De toutes choses dites à son propos, et une profusion ont été dites, c’est de son exemplarité qu’il est le plus souvent question : le hirak, depuis le début du mouvement en février 2019, est caractérisé par son exemplarité. Entendre, d’abord (et surtout), par exemplarité, son pacifisme. En effet, le mot d’ordre silmiya, qui a structuré les premières manifestations, est resté, sans presque aucune exception, une injonction depuis lors. Il faut rester pacifique, il faut éviter l’impasse de la confrontation, il faut ne pas faire œuvre de violence, il faut, en miroir désormais brisé, ne pas répondre à l’humiliation alors subie, par une violence à mesure de celle, souvent subreptice, parfois moins symbolique, imposée depuis des années. Et ce, premièrement pour des raisons évidentes, on aura dit que le traumatisme de la « décennie noire » est alors dans tous les esprits, et que personne ne souhaite effectivement un bain de sang, hormis peut-être le régime, qui trouverait là sa légitimité. Ainsi, les raisons sont tout autant stratégiques dès lors qu’il s’agit, cette fois-ci, de ne pas faire le jeu du régime, mais plutôt d’en déjouer les vieilles, mais non toujours galvaudées, méthodes.
Mais il y a, aussi, un désir d’exemplarité qui ne semble pas seulement stratégique. Et qui, loin de rompre avec l’humiliation, vient, là, la continuer. Regardez-nous, nous sommes irréprochables, et il n’y a rien que vous – et c’est un vous polymorphe : alternativement le pouvoir, la bande, mais aussi l’opinion internationale en général, et la France en particulier, les vieux lorsque les jeunes ont fait les premiers pas, les oppresseurs et les experts, tous ceux qui nous regardent en somme- il n’y a rien que vous, tous, puissiez nous reprocher. L’exemplarité du hirak n’est pas un rejet, mais une réponse, aux humiliations itérées. Au-delà de son évidente puissance, matérielle et symbolique, elle peut constituer une incorporation de l’humiliation, et par l’humiliation, d’une attente, de l’exigence de ce que doit être le hirak, mais surtout de l’injonction de ce qu’il ne peut être. Le hirak s’instituant exemplaire, répond, précisément – et en cela, il est absorbé – aux paradigmes qu’il récuse. Et c’est là, en somme, son piège. Là où l’on ne peut voir : ce(ux) qui nous guette(nt) ; on se donne à voir : irréprochable. Il ne s’agit aucunement de remettre en question le caractère rebelle par ailleurs, subversif, voire révolutionnaire du hirak mais d’en élucider les mécanismes, supposés ici, inertiels.
Si la stratégie éprouvée d’un pacifisme revendiqué semble avoir été avisée – le mouvement se maintient près d’un an plus tard dans une dynamique chaque fois remaniée, mais toujours horizontale -, il se pourrait que l’exemplarité, au-delà de la question du pacifisme, puisse être, de par son exigence impossible à soutenir, une impasse, lorsqu’elle n’est pas un leurre. Ne peut-on voir, alors que les élections du 12 décembre étaient certes essentiellement rejetées, dans le souhait de ceux qui malgré tout ont voté, une même logique d’exemplarité devant l’opportunité démocratique ? Il s’agissait, certes, d’y voir dans un premier temps l’occasion d’une sortie de crise. Mais aussi de pouvoir faire ici œuvre d’exemplarité en ne refusant pas l’opportunité démocratique (ou du moins son spectre) qui s’offrait à travers l’élection présidentielle. L’idéal démocratique ne se refuse pas. Et parmi les arguments avancés par les algériens ayant émis le souhait de voter, servis par la propagande gouvernementale, l’argument démocratique, assimilant le hirak a un mouvement dissident au mieux, anti-démocratique, séparatiste, voire à la dérive, au pire, était récurrent. Le hirak n’aurait pas tenu l’exigence d’exemplarité.
Et pourtant, le hirak s’attache à la tenir, si bien qu’aucun embryon de structure ne s’en dessine (pour l’instant !) et que son ossature est encore bien frêle. Là où le mouvement au Soudan, par exemple, s’est rapidement structuré, et voit sa transition militaro-civile (soyons prudents !) au moins entamée, le hirak peine à s’apprivoiser. Non pas qu’il s’agisse de se laisser approprier quitte à en perdre son empreinte plurielle qui en fait sa spécificité, encore moins de se laisser exproprier de sa substance exclusivement populaire, mais de se laisser infléchir vers une proposition. Il n’y a pas eu, émanant du hirak, de proposition exemplaire, et il n’en existe pas. Mais à défaut d’une proposition exemplaire, c’est d’une proposition exigeante, qu’il est question. Celle qui se refuse à tous les paradigmes déjà éprouvées. A travers chacune d’entre elle, il en écume nécessairement un risque, – et c’est le propre de ce qui n’a jamais été éprouvé – celui de renoncer un peu de son exemplarité, de ses idéaux, de sa pureté. Celui de ne pas craindre d’être poussé à la faute. C’est un risque, pragmatique, à prendre, quel qu’en soit le choix consenti, mais c’est un risque qu’il faut prendre. Car, si ce n’est d’inexemplarité ou d’impureté, c’est d’inertie que le hirak pêchera.
La structuration dont il est question ici n’est pas une structure, hiérarchisée, au sens propre. Elle n’est pas une nécessaire uniformité, ni un impératif de cohérence, ni même une visée hégémonique qui exigerait un rapport de force. Mais une alternative au sens radical. Le hirak doit faire naître un système -entendre par système un mode de saturation de l’espace- qui sans velléité de se substituer au précédent, en rupture de continuité, le dissout dans sa facticité. Il doit faire naître, à travers ses ramifications ou ses pullulations, un paysage politique radicalement autre. Il doit, surtout, déployer des références sociales et politiques nouvelles. Un changement de paradigme, où, dans ses premiers balbutiements, deux co-existent encore… menaçant pourtant irrémédiablement le premier d’obsolescence après des années d’opalescence. Bien sûr, il faudra compter sans l’armée, et bien sûr, il faudra compter avec l’arbitraire des arrestations et l’habitude de la répression. Bien sûr, il faudra fauter – fauter au sein même de notre paradigme -, et ce, d’autant plus que la confusion, l’hésitation, l’incertitude est, en face, érigée en stratégie. Bien sûr, il faudra, et il y a urgence, des gens qui se salissent les mains et des initiatives qui immanquablement échoueront. Le hirak a déjà redéfini, par ses acquis, un mode de contestation. Il s’agit maintenant, de redéfinir durablement, un mode de politique. Nous avons encore le nombre. Faisons force de politique. Et Dieu seul sait.