Diane avait envoyé un message sur Facebook : Bret Easton Ellis serait à Bruxelles le dimanche 22 septembre au soir, est-ce que j’étais là ?
La veille, j’avais partagé l’article de Christine Marcandier sur Diacritik, à propos de White, qui venait de paraître en (mauvaise, d’après ses mots) traduction française. Cela, juste avant d’être censuré moi-même par le réseau social pour avoir voulu poster une photo de mon corps (très, trop ?) dénudé, dans la torpeur de ma chambre d’été, sur l’île d’Oléron où je vivais à présent.
J’avais terminé le livre de BEE quelques jours auparavant : je l’avais oublié dans la maison avant de rentrer à Bruxelles, et il ne me restait que quelques pages — celles, étonnantes, audacieuses, presque scandaleuses, qui concernaient l’élection de Donald Trump, du moins l’hystérie démocrate, trois ans après son élection, et le mouvement #WalkAway, revendiqué par cette partie de la « gauche » américaine qui ne se reconnaissait plus dans le fascisme anti-Trump qui se mettait en place dans le pays (après tout, l’homme avait été élu ni plus ni moins bien qu’un autre président des États-Unis, et il convenait, si l’on ne le respectait pas, lui, à juste titre, de respecter au moins le vote des électeurs, et la fonction présidentielle).
J’avais dialogué avec Christine via le réseau social — être interdit de publication, pour information, vous empêche de poster pendant vingt-quatre heures, de réagir (like ou comment) sur toute publication extérieure, mais ne vous empêche pas de discuter sur Messenger, ni d’échanger, ce dont je ne me gênais pas, des photographies bien plus provocantes que celle que je m’apprêtais à partager avec mes « followers » — au sujet de sa critique. Je la trouvais parfaite, je le lui disais, dans le sens où elle retraçait exactement le parcours du livre, son contexte, celui de l’écrivain, celui de l’écrivain dans le contexte de l’écriture du livre puisque BEE était connu et reconnu pour jouer d’une certaine autofiction (même s’il ne revendiquerait probablement pas le terme cher à Doubrovsky), d’une certaine distance par rapport à sa propre légende.
White chroniquait à la fois la carrière professionnelle, réussie ou ratée, suivant le médium sur lequel il s’arrêtait, de Bret Easton Ellis : si la littérature lui avait réussi, le cinéma lui résistait, et parfois (souvent) la production télévisuelle (notamment des projets de séries qui tombaient à l’eau les uns après les autres). Une grande partie du livre, à mon sens la plus intéressante, était dédiée à l’éclosion et à la promotion d’American Psycho, les difficultés pour faire passer le texte auprès de l’éditeur initial de l’auteur, puis son succès, une fois le livre publié, et sa notoriété internationale ; enfin on y parlait du film — White prend beaucoup appui sur le cinéma américain, ses acteurs, ses modèles, ce qu’ils représentent pour l’Amérique des années 80, ce qu’ils disent sur l’avenir du pays —, de son succès et de son échec à la fois, BEE étant pour sa part finalement satisfait du résultat (alors que par exemple, il ne cautionnait pas du tout l’adaptation des Lois de l’attraction).

Diane, une fois que je lui avais expliqué que je quittais Bruxelles pour m’installer à Oléron, avait acquiescé à ma demande de me faire dédicacer American Psycho, justement, par son auteur, en ma triste absence — j’avais déjà une dédicace de BEE, sur Lunar Park, que j’avais obtenue de la même façon, par un garçon qui travaillait à la Communication de la Fnac et qui s’était chargé de transmettre, lors d’une rencontre à Montparnasse, mon exemplaire du livre, dans lequel j’avais écrit quelques mots à l’attention de Bret Easton Ellis, auxquels il avait répondu très sobrement en page de garde. J’avais demandé à Diane de prendre si possible le texte en langue originale, et à défaut, The Rules of Attraction ferait l’affaire (qui était probablement le livre de l’auteur que je préférais, parce qu’il était l’un des premiers textes qui m’avaient permis de penser que j’avais une place moi-même dans la littérature).
