« Quelque chose de bien plus fort, de bien plus terrible et de bien plus drôle nous attend désormais… »

© Christian Rosset

Sur Wombat, Pacôme Thiellement, Professeur Choron, Roland Topor et quelques autres…

1.

Wombat est une maison d’édition dont le premier ouvrage publié a été Le Journal de Delfeil de Ton (achevé d’imprimer en décembre 2010). Ça va donc bientôt faire huit ans que Frédéric Brument est aux manettes de cette singulière aventure dont le catalogue commence à déborder d’excellents titres (une soixantaine à ce jour) rassemblés selon plusieurs collections : Les Insensés (consacrée à la “littérature comique”), Les Iconoclastes (au “comique graphique”), Iwarazu (à la littérature japonaise – actuellement un peu en sommeil) et nouvellement Les Intempestifs (“essais, bios et documents”, dont les deux premiers titres – un essai “aussi éclairant que décapant” et des “mémoires de guerre et d’humour” – gravitent autour de la galaxie Hara-Kiri), à quoi il faut ajouter Poche Comique (proposant “De grands éclats de rire à petits prix”). Avant de rendre compte des trois derniers titres publiés cet automne, il me paraît nécessaire de survoler rapidement cette petite somme d’ouvrages qui, avec le temps, n’a cessé d’affirmer sa cohérence et d’apporter un peu d’air frais aux tables et rayons encombrés des librairies.

Donc, pour ouvrir cette première collection, Les Insensés, Frédéric Brument avait choisi un inédit (en volume) de Delfeil de Ton, période Charlie Mensuel, du temps où ce dernier en était le rédacteur en chef, c’est-à-dire 1969 (pour les premiers mois de son Journal), puis Hara-Kiri, en 1975-76 (pour les suivants). À propos de Charlie, notons au passage que Delfeil de Ton nous y avait fait notamment découvrir les Droodles de Roger Price (des pictogrammes dont il faut deviner le sens), un auteur américain d’une ingéniosité comique stupéfiante dont Wombat a repris à son catalogue plusieurs titres dont Le Cerveau à Sornettes, préfacé par Georges Perec, dans une nouvelle traduction et avec une couverture dessinée par Killoffer. Sur le marque-page offert avec ce livre, on peut lire : “J’ai élaboré une flopée de théories sur à peu près tout. Certaines personnes sont en désaccord avec moi. Ces individus devraient être internés en hôpital psychiatrique. Les autres devraient acheter ce livre.

Avant de créer Wombat avec quelques complices dont Thierry Beauchamp, tout comme lui-même traducteur anglophile, Frédéric Brument avait épisodiquement créé quelques collections au Dilettante ou chez Rivages où l’on trouvait déjà Choron, Gébé, Benchley, Leacock, Defoe ou Perelman. Le nom “Wombat” (un animal vivant en Australie et en voie de disparition) venait d’un titre de Will Cuppy, Comment attirer le wombat, futur n°11 des Insensés en 2012, pour lequel Honoré dessinera en couverture cet animal (ce “mammifère problématique”) tenant dans sa gueule, tel un chien domestique, une paire de pantoufles. Il est d’ailleurs temps de noter que le goût des textes drôles et impertinents, mélancoliques et déconnants, s’accorde avec celui d’un certain graphisme, libre et inventif – quelques auteurs “maison” comme Topor, Thurber ou Price étant aussi, et parfois à part égale, dessinateurs. Il suffit de faire la liste des illustrateurs des couvertures pour s’en rendre compte : Trondheim, Willem, Menu, Goossens, Gerner, Seth, Cestac, Swarte, Guibert, etc. (sans oublier Gus Bofa ou David Hitch). Et noter l’importance grandissante de la collection Les Iconoclastes, proposant des titres de Gébé (Tout s’allume), Kamagurka (L’Angoisse de la page blanche), Topor (Strips Panique), Pierre Étaix et Jean-Claude Carrière (Le Petit Napoléon illustré), Harvey Kurtzman (C’est la jungle !), James Thurber (La Dernière Fleur, une parabole en images traduite par Albert Camus), etc. Sans oublier les formidables dessins d’Otto Soglow pour Fields Président ! (n°28 des Insensés).

