Le corps contemporain : Entretien avec Florent Audoye

J’ai rencontré Florent Audoye dans les bas-fonds festifs de Marseille, artiste en résidence à Triangle France – Astérides, à la Friche Belle de Mai en hiver dernier. Florent Audoye est né en 1985 à Montpellier et sa recherche actuelle se veut une critique de la bureaucratie et de l’administration comme antagonistes du vivant, une réflexion pertinente sur le corps contemporain. Rencontre et entretien.

J’ai été immédiatement séduite par son travail et ses performances quasi-minimalistes qui ont le mérite de la juste dose : une posture, un rythme, éventuellement un accessoire… rien d’autre. Les voir laisse place à une beauté épurée, entre évidence et plaisir. Son visage est le décor premier autour duquel il compose un univers dont la dimension esthétique n’est jamais délaissée. Une démarche s’appropriant judicieusement les codes traditionnels de la performance pour un résultat ultra contemporain. La référence à Bill Viola y est parfois évidente, et la répétition un leitmotiv qui est, d’après lui, « une façon de montrer que l’administratif est la perpétuelle répétition d’une action. » Car les cadres administratifs et/ou socioculturels sont les points d’appui des performances de Florent Audoye qu’il déforme et ironise. le corps contemporain n’est-il pas, en effet, devenu objet d’une administration omniprésente, massive, voire aliénante ?

Ayant été temporairement employé dans l’administration, l’artiste en a retenu de nombreux aspects qu’il exploite à travers son travail : la critique d’un corps esclave de la paperasse, de la bureaucratie, de nos nouveaux modes professionnels et fonctionnels.

Burotica 3 © Benoit Chapon

Mais encore, Florent Audoye outre ses fascinantes performances, créé et anime des workshops – ou ateliers collaboratifs avec partage de création – intitulés BUROGA. Relevant davantage d’un enseignement que d’un happening, l’expérience n’en est pas moins extraordinaire, j’ai pu la vivre dans son atelier de la Friche Belle de Mai en compagnie de quatre autres artistes participantes : la danseuse et chorégraphe Pauline Lavergne et les plasticiennes Clarisse Charlot-Buon, Janna Zhiri et Estel Fonseca.

Nous avions commencé autour d’un thé par un échange sur nos recherches artistiques respectives et notre relation au corps avant la mise en pratique dirigée. Nos corps ont alors été mis à l’épreuve autour de différents thèmes abordés dans une progression logique – le minéral, le végétal, la sexualité, l’interaction, l’évolution de l’homme depuis la cellule jusqu’au corps bureaucratique… – qui nous amène à vivre pleinement l’essence même de la performance et à nous interroger sur ce que notre propre corps et celui des autres est en capacité d’exprimer. Nous avons physiquement expérimenté l’évolution posturale, de l’objet minéral jusqu’au corps bureaucratique et professionnel – un corps continuellement en position assise, connecté, dans la boucle infernale de la répétition.

Véritable enseignement pratique de la performance, proposant des pistes de recherche, nos corps en action ont exploré tout au long de l’expérience différents gestes symboliques possibles. Florent Audoye fait preuve d’une générosité à la fois matérielle et humaine lors de cet événement entre happening, performance collective, fête entre amis, groupe thérapeutique et rituel magique. BUROGA a été d’une grande richesse artistique et humaine. En somme une expérience efficace, à la fois intime et universelle, et extrêmement jouissive. Face à cet enthousiasmant travail personnel et collectif, je n’ai pas résisté à questionner Florent Audoye.

BUROGA 1 © Frederic Blancart

Peux-tu me décrire ton workshop baptisé BUROGA ? Comment est-il né ? 

