J’enlève la tique dans la critique, je l’extirpe : ne reste plus que le cri, cri qui n’est même pas le mien « propre », qui est le cri, notre cri à tous, de bébé, d’origine ou d’effroi, de terreur, de surprise ou de joie, cri de l’humanité, qu’il soit étouffé de peur bleue ou projeté de rage vers un ciel étoilé, immuable, grand observateur silencieux, qui ne dit rien, qui jamais ne répond… cri de Munch ou du Pape Innocent X, qu’il soit sourd, grinçant et intériorisé chez Vélasquez – « troppo vero » ! s’exclama le Pape en découvrant la toile – qu’il soit de torture et d’expressionnisme chez Bacon… cri de Marilyn dans le désert du Nevada, cri blanc de la reine Isabelle Margot dans la nuit de la Saint-Barthélémy, mains portées au visage, cri de Béatrice Dalle sur la scène des Folies Bergères alors que John Merrick Didier Joey Starr agonise… unique cri du Christ sur la Croix : Eli, Eli, lama sabachthani ?, Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
« Il est l’horreur même, ou l’humanité. Tragique et souriant du malheur d’être né, sachant que le mal est là et qu’il faut l’épouser pour vivre. Il est moi. »
J’enlève la tique, j’ai dit, je ne résumerai donc pas la pièce, je donnerai encore moins de note ou de bon point, pas d’étoiles ni macarons, je n’ai pas vu un objet culturel à consommer et apprécier, soupeser, pas envie de palper l’animal, vérifier la blancheur de sa dentition, toiser ou jauger la bête, pas envie d’aller à la foire au monstre, pas après cette pièce… non, juste envie de penser à ce passage des Psaumes : « Ah ! Qu’il est bon et doux pour des frères de demeurer ensemble ! Ah ! Qu’il est doux de demeurer ensemble ! »
Cet Elephant Man est une immense histoire d’amour en Occident, une allégorie du déroulement de la vie, de la naissance à la mort c’est-à-dire d’une souffrance à une autre souffrance, c’est une histoire du bien, donc une histoire du mal, c’est le scandale de la chair et du désir, et nous sommes à Paris en France en octobre 2019, et nous sommes à Londres, Victoria règne et Jack éventre, et ça continue, les hommes éléphants d’aujourd’hui migrent désormais, ils vont et viennent de camp en camp, je mélange tout car tout est lié : 3000 personnes vivent en ce moment dans la rue, dans le Nord de Paris et à Saint-Denis, il s’agit de 261 tentes en ce moment même rien que sur l’avenue du Président Wilson, 63 tentes Porte de la Chapelle au niveau de l’accès d’autoroute A1, 17 tentes à la sortie périphérique extérieur, 62 tentes et 7 baraquements à l’accès périphérique intérieur, 87 tentes à l’accès périphérique extérieur, 52 tentes à la jonction entre le périphérique extérieur et l’A1, 30 baraquements et une tente à la Porte de la Villette, 250 tentes à la Porte d’Aubervilliers au niveau de la sortie périphérique intérieur, 124 tentes et une quinzaine de baraquements à l’accès périphérique intérieur, 8 tentes à la sortie périphérique extérieur, 110 tentes à l’entrée périphérique extérieur, 20 tentes à l’entrée du périphérique intérieur… Et combien de John Merrick, combien ? Nous avons commencé à enjamber les cadavres.
Les John Merrick ce sont les Intouchables en Inde, les pédés en Tchétchénie ou dans certaines régions d’Afrique, c’est Vanesa Campos Vasquez, 36 ans, femme trans et travailleuse du sexe qui venait du Pérou, qui ne baissait jamais la tête quand on la frappait ou qu’on la traitait de « sale travelo », Vanessa Campos assassinée d’une balle dans le thorax au Bois de Boulogne durant l’été 2018… les John Merrick c’est les garçons-filles et les filles garçons de Thaïlande, de Manille et d’ailleurs,
John Merrick c’est le visage d’ange blond de Matthew Shepard, 21 ans, étudiant américain torturé à mort en 1998, ses deux agresseurs lui avaient fait croire qu’ils étaient gays pour l’attirer dans un piège, ils l’ont attaché à une clôture et lui ont fracassé le crâne à coups de crosse de pistolet,
John Merrick c’est Ihsane Jarfi, ce garçon de 32 ans, belge, qui disparaît un soir à la sortie d’un bar gay à Liège, il monte dans une voiture avec quatre hommes… deux semaines plus tard son corps nu est retrouvé dans un champ, il a été frappé à mort, le médecin légiste comptera 17 fractures aux côtes et il établira que l’agonie a duré entre 4 à 6 heures… John Merrick c’est les « noirs », strange fruits pendus aux arbres aux États-Unis dans des époques pas si lointaines, c’est les « noirs » pleurés par Billie Holiday et Nina Simone, c’est tous les noirs de tous les temps qu’ils soient noirs, rouges, jaunes ou kurdes, gitans, c’est les pauvres face aux riches, c’est la pauvreté des riches, la richesse des pauvres, toute la violence économique et les dominations de toutes sortes, c’est aussi bien et bien sûr les dangers du manichéisme, les écueils de l’angélisme à deux balles… les cyniques, les jaloux, les snob, les blasés, les frustrés et les envieux auront du mal avec cette pièce, comme ils doivent avoir du mal (on l’espère) avec leur miroir, seuls dans leur solitude et leur face à face avec eux mêmes, dans la noirceur de leurs bulles d’intimité…
John Merrick s’appelait aussi Havrin Khalaf, elle a été tuée samedi dernier dans le nord de la Syrie, sur la route M4 entre les localités de Qamishli et Minjeb. Havrin Khalaf avait 35 ans, elle était kurde, ingénieure, féministe, et co-présidait le parti politique Avenir de la Syrie, qui réunissait arabes et kurdes dans un même combat dans cette partie du pays, à la fois contre le régime de Bachar El-Assad et contre l’État Islamique. Elle circulait dans sa voiture, avec son chauffeur, quand elle a été prise dans une embuscade : les images montrent que sa voiture a été criblée par des rafales. Selon certains témoignages, elle aurait été sortie du véhicule, violée, lapidée puis exécutée comme un animal. Son chauffeur est mort lui aussi. Son visage, son calme, et sa détermination étaient connus de tous : les assassins n’ont pas eu de difficultés à la localiser.
