L’histoire pourrait être kafkaïenne, et Benjamin Balint le souligne dès le titre de son essai Le Dernier procès de Kafka, qui vient de paraître aux éditions de La Découverte : la saga des manuscrits et inédits de l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, par ailleurs docteur en droit, semble tout droit inspirée du Château comme du Procès, elle est au centre de ce livre passionnant qui se lit comme un roman.
Kafka est l’objet d’un « culte mondial », Pascale Casanova le rappelait en 2011, et les textes de l’écrivain sont soumis à une forme de « fétichisation ». La moindre de ses sentences se voit « érigée en étendard d’une sagesse mystérieuse », d’autant plus forte qu’elle est ambivalente et rétive à tout commentaire définitif. Kafka échappe, à la critique, aux assignations, aux lieux comme à l’époque, il est partout et nulle part.
Le saisir est d’autant plus complexe que sa première réception est liée à la fiction patiemment élaborée par son ami Max Brod, exécuteur testamentaire et « traître » — il n’a pas brûlé les manuscrits du disparu mais Benjamin Balint souligne qu’il ne l’avait pas non plus promis à l’écrivain. D’ailleurs les premiers textes de Kafka que Brod a publiés sont les deux notes de son ami lui demandant de brûler ses textes, manière de faire du double bind le point de départ de l’œuvre inédite posthume. Kafka meurt en 1924 : n’ayant pu sauver l’ami, Brod se jure de faire vivre l’écrivain et, lorsqu’il quitte Prague pour Tel-Aviv, c’est avec une seule valise (contenant textes et manuscrits de Kafka), laissant ses propres archives derrière lui, sans certitude que la malle les contenant puisse lui parvenir plus tard.
Mais Max Brod a fait plus que révéler au monde l’œuvre alors encore méconnue d’un génie : s’il a inlassablement publié les textes, il a aussi bricolé l’ordre des cahiers, réécrit des passages pour mieux coudre des fragments, corrigé en rouge directement sur les manuscrits, inventé des titres et des fins (comme celle du Procès sur l’exécution de Joseph K.) ; il a coupé, censuré (les Journaux, paraissant enfin dans une version intégrale en français, en témoignent), il a bricolé depuis des textes inachevés et décidé de ce qui était lisible ou pas, et comment. Kafka aura été l’œuvre de sa vie au point que la renommée de l’auteur graphomane et pierre angulaire de la vie culturelle pragoise est aujourd’hui réduit à ce rôle de passeur ou à sa biographie (elle-même controversée) de Kafka. On ne souvient de lui, écrit Balint, que comme « curateur d’une célébrité posthume ».
Kafka est en partie — du moins jusqu’à très récemment — la création de Brod, et ceux qui, comme moi et beaucoup d’entre nous, ont lu Kafka chez Fischer Verlag ou dans les traductions de Marthe Robert ou Alexandre Vialatte ont de fait lu une fiction de Max Brod, édifiant la statue d’un saint et martyr de l’écriture.
« C’est dans la catégorie de la sainteté et non pas, comme on pourrait le croire, dans celle de la littérature, qu’il faut ranger l’œuvre et la vie de Kafka » (Max Brod, Une vie combative). Kafka est pour lui un saint et un prophète, comme il est pour d’autres la pythie des abominations du nazisme, le prédicateur de l’horreur, le devin de nos temps bureaucratiques et administratifs. Le moindre des textes de l’écrivain se voit soumis à une grille interprétative, alternativement historicisée ou psychologisante — je laisse volontairement de côté, encore, la part religieuse. Et tant pis s’il faut pour cela écraser ses textes, les passer au tamis et couper tout ce qui dépasse : l’ironie et le rire, les bordels et la chair (entre autres). Comme l’écrivait Hannah Arendt, « les interprétations de Kafka nous éclairent davantage sur le lecteur que sur l’auteur ».