Grâce aux rencontres avec des danseurs et des chorégraphes je me suis rapproché de la danse contemporaine car la question du corps en mouvement m’intéressait. Depuis 2014, mes performances se sont d’ailleurs dépouillées petit à petit de nombreux artifices du spectacle ou de la mise en scène pour recentrer la place du corps comme outil plastique par excellence. Ma participation à de nombreux workshops au Centre National de la Danse à Pantin m’a également formé à ces temps particuliers de recherche et de pratique avec un chorégraphe. La synergie des groupes et des corps, très caractéristique dans les arts vivants, m’a été salutaire car la pratique des arts plastiques est plus solitaire.

Comment l’as-tu organisé et qu’as-tu l’intention de transmettre à travers sa réalisation ?

A chacune de mes performances, j’essaye de mobiliser l’énergie du visiteur/spectateur mais malheureusement on reste souvent dans une configuration de spectacle (que je critique aussi) car le « quatrième mur » reste très présent. Après des performances à grandes échelles, comme celles que j’ai pu présenter au Palais de Tokyo pour le festival « Do Disturb », il m’a paru évident de créer une forme de performance/workshop en petit groupe afin de travailler plus profondément avec les corps. Que ce soit un public amateur ou connaisseur, j’ai très vite compris qu’il fallait arrêter d’être essentiellement dans le visuel et le mental. Mon mantra était : « On arrête le mental et on passe dans le corps ! ». J’ai donc pu faire partager, en groupe, mes valeurs et mes recherches artistiques sur la question du corps contraint par les normes sociales, économiques et institutionnelles.

Peux-tu nous décrire tes ateliers ?

L’idée principale et de libérer les corps contraints par des comportements induits ou inhérents à nos cultures (le travail, le costume, les vêtements, les gestes quotidiens) par des séries d’exercices physiques qui empruntent des méthodes de sophrologie, de yoga, d’échauffement du corps, de jeux théâtraux, de danse contact, de transe physique ou encore de cabaret burlesque et de disco (des pratiques de rondes de battle ou de soul train par exemple). L’enchaînement de ces exercices est pensé pour amener le corps, petit à petit, à développer son potentiel performatif mais également à faire tomber les préjugés et les barrières sociales imprimées dans les corps (timidité, manque de confiance, peur du contact, etc.). L’axe de départ du workshop BUROGA est de soigner les traumas du corps au travail (assis au bureau devant un écran) ou devant les outils numériques (smartphone, tablettes, scrolling, etc.).

Comment te situer face à l’héritage de la performance et de ses auteurs ?

Je me sens héritier d’une grande histoire de l’art action que j’admire beaucoup et que j’ai découvert tardivement car mon travail était, au départ, très conceptuel et institutionnel. Les performances qui me font vibrer sont celles qui sont vraiment généreuses dans l’énergie et la rencontre partagée entre le performeur et son public. J’aime aussi l’imposante mise en scène du spectacle mais, dans mon cas, je ne vois pas l’intérêt de programmer des performances comme une œuvre d’art autonome sans penser aux corps des publics. En effet, dans mon travail, chaque performance est unique et s’adapte aux contraintes du lieu, de la circulation du public, de la technique présente, de mon entrée et sortie par exemple. J’espère arriver à brouiller les genres et les codes des arts plastiques et des arts vivants ensemble, afin de les mettre en tension.

Que penses-tu apporter à la scène contemporaine ?

J’espère amener de l’authenticité et une forme d’énergie bienveillante dans l’art contemporain qui est, comme tout milieu professionnel, extrêmement codifié et sous contraintes. Les arts vivants, et notamment les arts chorégraphiques que je connais mieux, me semblent plus fédérateurs et accueillants. Je me rapproche tout naturellement vers eux tout en gardant l’exigence de la production scientifique et intellectuelle des arts visuels. J’assume volontiers mon usage de références mainstream ou populaires dans mes recherches pour toucher un large public, créateurs ou non, car nos corps sont tous concernés par les problématiques artistiques que je traverse. La performance est vraiment mon médium de prédilection car mon corps trouble déjà les questions du genre (je suis de genre neutre) dans le quotidien, et je peux donc le considérer comme un outil plastique puissant au service d’une proposition artistique.