Américains, principalement du New Yorker (Robert Benchley, James Thurber, Will Cuppy ou Sydney Joseph Perelman dont L’Œil de l’idole, préfacé par Woody Allen, dispose d’un marque page où est écrit : “Il faut avoir un grain pour mettre une tarentule dans le berceau d’un bébé de deux ans, si on tient un tant soit peu à la tarentule ; c’est typiquement l’histoire du diamant qui coupe le diamant”) ; Canadien d’origine anglaise comme Stephen Leacock (Bienvenue à Mariposa est un des plus beaux livres de cette collection Les Insensés) ; Britanniques comme Spike Milligan, principal auteur du Goon Show avec Peter Sellers (Mon rôle dans la chute d’Adolf Hitler est postfacé par Michael Palin des Monty Python), les Anglo-saxons sont en première ligne chez Wombat, toujours traduits avec amour, souvent par le fondateur de la Maison, sérieusement travaillé par le désir de redonner à lire ce qui aura eu la force de court-circuiter l’esprit de sérieux de l’époque. Brument note que “le texte d’humour en France est encore mal considéré, vu comme mineur ou négligeable” et que son projet est d’abord de renverser la vapeur, de mettre en avant tout ce qui porte “un regard tranchant sur la pseudo-réalité du temps, l’idéologie dominante si vous voulez.”

Mais aussi quelques auteurs en langue française. Et là c’est clair – le nom de Delfeil de Ton en aura dès 2010 donné le ton –, c’est l’esprit Hara-Kiri qui rayonne essentiellement (si l’on excepte les ouvrages du duo Emmanuel Prelle / Emmanuel Vincenot qui, associés à Florence Cestac, ont cartonné avec L’élevage des enfants), des toutes premières années de ce journal (comme en témoigne la réédition du Chinois du XIVe de Melvin Van Peebles qui aurait dû paraître en 1966 dans la Série bête et méchante si l’interdiction du mensuel n’avait pas provisoirement stoppé net l’activité des Éditions Hara-Kiri) ou plus tard (Rock’n’roll et chocolat blanc de Jackie Berroyer, chroniqueur musical notamment à Charlie hebdo). L’auteur en langue française le mieux défendu par Wombat, dont le catalogue intègre pas moins de de dix livres de sa plume, plus un recueil de strips et bandes dessinées, est Roland Topor. Lui aussi avait participé aux premières années d’Hara-Kiri avant d’en claquer la porte en 1966, peu après la publication de Dessins Panique. Il faut noter que la remontée au grand jour de l’œuvre littéraire de Topor s’effectue, discrètement, mais avec une remarquable régularité, en contrepoint de l’établissement minutieux par Alexandre Devaux du travail du dessinateur, peintre, illustrateur, graveur – bref, artiste – portant le même nom aux Cahiers Dessinés (quatre volumes, impressionnants par leur épaisseur, la qualité des archives proposées et la perfection de l’impression, précédés par un dossier dans le n°6 de la revue Le Cahier dessiné de Frédéric Pajak en 2005). Vaches Noires (6e volume des Insensés et 2e de Topor chez Wombat), est un inédit “composé par l’auteur peu avant sa disparition et comprenant 33 nouvelles”. La toute première commence ainsi : “Les vaches me flanquent le bourdon. / Surtout les vaches noires, elles sont mauvaises. Je ne suis pas spécialement superstitieux, mais là, ça a été prouvé : les vaches noires portent la poisse. Pire que les chats.”

Certains titres sonnent familièrement, comme Mémoires d’un vieux con, best-seller inoubliable. D’autres qui ont eu dans un temps plus ou moins lointain une vie plus éphémère remontent à la surface, comme bonifiés par un bref séjour dans l’oubli qui les aurait paradoxalement préservés de la ruine. Mon plus grand plaisir aura d’avoir pu relire Joko fête son anniversaire que j’avais découvert par hasard au début des années 1970 alors qu’adolescent, je m’ennuyais, prisonnier d’une fête trop peu festive dans un lieu où ce bouquin trainait. Je l’avais alors lu d’une seule traite. Plus de quarante ans après, à l’occasion de sa ressortie sous le n°25 des Insensés, j’ai pu rejouer la scène et me rendre compte à quel point je l’avais gardé en tête, ce roman, retrouvant ligne après ligne la même sidération, le même bonheur de lecture, récupérant instantanément le goût inaltéré de cette écriture aussi sauvage que maîtrisée, d’une liberté sans égale, alimentée par une source inépuisable d’idées, de pensées, de trouvailles narratives, poétiques, pouvant aussi bien se manifester à l’état d’aphorismes (Topor est un maître des formes brèves – on se souvient aussi de Pense-Bêtes magnifiquement réédité par Jean-Christophe Menu en 2012 à L’Apocalypse) que se développer en roman ou en pièce de théâtre (car, disait-il, “la seule façon de ne pas s’ennuyer au théâtre, c’est d’en faire”). Chez lui, rien n’est à jeter. Même les volumes les plus minces ne sont pas sans épaisseur. Et de plus on n’y trouve jamais la moindre lourdeur : tout y reste léger, même ce qui est le plus cruel, le plus morbide, le plus désenchanté.

