La revue Sarrazine : « Une revue littéraire, qui privilégie la poésie, est par essence une revendication politique »

En prélude au 28e Salon de la Revue qui se tiendra le 9, 10 et 11 novembre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Paul de Brancion de la très belle Sarrazine.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon laquelle être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

Avant d’être une revue, Sarrazine était une émission de radio sur Radio Lucrèce (l’empoisonneuse de la FM ) qui accueillait les différentes radios interdites par le pouvoir d’alors. Émission engagée, autour des livres et des arts avec une liberté de ton politique, c’était avant tout un lieu d’échanges culturels. Elle n’était ni sectaire, ni partisane. J’enseignais pour ma part la philologie romane et la littérature à l’Université et avais publié deux romans et de nombreux article sur Bataille, Leiris, Barthes, Jules Verne, Artaud, Roussel etc. Ce qui devait arriver arriva, Radio Lucrèce fut interdite, Sarrazine est née de la volonté de continuer cette aventure autrement, mais aussi du désir de créer une revue que j’aurais aimé rencontrer sur mon propre chemin d’écriture. J’ai décidé de ne pas y écrire, laissant la place aux autres. Mon expression dans la revue passe par le choix des mots prétextes à écriture, l’interaction des textes. Mon propre travail d’écriture s’enrichit de nouvelles perspectives que m’apportent l’extrême diversité recherchée de chaque livraison. Sarrazine est un laboratoire qui suscite la création des textes au spectre très large.

L’idée est que chaque numéro ait pour titre un mot choisi et que toutes les contributions aient un rapport direct ou indirect mais constant, réel et fort avec ce mot. L’équipe éditoriale collabore avec des écrivains et des artistes pour qu’ils fassent œuvre originale « les incitant » ainsi à la création. Sans s’interdire pour autant de publier des textes ou des illustrations plus anciennes si celles-ci semblent éclairer le mot choisi de manière originale. Parfois, il faut admettre que même un refus est extrêmement enrichissant. Pour le premier numéro, j’avais demandé à Emmanuel Levinas, sous la direction duquel j’avais effectué un travail de recherche universitaire, de nous donner une contribution autour du mot « Ecartelé ». Sa réponse fut explicite : « Écartelé, écartelé… mais mon ami c’est l’inverse que je cherche »

Au fil des ans et des rencontres, le comité de rédaction a évolué. Il est constitué actuellement, hormis moi même, de Pierre Drogi, Séverine Daucourt-Fridriksson, Marie de Quatrebarbes, Alexis Pelletier, Catherine Tourné qui est avec moi depuis l’origine. Toutes, des personnalités très différentes, cinq poètes et une éditrice…

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Notre vision de la littérature se veut très ouverte et si possible exigeante. Nous accueillons des créations de toutes les sensibilité littéraire que nous invitons à coexister car leur rencontre dans un même ouvrage (Sarrazine est souvent un gros livre de plus de deux cent pages) constitue un frottement intéressant et éclairant. Au début de son existence Sarrazine a été très orientée vers la philosophie et s’est peu a peu décalée vers la poésie sans exclusive d’ailleurs.

Un des premiers textes publié dans la revue : Les négriers jaunes de Pierre Bettencourt, jusqu’alors inédit, a été pour nous un texte fondateur. Rien n’est plus intéressant que d’être surpris, bousculé par un texte. Recevoir quelque chose auquel on ne s’attend pas forcément fait bouger les lignes.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Comme toutes les revues nous recevons ou/et demandons des textes à des auteurs qui nous semblent pouvoir résonner avec le mot choisi. Certains numéros ont été particulièrement intéressants car ils ont donné des angles d’écriture très divers : Malin (no.4), Ours ( no.8 bis). Le numéro 5 autour de Cercle a été construit en collaboration avec le CNEAI, centre d’art contemporain. Confrontation autour des textes et des œuvres de plasticiens comme Louise Bourgeois, Claude Clausky, etc… Il a donné lieu à une exposition dont la revue était le catalogue. Le n°16 a été l’occasion de demander à Gilles Weinzaepfeln de choisir et disposer ses photographies dans la revue à sa guise.

Nous recevons ou sollicitons toute sorte de textes (poésie, romans, philosophie, photos, nouvelles, partitions de musique) et sélectionnons ceux qui correspondent le plus à ce que nous recherchons ou pas. Un numéro est terminé lorsque nous avons le sentiment qu’il est achevé. Nous publions également des entretiens qui ne sont pas toujours littéraires stricto sensu. Dans le dernier numéro « suis moi » (qui vient de sortir) l’entretien avec Joséphine Bacon, poète innue, a plutôt un caractère ethnologique et politique.
Parfois, nous consacrons un numéro plus particulièrement à un auteur ou à son œuvre, « Une fois » avec Olivier Apert (no 15), ou « Java etc. », (no 16) sur Jacques Sivan et Vanina Maestri et la revue éponyme.
Nous ne suivons pas l’actualité littéraire et publions très peu de critiques car nous ne sommes outillés pour. Toutefois, nous ne nous interdisons pas de le faire, tout est affaire de rencontres et de moments. Il nous arrive aussi de publier des textes anciens. « Les congés » de Jean Bodel (troubador du XII siècle) nous ont marqué par leur qualité et leur modernité.

Bien sûr, il s’agit pour nous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial mais cela ne va pas sans difficultés car si la revue existe depuis 1993, les aléas économiques ont fait que seuls 18 numéros ont été publiés à ce jour, des pauses « économiques » s’étant invitées à la table plusieurs fois.
Idéalement, la « gestation » d’un nouveau numéro de Sarrazine est de neuf mois…

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Une possibilité d’ouverture d’esprit, de transversalité littéraire jusque dans le texte lui-même, sortir des catégories, oublier ou négliger les impératifs catégoriques sans pour autant les nier. Faire revenir le texte ou faire en sorte que le texte ou la création atteigne sa limite et tente de se dépasser d’une façon ou d’une autre, tout en gardant une tonalité de vérité et de recherche, aussi bien de son que de sens.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Une revue littéraire, qui en plus privilégie la poésie, est, par essence, une revendication politique. Il s’agit d’une résistance volontaire, parfois fatigante car elle échappe au désir d’apparence. L’économie d’une revue est très difficile et son lectorat est souvent limité aux auteurs et aux proches ce qui n’empêche pas de lui permettre d’être un lieu de croquis, d’esquisse, de laboratoire pour avancer dans le travail de l’écrivain ou de l’artiste qui veut bien se pencher au chevet du mot que nous avons choisi.

Faire vivre une revue de création littéraire telle que Sarrazine est un exercice de suspension de sa propre écriture. La lecture ou la réflexion sur celle des autres efface le constat du réel ou même les lois du sens. Il y a là un regard second qui offre des variations enrichissantes.