C’est justement ce que montre Le Dernier Procès de Kafka de Benjamin Balint qui revient sur la succession de Kafka : la double « trahison de Brod » (qui participe d’ailleurs de la légende, au sens propre) puis la bataille autour des manuscrits et inédits, après la mort de Brod en 1968 et relance la question d’un héritage possible de Kafka comme d’un ancrage potentiel de ce dernier dans un champ culturel et/ou linguistique. Kafka peut-il appartenir à une nation ou une institution et si oui, laquelle ? Ses manuscrits, dessins, écrits divers (cahiers, journaux, lettres), relèvent-ils de la propriété privée ou de l’intérêt public ? Qui peut gérer son œuvre, la conserver et la diffuser ? Ces questions, évidemment articulées, sont celles que soulèvent la notion de succession, au sens symbolique comme légal du terme, de Nachlass, que déploie Benjamin Balint.
L’auteur fait donc le choix de courts chapitres centrés sur une date et un lieu, comme autant de tentatives de cerner l’histoire non linéaire de ce procès sans fin comme des assignations hypothétiques de Kafka à un lieu et un moment. L’essai (qui est aussi un récit) nous transporte ainsi de Prague à Tel-Aviv, de Munich à Jérusalem, en passant par Londres, Ostrava ou Schelesen, du début du XXe siècle à aujourd’hui, autour d’une question simple en apparence : « A qui appartient Kafka ? »
Balint raconte l’amitié de deux hommes qui se rencontrent à l’université à Prague, Max et Franz ; il narre la mort de l’un et l’autre inconsolable, quittant tout pour la Palestine quand la menace nazie s’installe ; il dit la difficile adaptation de Brod à Tel-Aviv, sa liaison de plusieurs décennies avec Ester Hoffe, le legs de ses propres manuscrits comme de ceux de Kafka à cette dernière qui, à sa mort, les transmet à sa fille Eva puis la bataille acharnée d’Israël, de l’Allemagne et d’Eva Hoffe autour de cet héritage.
En allemand la question serait centrée sur la polyphonie du mot sein qui « désigne à la fois l’existence et l’appartenance », comme le rappelle l’épigraphe du premier chapitre, empruntée à Kafka dont les citations viennent ironiquement commenter les phases de ce Dernier procès.
Kafka partout et nulle part toujours, au point de pouvoir ponctuer de ses sentences une affaire qui concerne sa postérité.
Agencement et circulation sont bien les axes de sa littérature, comme l’ont montré Deleuze et Guattari, voire de la justice qui est « désir et non pas loi » comme ils l’écrivaient (Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, p. 90).
Si l’essai se veut factuel, il ne réduit aucune des apories de cette affaire et ne tente jamais de faire des disjonctions qui articulent ce Dernier procès de simples oppositions manichéennes. Autre chose se joue bien sûr autour de cette bataille. Le moins douloureux (sinon pour Eva Hoffe qui a toujours considéré Brod comme un mentor et un membre de sa famille) est de savoir s’il faut distinguer les manuscrits de Brod de ceux de Kafka ou si ces documents relèvent d’une propriété privée ou doivent être disponibles pour les chercheurs et le public. Il suffit de voir comment ces archives étaient conservées rue Spinoza par Eva (chats, cafards, etc.) pour y répondre. Le plus complexe est évidemment la question de savoir si Kafka, né à Prague, juif d’expression allemande, doit être considéré d’abord comme un écrivain juif et ses manuscrits donc conservés à la Bibliothèque Nationale d’Israël ou s’il est un auteur germanophone dont les textes trouveraient tout naturellement leur place aux Archives littéraires allemandes de Marbach.

D’un côté comme de l’autre, la question posée n’est pas seulement celle de la place d’un écrivain par essence non situable, dont l’ethos est celui d’un déplacement constant, elle est celle de la réparation, un même terme pour deux sens diamétralement opposés (dans les faits comme dans le symbole) : la réparation d’une faute, pour l’Allemagne (effacer la culpabilité par l’admiration littéraire) ; la réparation d’une extermination massive et la sauvegarde d’une culture passée au bord de l’effacement du côté d’Israël.