2.

Trois nouveautés chez Wombat en ce début d’automne : deux livres de plus grand format que de coutume, inaugurant une nouvelle collection baptisée Les Intempestifs. Autrement dit : les inactuels, les résistants, les fortes têtes, parfois même brûlées comme Georges Bernier, mieux connu sous le nom de Professeur Choron, dont le livre de mémoires écrit en collaboration avec Jean-Marie Gourio, Vous me croirez si vous voulez, porte le n°2 de cette collection – le n°1 étant la réédition du livre de Pacôme Thiellement, Tous les Chevaliers sauvages, augmenté (“enté” dirait Breton) d’un très touchant appendice intitulé Wolinmélancoliski. Le troisième ouvrage est un des plus minces – et pourtant des plus denses – jamais publiés par cet éditeur : Cent bonnes raisons pour me suicider tout de suite, suivi de Douze possibilités d’échapper à Noël de Roland Topor. Au hasard de ces “raisons”, la 15e : “Je me sentirai moins seul” ; ou la 65: “La mort, paraît-il, est une femme facile. Je vais me payer du bon temps.” Mais toutes sont stupéfiantes de justesse. Car ce qui pourrait paraître absurde, ou articulé pour le simple plaisir de déconner, est le fruit du souci de trouver le mot juste, la formulation la plus imparable. Ce petit livre porte le n°8 de la collection Poche Comique. Ce serait une sérieuse bourde que de passer à côté de cette formidable occasion de se remplir à bas prix la poche.

Le premier livre de cette collection Poche Comique, inaugurée au printemps 2016, avait pour titre Je bois, je fume et je vous emmerde – “propos philosophiques du Professeur Choron recueillis par Jean-Christophe Florentin”. Un ouvrage lui aussi guère épais, mimant la forme de l’entretien journalistique, qui s’achevait en égrenant une suite de 86 proverbes philosophiques, dont celui-ci (le n°61) : “C’est toujours le chauve qui trouve le peigne dans la galette des rois” ; ou cet autre (le n°19) : “Le cimetière ne sera pas complet avant que vous n’y soyez”.

Les “mémoires de guerre et d’humour” de Choron avaient été publiées en 1993 chez Flammarion. Ne les ayant alors pas vu passer, la lecture que je viens d’en faire est donc la toute première. Ouvrant ce livre, je songe que le Professeur nous a quittés depuis treize ans. Me revient aussi le souvenir assez triste de l’avoir vu, à la toute fin du siècle dernier, dans un bistrot de la rue St Denis, se faire jeter sous mes yeux par les employés de ce vulgaire débit de boissons, alors qu’il venait vendre lui-même La Mouise, avec sa classe légendaire d’éternel colporteur, tentant simultanément de se faire offrir des coups à boire (ce que j’aurais fait bien volontiers, si ces brutes n’avaient pas été aussi expéditives). Vous me croirez si vous voulez est un livre d’entretiens au magnétophone, retranscrit par Gourio qui annonce la couleur : “J’ai aimé Choron comme mon père, et même plus, parce que je n’ai pas connu mon père et que je ne l’ai jamais aimé. (…) Je vais le voir de temps en temps au cimetière du Montparnasse. Je lui envoie un baiser et je pars boire au bistrot le plus proche. Je veux qu’il me voie boire. (…) Le fils vivant boit pour le père mort.” Mais, travaillant à l’établissement de ces mémoires, le père et le fils n’ont, disent-ils, pas bu la moindre goutte d’alcool.