Elephant Man est une pièce qui ne plaira pas aux tièdes et aux fines bouches, aux pisse-froids, celles est ceux qui lèvent les yeux au ciel, qui ratiocinent à l’infini, qui font la moue et bandent idem, qui tergiversent, hésitent à l’infini, calculent, mesurent et comparent pour ne retenir que le plus petit dénominateur commun, qui voient toujours le monde à travers le trou de serrure de leur ego, quel enfer, quel malheur, quelle étroitesse… c’est une pièce qui gênera ceux qui ergotent, qui pinaillent, qui disputaillent, ceux qui « aiment bien », aussi bien, vous voyez ? Bien, bien, bien… Ceux qui ont toujours besoin d’amoindrir le verbe aimer, ah ils « aiment bien », ils kiffent un peu et trouvent ça cool, pas mal, autrement dit ils n’aiment pas, ne savent pas l’absolu et le grand sérieux que contient le verbe aimer. Est-ce que Roméo et Juliette s’aiment bien ? Et Héloïse et Abélard, Tristan et Isolde, Jésus et Marie-Madeleine, Béatrice Dalle et Joey Starr ? Bien sûr que non, ils ne s’aiment pas, « bien » : ils s’aiment. C’est-à-dire complètement, tendrement, violemment, tragiquement. Seule façon d’aimer.
« Tu pars ainsi, mon amour, ma reine, ma femme, mon amante ? Il me faut des nouvelles de toi à chaque jour de l’heure, car dans une minute il y a beaucoup de jours.«
Cet Elephant Man de David Bobée est profondément aimable si tant est qu’on le voit avec des yeux de frères et de sœurs, c’est-à-dire en spectateurs partageant pour le pire et le meilleur un même monde, une même « merde » et un même « paradis », vallée de roses et vallée de larmes, une même condition qu’on dira matérielle et « humaine », l’humain, vous voyez, cet animal mortel donc limité et qui pourtant porte en lui rien de moins que l’infini, ou son idée, l’infinie idée de l’infini… Ecce homo, Adam ou John Merrick drapé dans sa magnifique laideur, voici l’homme, en son horreur, en sa beauté, animal écartelé entre lumières et ténèbres…
« Ne devons-nous pas tous accomplir une œuvre de beauté pour nos semblables avant de les quitter ? Quelque chose qui donne un sens à notre vie… quelque chose de plus grand que le simple trajet de la naissance à la mort ? »
C’est enfin une pièce et donc des acteurs, surtout des acteurs, de la vie sur une scène. Il faut donner leurs noms car ils font belle équipe, et ils sont remarquables d’engagement et de passion : Christophe Grégoire, Michael Cohen, Clémence Ardouin, Gregori Miege, Xio Yi Liu, Radouan Leflahi, Papythio Matoudidi, Luc Bruyère, Arnaud Chéron. Et Betty Béatrice Dalle Madame Kendal (ça rime avec Scandal), et Didier John Merrick Elephant Man Joey Starr (ça rime avec Jaguarr)…
« Il est l’horreur même, ou l’humanité. Tragique et souriant du malheur d’être né, sachant que le mal est là et qu’il faut l’épouser pour vivre. Il est moi. »
Le monstre – sacré – c’est également eux, à la scène comme à la ville, eux et leur amour, leur union, leur couple, leur légende… Quand on aime le cinéma on a des rêves de cinéma, et les rêves sont des œuvres qui existent autrement… Un de mes rêves est un Marie-Madeleine de Pasolini avec Béatrice Dalle, c’est en noir et blanc, ça se passe après la Passion, le Christ est mort et c’est la catastrophe, tous prennent peur et perdent espoir, c’est la grande nuit de la division et du silence, le silence le plus noir du monde… Marie-Madeleine et Judas s’enfuient, prennent la route, ils quittent la grande Histoire qui s’écrira sans eux… C’est Last Days aussi bien car dans mon rêve Gus Van Sant n’est pas loin, My own private Idaho non plus, Marie-Madeleine et Judas marchent, se taisent, errent à travers le monde… qu’est-ce qu’ils se disent et que font-ils ? Ce serait à écrire, ou à filmer direct sans scénario… Béatrice Dalle n’est pas là où on l’attend dans cette pièce de David Bobée, elle semble en retrait mais c’est un retrait plein, positif, comme celui de la vague, elle est toute en amour et compassion, humilité, embrasement et embrassements, c’est la Pietà, Mater Dolorosa, Stabat Mater Dolorosa… elle est Maman et Putain, Jeune fille amoureuse et Vieille femme sage qui a vu et en a vu, elle est Lune et en face d’elle se trouve un Soleil noir, surprenant d’écoute, d’intensité et de finesse de jeu, inoubliable Didier Joey Starr qui me fait maintenant former un nouveau rêve : qu’il reçoive le Molière du meilleur acteur de théâtre de l’année pour ce rôle et cette pièce, ce ne serait que justesse et justice !
