’autres l’argile des sons. Elle offre un ouvert.

Dans son dernier livre, Correspondance avec le Mur, accompagné de planches d’Adel Abdessemed, Hélène Cixous explorinvente un fascinant labyrinthe spéculaire où le mur, la mère, l’amour, le rêve, l’animal, se renvoient les images-mondes troubles et presque incandescentes d’un réel esquissé à la pointe noire. Sous le Soleil aveuglant et parfois assourdissant d’une Jérusalem protéiforme.

Hélène Cixous (pro)pose une anamnèse. Le souvenir, omniprésent, nervure chaque pensème. La moindre ébauche dialogique est traversée par la réminiscence de tous les stigmates d’un passé qui se future dans les mots.

Saturation mémoriale et exploration destinale.

« (…) j’étais voyagée, glissée dans le porteur adoré, selon la puissance d’ubiquité qui est une des applications les plus bouleversantes de l’amour ».

H.C., pour la vie, comme l’appelait Derrida, fraye ici un chemin fragile et hésitant. L’écrire titube parfois. Le lexique chancelle.

À se perdre de dedans.

Pourtant, quelque chose d’inébranlable se met en place. Une sorte de mécanisme arborescent qui gagne doucement tout l’espace. Une dynamique plurale. Un engrenage de l’attraction et de l’inflation. Une mouvance inexorable qui se joue des rugosités syntagmatiques.

Hélène Cixous Correspondance avec le murEn ces temps dangereux où les pensées se crispent, où les possible s’atrophient, où les dons se constellent de doutes, où la saine et nécessaire interrogation conceptuelle sur les modes de vérité est dévoyée en outil de mensonge et de manipulation, Hélène Cixous entre en résistance de la seule manière qui vaille : sans concession et sans complaisance. Surtout : sans perdre une once de la nuance inquiète — précision angoissée et déjà consciente des divergences chaotiques qu’elle ne peut qu’engendrer — qui signe et strie chacune de ses ébauches.

Hélène Cixous invente une littérature de l’entre. En Debussy des mots, elle travaille la désunion des mondes sans jamais oublier un infime de l’héritage immense dont elle nous laisse dépositaires en l’assumant jusqu’aux contre-addictions.

Correspondance avec le Mur est un livre sans équivalent. Incommensurable à tout autre texte. Strictement singulier. Et absolument universel pourtant, en résonance intime avec toutes les strates du palimpseste qui se découvre, sans se dévoiler tout à fait, au détour de chaque phrase de cette œuvre en éternel devenir.

Hélène Cixous, Correspondance avec le mur, avec cinq dessins d’Adel Abdessemed, éditions Galilée, 2017, 166 p., 25 €