Il semble que, dans un premier temps, Choron se soit essayé à l’écriture, puis qu’il ait assez vite abandonné, préférant l’oral à l’écrit, donc le jeu d’échanges avec un bon écouteur à la solitude. Quoi qu’il en soit de la retranscription de ces enregistrements, surgit un ton inimitable qui véhicule un contenu qui pourrait à chaque ligne justifier le “si vous voulez” du titre, tant certaines choses rapportées peuvent paraître incroyables, même si d’un aventurier comme Choron, on peut s’attendre à tout et imaginer le pire. Le livre est construit en deux parties. 1. De l’Argonne à l’Indo qui s’achève en 1952 à son retour d’Indochine (“La nuit commençait à tomber. Le soleil était très bas. J’ai quitté le Vietnam comme ça, au début de la nuit. Ma petite femme, que j’avais assommée, se traînait sur le pavé.”). 2. La folle histoire d’Hara-Kiri, sensiblement plus longue, mais dont on connait mieux, du moins en partie, le contenu, surtout si on a eu la chance de suivre, en direct ou non (les archives n’étant pas inaccessibles), l’étonnant parcours qui a conduit l’ancien engagé volontaire à construire un empire de presse et d’édition, en permanence (ou presque) au bord de l’effondrement. Choron est un être complexe ayant expérimenté de nombreux pouvoirs, dont celui de passer à vive allure d’un extrême à l’autre : “ogre de douceur pour qui n’a pas peur de prendre de coups”, comme le dit Jean-Marie Gourio.

Dans Tous les chevaliers sauvages, paru une première fois en 2012 et réédité simultanément avec ces Mémoires (les deux ouvrages ayant en commun une couverture de Kiki Picasso, réalisée à partir de photographies d’Arnaud Baumann), Pacôme Thiellement écrit ces lignes, aussi affectueuses que clairvoyantes : “Se donnant à ses contemporains comme une figure opératique de violence et de distinction, un homme dont le calme chérubinique d’ex-enfant de cœur sourieur était à tout instant susceptible de basculer dans la barbarie dévastatrice, la puissance dégagée par la personnalité de Choron était celle d’un avatar de la déesse Kali. Choron ne “réfléchissait” pas : il pensait. Il y avait quelque chose dans son système nerveux qui évitait les miroirs de la réflexion, ses ralentissements comme ses retours sur soi, et touchait directement au mystère de la volonté, cette voix qui hurle dans le cerveau droit et met fin aux atermoiements inutiles de la conscience.”

Choron pouvait aller très loin – jusqu’aux portes de l’enfer. Certains de ceux qu’il avait pourtant contribué à révéler l’ont conchié sur le tard (on se souvient du refus de “certains dessinateurs de Charlie Hebdo” de voir figurer leurs dessins dans le livre de Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, Une histoire de Charlie-Hebdo (1969-1982), publié aux Cahiers Dessinés en 2009, parce que la part accordée au Professeur y était trop belle). Mais c’est le lot commun à toutes les entreprises de subversion qui ont duré : elles finissent par s’installer, puis subissent diverses formes de déclins, avant que de renaître, une fois certains cadavres enterrés. Pacôme Thiellement a probablement raison d’associer Hara-Kiri à l’esprit d’“avant-garde”. Mais il faut bien se rappeler que cet “esprit” était alors dans l’air du temps : les années 1950, puis 1960 – donc l’immédiat après-guerre –, ont été temps béni pour les avant-gardes de tout poil, avant qu’elles finissent par se fracasser sur le mur des années 1980, non sans avoir effectué quelques tournées d’adieux de plus en plus mélancoliques. Puis, ce fut le temps des restaurations (nous y sommes toujours, pour ne pas dire plus que jamais). Contrairement aux apparences, Hara-Kiri n’était pas “révolutionnaire” en tout, loin de là, les membres de l’équipe se montrant même souvent anti-modernes (“Au diable les «nouvelles vagues» pour fils à papa, les «new look» aussi éculés que ce qu’ils prétendent chasser” écrivait François Cavanna dans l’éditorial du premier numéro d’Hara-Kiri). Topor était un des rares de la bande à frayer du côté des Nouveaux Réalistes, de Fluxus, et autres courants se réclamant de Duchamp et de John Cage (les fréquentant, surtout à partir de 1964, il a clairement dit avoir eu le sentiment de découvrir sa véritable famille). Quoi qu’il en soit, pour les “modernes” dont je fus, Choron et ses compagnons de route auront été des éveilleurs, des indicateurs de chemins où se perdre, des fournisseurs en viatique, des pères de substitution, tout en se montrant plutôt fraternels (peu de femmes dans cette affaire, sauf dans le décor et surtout dans les têtes – ce qui serait impossible à concevoir aujourd’hui).