Et ceux qui aiment ont toujours raison.
Ceci n’est pas une critique, je l’ai déjà dit, j’écris ce texte dans la nuit, en ce moment même les bombes explosent à la frontière entre La Syrie et la Turquie, les temps sont durs, très durs, on se sent impuissant, sidéré, sidéré… hier encore la forêt amazonienne brûlait et le monde entier ne parlait que de ça, qu’en est-il ? ça brûle toujours, un incendie chasse l’autre… alors il y a le théâtre, bien sûr, et le théâtre du monde… où est le théâtre ? où est le monde ? Et où est donc le vrai, le faux ? La vie, la mort ? Je me sens impuissant, d’une impuissance qui me fait honte, sidéré, sidéré…
Je pense à un petit texte magnifique, immense et tellement nécessaire aujourd’hui : Sidérer, considérer de Marielle Macé. C’était au départ une conférence, c’est devenu un texte publié aux Éditions Verdier. Que faire du mélange de colère et de mélancolie que suscite en nous le traitement réservé aux migrants, cette humanité précarisée, avec tout ce qu’il peut avoir de paralysant, de sidérant ?
Marielle Macé tente d’opérer un retournement. Elle oppose à la sidération la considération, qui n’exclut pas la compassion, ni la lutte.
Tout en approfondissant le sens de ce mot, elle nous invite à risquer d’autres formes d’écriture politique de l’hospitalité. Sidérés, nos yeux le sont devant John Merrik… sidérés, voyeurs, impuissants, fascinés, paralysés… Mais nous pouvons quitter la sidération et faire le chemin vers la considération, pour peut-être un jour devenir des hôtes les uns pour les autres, dans un monde vécu pour ce qu’il est : un refuge pour tous.
« Alors, je me disais, dans ce train : il y a un mot qui irait bien. Si on pouvait le substituer aux autres, si seulement on pouvait, on serait sauvés. C’est le mot «hôte». D’abord, c’est un beau mot, il fait sonner l’hospitalité, rite ancien par lequel on se doit d’accueillir l’étranger quel qu’il soit, même s’il nous fait peur. Mais surtout, en français, le mot est le même pour désigner celui qui arrive et celui qui reçoit, l’accueilli et l’accueillant. C’est bien qu’il n’y ait qu’un mot, puisqu’il n’y a qu’une réalité : nous sommes tous passagers, tous, comme disait Eschyle, «la race malheureuse des êtres éphémères ».(Sous les mots, il y a des gens, par Camille Laurens)
« Tu vois cette église ? Je suis en train de la bâtir. Les gens qui viennent me voir sont des amis. Pas des clients. Je ne suis pas un chien qui rampe sur ses pattes arrière. »
Elephant Man la pièce, mise en scène : David Bobée ; texte de Bernard Pomerance ; traduction de Pascal Colin — avec : Joey Starr (John Merrick), Béatrice Dalle (Mme Kendal), Christophe Grégoire (Docteur Frédéric Treves), Michael Cohen (Ross), Clémence Ardoin (Miss Mina Shelley), Gregori Miège (F.C. Car Gomm), XiaoYi Liu (Princesse), Radouan Leflahi (Snork), Papythio Matoudidi (Will), Luc Bruyère (Jack Webster), Arnaud Chéron (L’homme)
Adaptation libre signée David Bobée et Pascal Colin ; assistanat à la mise en scène : Sophie Colleu ; création lumière Stéphane Babi Aubert ; création costumes : Stéphane Barucchi ; scénographie :Aurélie Lemaignen et David Bobée ; création musique : Jean-Noël Françoise ; création vidéo : Wojtek Doroszuk ; production :Yann Errera (Bemyproduction)
Aux Folies Bergères jusqu’au 20 octobre 2019 (une reprise pour quelques dates est annoncée pour novembre)