Les lecteurs de Kafka et héritiers de la monstrueuse histoire du XXe siècle que nous sommes pourraient avoir une idée tranchée du destin « naturel » de ces textes. Or Benjamin Balint montre avec nuance et pertinence que « pour les deux pays, Kafka était un trophée historique, un instrument au service de leur prestige ». Israël a mis très longtemps à célébrer l’écrivain — pas de rue à son nom (jusqu’à très récemment), pas d’édition d’œuvres complètes comme en Allemagne et en France — et la revendication de ses archives participe d’un double mouvement inextricable : certes sauver ce qui a presque été effacé (et Benjamin Balint rappelle les livres interdits et brûlés par le troisième Reich, les bibliothèques spoliées par le nazisme) mais aussi asseoir une puissance politique (voire l’existence même de l’État hébreu) via la conservation des archives de l’écrivain. Côté allemand, revendiquer ces textes est une manière non d’effacer l’histoire mais de symboliquement souligner combien tout est fait pour renouer avec une culture antérieure au nazisme. La bataille juridique, qui met à nu un « désir de possession », est indissociable de ses dimensions éthiques et politiques.
Et mieux vaut oublier Kafka et son œuvre pour tenter de résoudre ces tensions, nœuds juridiques et testaments trahis. Si l’écrivain était juif, son rapport à la religion et au sionisme était contrarié, aussi disjonctif que celui qu’il entretenait à l’amour ou à sa propre existence. Comme l’écrit Judith Butler citée par Balint, « la Palestine était pour Kafka un ailleurs figuratif où vont les amoureux, un futur ouvert, le nom d’une destination inconnue ». Certes Brod, dans sa « vénération fanatique », a voulu faire de lui un ardent défenseur de la Palestine, il a mis en avant son apprentissage de l’hébreu, les textes écrits dans cette langue, les références religieuses permettant d’expliciter ses textes. Mais Kafka échappe à une lecture aussi unique, lui qui se disait « fait de littérature » et se voulait comme détaché de tout (« sans ancêtres, sans mariage, sans descendants ») : « c’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même ». Ironiquement, ce procès sans fin illustre magistralement en retour toutes les apories de l’auteur, pensons à sa lettre à Brod : les écrivains juifs « vivaient entre trois impossibilités : l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire autrement, on pourrait même y ajouter une quatrième impossibilité : l’impossibilité d’écrire ».
De fait ce procès sans fin concentre les dimensions : il illustre les relations germano-israéliennes, il rappelle les tensions, drames et traumatismes du XXe siècle, il repose sur des paroles données ou trahies, des revendications qui oublient la littérature au nom d’intérêts culturels et politiques — « chacun tente de lier un « nous » national au nom de Kafka » ; il permet à Balint de par ailleurs revenir sur l’histoire des éditions et traductions des textes de Kafka, sur la création de l’État d’Israël, le sionisme, la diaspora et l’alya comme le triste destin de personnage touristique que lui réserve Prague aujourd’hui, ville dans laquelle il est portant enterré ; le procès permet enfin à Balint d’interroger la postérité littéraire de Kafka, celle de philosophes ou d’écrivains — en particulier Philip Roth et Nicole Krauss.
Véritable enquête multidirectionnelle, Le Dernier Procès, dont le titre rappelle tout autant le roman le plus célèbre de Kafka que L’Autre procès d’Elias Canetti, rend justice à une mécanique judiciaire complexe et aux contradictions de l’Histoire qu’incarnent l’œuvre comme la figure de l’écrivain. On regretta quelques coquilles dans la traduction française dont un sérieux problème avec les dates : celles des pages 209 et 211, déplacées d’un siècle, ou 1983 devenant le centenaire de la… mort de Kafka. L’affaire a été jugée et les manuscrits de Kafka (ceux de la rue Spinoza de Tel-Aviv comme des coffres suisses) appartiennent désormais à la Bibliothèque Nationale d’Israël qui s’est engagée à les numériser et à les mettre à la disposition des chercheurs. Mais cette décision de justice ne doit pas faire oublier l’ensemble des questions que soulève cette affaire : Benjamin Balint restitue leur passionnante acuité.
Benjamin Balint, Le Dernier Procès de Kafka. Le sionisme et l’héritage de la diaspora (Kafka’s Last Trial), trad. de l’anglais par Philippe Pignarre, éditions de La Découverte, janvier 2020, 312 p., 20 € — Lire un extrait