On s’était mis au lit, Eric et moi, en se demandant si franchement on allait continuer la deuxième saison d’une série australienne, Glitch, qui s’enferrait dans les contradictions, et on s’était décidé pour un film à la place. J’avais ouvert Netflix, parcouru l’offre et rapidement, le film tiré du roman de Bret Easton Ellis était apparu. J’y avais vu un signe.
J’avais vu American Psycho (Mary Harron, 2000) lors de sa sortie — j’étais amoureux de Christian Bale alors —, je n’en avais pas gardé un souvenir fantastique mais les mots de l’auteur de White à son sujet me donnaient envie de visionner à nouveau l’adaptation cinématographique (comme son texte donnait envie de replonger dans les premiers films de Richard Gere, American Gigolo notamment, et l’on entendait bien que le titre du livre-phare de l’auteur rendait un hommage subtil à ce film-là par lequel il s’était construit).
J’avais lu American Psycho en version française à la fin du siècle dernier. Je me souvenais avoir vomi à deux reprises, véritablement, une fois sur une plage, en lisant la description des tortures infligées aux « Filles » (sous-titre des parties, en français, qui concernaient les meurtres). Je me souvenais tourner les pages avec l’angoisse de voir apparaître ce sous-titre qui annonçait les sévices qu’allaient devoir endurer les personnages du livre, tout en étant incapable de m’en détourner — et c’était à mon sens l’une des vraies réussites du bouquin.
J’en avais discuté avec Alain Defossé, son traducteur en langue française, que j’avais rencontré dans un bar du Marais quelques années plus tard, parce que nous avions publié l’un et l’autre dans une revue belge (Pylône) et que nos textes, qui se suivaient dans la revue, nous avaient donné envie de nous connaître : Alain, qui est décédé aujourd’hui, se rappelait qu’il avait lu American Psycho comme une grande farce. Tandis que je vomissais, lui riait aux descriptions des massacres qui étaient, selon lui, un fantasme de leur auteur, et non une réalité. Il semblait en effet, à la fois dans le livre et dans son adaptation, que l’on pouvait envisager les meurtres comme une allégorie de quelque chose — mais quoi exactement ? Le caractère impitoyable (et imbécile, inutile, vain) des traders de Wall Street ? Était-ce aussi simple ? — des années 80. BEE lui-même ne contredisait pas cette interprétation de son livre.
J’avais écrit à Christine que j’étais embarrassé face à ma lecture. Elle me donnait de multiples envies : à la fois d’écrire un texte — mais je n’avais pas une analyse particulière de White à livrer à Diacritik — ou d’entretenir un dialogue avec elle, qui parlerait de l’auteur, de ses livres, de ses références, du fascisme en général, de politique comparative (Trump avait été comparé à Hitler, ce qui choquait énormément Bret Easton Ellis ; Macron avait été comparé à Hitler lui aussi, dans le contexte tendu des Gilets Jaunes, et je trouvais la comparaison outrancière, et grave) et de séries télévisées (on aurait pu y aborder aussi bien The Deleted, la série étrange au format très particulier, moins d’une vingtaine de minutes par épisode, de l’auteur, ou The Handmaid’s Tale, l’adaptation du roman éponyme de Margaret Atwood, dont la troisième saison s’était terminée quelques mois auparavant, et que le monde entier semblait regarder sans autre réaction qu’un émoi intellectuel, esthétique, et qui me foutait, moi, à plat, épisode après épisode, et de plus en plus inquiet). Christine m’avait répondu très justement qu’il fallait « laisser les textes infuser et éclore », et j’avais souri à sa prudence et à la justesse de sa réponse.
Je m’étais endormi avec le sourire de Patrick Bateman sous les yeux, portes et fenêtres grandes ouvertes sur la nuit chaude, et au réveil le texte était là.