Qu’est ce qui t’inspire ?

En premier lieu, ce sont toutes les techniques de soins corporels, les thérapies psycho-corporelles, les médecines douces, les enseignements oubliés des peuples traditionnels, les pratiques énergétiques et notamment celles orientales. L’être humain, en se socialisant, semble être tellement loin de ces problématiques, c’est regrettable. On nous apprend à réussir sa vie et non à vivre sa vie. Ensuite c’est l’énergie des manifestations populaires ou festives (carnavals, danses traditionnelles, transes, fêtes) et surtout l’extrême créativité des milieux alternatifs, underground ou queer qui me semble le plus excitant. Dans l’art contemporain je garde un œil ouvert à toutes les familles de création mais j’aime particulièrement les artistes qui utilisent le registre de l’idiotie, du burlesque et de l’humour. Enfin, les artistes des arts vivants me font vibrer comme les musiciens ou les chorégraphes contemporains mais j’avoue que j’adore aussi les grosses productions de l’opéra !

J’ai été, tout comme toi, employée pendant des mois à un poste très administratif dans une grande institution publique. Mon expérience de l’administration est celle d’une sensation de bienveillance cependant très infantilisante, et surtout d’un sentiment terrible d’inutilité personnelle et matérielle, celui de ne servir à rien et de produire du rien. Un quotidien de cette sorte est le lot commun de grand nombre d’entre nous. Ton travail ironise cette condition. Pourquoi ce choix ? Peux-tu m’en dire davantage sur ton choix à ce sujet ?

L’absurdité de nos vies réduites à des processus et des formulaires qui nous catégorisent à l’extrême, est une forme de violence en effet. L’être humain est une palette de richesses qui sont réduites ici, de manière souvent binaire, à des mesures de pression, de contrôle et de statistique. C’est une roue qui tourne sans cesse et qui entraîne tout le monde (administrés et administrants) dans un système de hiérarchie et de pouvoir. Je reste toutefois un admirateur des procédés administratifs car finalement, j’aime bien les cadres pour les décadrer ! Pour critiquer un système, il faut bien le connaître et là, l’absurdité prend plus de légitimité dans la critique qu’une simple condamnation. Je dois rappeler aussi que je suis universitaire donc je suis très familier de la recherche documentaire, j’ai également un parcours professionnel dans les institutions d’art contemporain avec des procédures que je trouve belles (les constats d’états, la conservation et restauration des œuvres etc.). A noter également que j’ai eu la chance d’avoir un temps de chômage où j’ai pu multiplier les projets de recherches, de résidences et de performances peu ou mal payées.

Quel est pour toi le corps contemporain ? Pendant le workshop, je me rappelle l’avoir intérieurement défini comme un objet de consommation soumis aux lois de la beauté et de la science. Mon approche du corps est cruelle. Mais lors des actions que tu nous entraînais à exécuter, il devenait joyeux, support ironique, outil de l’artiste et de tout un chacun.

Tout à fait, mon travail tourne essentiellement sur la dédramatisation de nos contraintes physiques ou intellectuelles que l’on s’impose. Pour cela, j’ose utiliser les esthétiques du gag, du burlesque, du jeu théâtral, du cabaret ou encore du music-hall ! L’être humain doit simplement lâcher le mental, respirer, prendre conscience que son corps est un outil plastique qu’il peut modeler comme il le souhaite et non comme les autres le voudraient. C’est aussi simple que cela, mais cela demande beaucoup d’autodérision, de sens critique, de recul et de mettre aussi de côté son égo surdimensionné et de se faire confiance. A partir de là, tout est possible. J’ai moi même dû assumer ma sexualité, mon genre ou mon statut d’artiste-auteur, et j’espère bien être artiste-interprète pour d’autres artistes, performeurs ou chorégraphes afin que mon corps soit leur matériau. De toute façon nos corps sont essentiellement composés d’eau, ils sont fluides et ne sont que poussière dans l’histoire de l’humanité.