« (…) elle a fait de Louise Bourgeois, la fille qui n’arrête pas de courir après ses souvenirs, un personnage de roman ».
Qui est d’ailleurs Louise Bourgeois sinon cette identité sans cesse réinventée d’œuvre en œuvre, ce nom hérité du père qu’elle ne changea pas en se mariant, hérité mais aussi choisi et construit dans et par l’art (« je suis Louise Bourgeois à vie ») ? C’est une énigme qu’interroge Xavier Girard dans son dernier (et magnifique) livre, Louise Bourgeois face à face, les anamorphoses d’une artiste qui « fait de l’art parce qu’elle veut devenir consciente de ses désirs ».
Les rencontres de Xavier Girard et Louise Bourgeois — qui rythment le livre en autant de chapitres — commencent à New York en 1982. L’adresse est précise, elle est l’incipit du roman : « New York, 347 West, 20th Street, entre la Neuvième et la Huitième Avenue ».
Mais la cartographie que Xavier Girard va arpenter est bien plus complexe : Louise Bourgeois, elle-même « Femme maison » (titre de l’une de ses œuvres) est faite de lieux, Paris, Le Cannet, Choisy-le-Roi, Nice, New York, etc. — tous contenus peut-être dans le brownstone de Chelsea (ou l’atelier de Brooklyn) et très certainement dans l’univers mental de l’artiste, elle qui creuse « au plus intérieur de la vie », elle que ce livre dévoile sans jamais pourtant ternir le mystère qui la nimbe.
« Louise Bourgeois ? » (page 12)
Rencontrer Louise Bourgeois, c’est d’abord se défaire d’une série d’images acquises : quand Xavier Girard la voit sur le seuil de sa porte avec sa robe, son gilet, ses chaussettes de laine et ses « rangers d’infirmière de guerre lacés sur les chevilles », il pense immédiatement à Marguerite Duras — « elle ne ressemble pas à Marguerite Duras et m’y fait penser » ; quand ils entrent dans la maison, elle est « plus Marguerite Duras encore qu’il y a un instant », sur le seuil.
Louise Bourgeois rappelle à l’auteur une photographie d’elle prise à Choisy-le-Roi en 1916, être face à elle revient à être face à d’autres images ou d’autres discours : « Grande artiste » mais pas facile, « une femme étonnante, une anti-conformiste qui suit sa trajectoire, quelqu’un de complétement à part, tu verras ».
Ce Face à face est avant tout une confrontation permanente à une identité multiple et changeante, fascinante dans sa diversité. Ainsi sont d’ailleurs ses œuvres, en mouvement, « je travaille toujours à quelque chose qui se transforme. Mes sculptures ne restent jamais en place, sans rien faire. Ce ne sont pas des potiches ». Louise Bourgeois est multiple : ne dit-elle pas elle-même, comme le rapporte Xavier Girard, aimer « le dissemblable. Il y a une pluralité de ressemblances » ?
Et c’est la femme derrière l’artiste que dit d’abord ce livre, dans une texture : une voix qui « projette les mots, pour se faire comprendre », l’accent américain quand elle parle français, les mots anglais qui ponctuent ses phrases (accurate, to the point, specific) comme un « courant alternatif » entre deux langues, sa goguenardise, ses emportements, son accueil poli mais brusque, « sa tête penchée, carcasse de squaw, tête de dragon facétieux », ses rages et même sa vengeance.
« Tout ce que je fais, depuis toujours, c’est d’aller dans le sens opposé » (page 23)
Mais dire la femme c’est aussi dire l’artiste et Xavier Girard narre dans ce Face à face comment Louise Bourgeois décide soudain de faire le masque mortuaire du jeune critique, il raconte l’éprouvante séance de pose sous l’épaisse couche de plâtre, la sensation d’étouffement, les pourquoi qui se lèvent. Et il revient, longuement, sur des conversations de plusieurs jours, avec une artiste dont la ligne directrice est d’aller contre : contre les chronologies ou les appartenances, contre les définitions admises de ce que serait (ou est ainsi défini) l’art contemporain, contre les mensonges, les fables, traçant son chemin radical et singulier. Aller contre, ce n’est pas fuir bien au contraire, « en fuyant on revient toujours à soi ».
Et dans ce récit qui passe par un dialogue constant, Louise Bourgeois se dévoile comme jamais, elle explique décapitation et dislocation des corps, masques, sexes, excréments et animaux mais aussi le ciel de New York qui serait « l’axe de gravité » de ses sculptures :
« Le ciel de New York est une chose très positive et très apaisante, parce qu’il est souvent bleu, absolument bleu, brillant et acéré comme une feuille d’aluminium, d’une dureté étincelante. Elle ajoute : C’est un ciel qui ne plaisante pas. On peut compter dessus. (…) Du ciel de New York, elle dit encore qu’il est tout de suite très haut, il donne le vertige. Il nous rend autre. Elle vit à son aplomb. L’axe de gravité de ses sculptures passe par lui ».
Quand Louise Bourgeois sculpte, c’est aussi Fillette, un phallus suspendu « à un crochet de fil de fer comme une pièce de viande » chez le boucher, manière de tourner en dérision de son statut de fille ou le regard de son père mais aussi la pudibonderie américaine ou la statuaire monumentale. Dérision mais aussi exorcisme de ses peurs, archéologie de ses souvenirs, d’une intimité et tendresse, immense. Et Xavier Girard, dans ce livre, éclaire les tropismes de l’œuvre, sa tension permanente entre empathie et violence.
Et c’est avec ce phallus sous le bras que Louise Bourgeois posera pour Robert Mapplethorpe, en 1982 toujours, une séance que Louise Bourgeois raconte à Xavier Girard qui nous la fait vivre, nouveau face à face de deux artistes, de deux univers dans ce livre qui ne cesse de déplacer les confrontations et d’en tisser les échos infinis. Elle a choisi de poser avec cette œuvre pour qu’elle la représente, « en guise de trophée », dévisageant celui qui la regarde, sourire narquois, à 70 ans « avec un sexe masculin géant sous le coude, c’est d’une effronterie insensée ».
« Elle raconte des histoires, Louise Bourgeois » : toutes sont chez Xavier Girard qui met son lecteur face à face avec la femme et l’artiste, son passé et son présent, la vérité et la fable, la vie et le roman, dans un livre fascinant et « accurate (précis, exact) », comme l’aurait dit Louise Bourgeois, justement.
Xavier Girard, Louise Bourgeois face à face, éditions du Seuil, « Fictions et Cie », 2016, 176 p., 16 €
Rappelons l’autre très beau livre qui vient de paraître sur Louise Bourgeois, Calme-toi, Lison, signé Jean Frémon, chez P.O.L, auquel Diacritik a consacré un article à lire ici.