Si Tous les chevaliers sauvages peut être vendu par son éditeur comme étant “l’essai le plus éclairant et le plus décapant sur « la galaxie Hara-Kiri »”, il n’y est pas question que de la bande à Bernier et Cavanna. S’ouvrant sur le Japon de 1946 après la capitulation et s’intéressant aux derniers samouraïs (dont le New Yorkais Ghost Dog inventé par Jim Jarmusch – et Mishima), ce livre est un tombeau. Quelque chose vient de s’achever, et on doit fouiller dans le souvenir (aussi bien dans notre tête que dans les archives) pour retrouver ce qui fut : cette pratique ensauvagée de la chevalerie dont les contes anciens ont tracé les contours et défini les lois. Pacôme Thiellement est intéressé par l’amour courtois, par le concept de théâtre de la mémoire et par toutes sortes de labyrinthes spatio-temporels. Les Chevaliers sauvages ont à voir avec ça. C’est un livre mélancolique, mais aussi enragé. Nul effondrement définitif au bout du chemin, même si “le monde est devenu triste” : tous ceux qui tombent (comme dirait Beckett) sont aussitôt sollicités pour redresser la barre (qui ne peut qu’être placée très haut). Aussi est-il recommandé de lire cet Intempestif n°1 pour renforcer ce qui nous reste de résistance à la mise en acte policière de la prohibition du rire (comme dans l’épisode du Philémon de Fred, À l’heure du second T). Hara-Kiri n’est pas seul, ce livre nous le rappelle. Le dernier chapitre de Tous les chevaliers sauvages est consacré au méconnu – du moins chez nous – Andy Kaufmann. Et sa toute fin s’ouvre sur ces mots : “Certes, ce n’est pas gai. Mais aujourd’hui où nous voyons la progression commune des stand-up comiques et des antidépresseurs, nous savons qu’il n’y a aucune relation de cause à effet entre l’humour et la gaité, entre le rire et l’absence de tristesse, entre le comique et la joie.”

La télévision a récupéré de manière ô combien cynique ce qui demeurait de cet esprit de résistance par le rire. Pacôme Thiellement s’interroge longuement sur la fameuse émission de Polac, “construite à mi-chemin du traquenard et de la tragédie” et consécutive à la fin déclarée de Charlie Hebdo – cette pépite des Éditions du Square que Choron considérait cependant moins essentielle qu’Hara-Kiri. Il disait de Droit de réponse que “c’était une émission de merde, triste à crever.” Selon lui, Bernard Tapie, présent, s’était proposé (avec un coup dans le nez ?) de reprendre Charlie Hebdo. Mais “il n’a jamais téléphoné ! Nos journaux n’ont jamais intéressé personne. Ça n’avait aucune valeur parce qu’on n’a jamais eu aucune recette publicitaire, et il fallait diriger cette bande de voyous, qui ne se laissait pas censurer, ni changer une virgule, ni rien ! Il n’y avait pas eux mecs assez fous pour mener cette bande de sauvages ! Il n’y avait que Choron, encore plus sauvage que les autres, qui pouvait mener une bande de dingues pareils !”

C’est étrange, cette affaire : plus on se prend de pains dans la tronche, plus on jouit, mais de manière non-masochiste pour qui a fait un pas de côté. Il faut s’en prendre partout (et pas seulement plein la vue) pour enfin atteindre une zone de recueillement où le silence est, comme dirait Claude Ollier, loi d’écoute. J’ajouterais volontiers que, pour moi lecteur, c’est cette solitude dans laquelle sont plongés, souvent malgré eux, les membres d’une communauté, non pas désœuvrée, mais carrément pulvérisée, qui fait qu’il arrive qu’on me souffle encore à l’oreille quelque chose de réellement beau, voire de sublime.

Ces fameuses années 1980 : fin de partie désastreuse. Nous en sommes encore là, malgré cette interminable accumulation de “post” (modernité et autres, la liste est longue). Alors que Pacôme Thiellement (né en 1975) était encore enfant, tout s’était déjà éteint (malgré Gébé et son intense désir que Tout s’allume). Son travail obstiné, aussi précis que percutant, qui le maintient, de manière quasi-permanente (comme dans les cinémas de l’ancien temps), en éveil, trouve peut-être son origine du fait d’avoir dû éprouver à son tour l’interrogation d’Hölderlin (dans Brot und Wein) : Wozu Dichter in dürftiger Zeit – “À quoi bon des poètes en un temps de manque” – et, l’éprouvant, de s’être projeté bien au-delà d’un trop élémentaire besoin de comblement (histoire de se montrer soudain moins sérieux, me revient un petit strip en deux images de Wolinski. Dans la première, un homme dit au père d’une jeune fille dont il semble vouloir demander la main : “Monsieur Lacune, j’aimerais combler votre fille”. Dans la seconde, le père, effaré, lui répond : “Combler une Lacune !”). Il importe de redresser la barre, comme déjà dit, en manifestant telle humeur sauvage (mais d’une douce violence) dont l’éruption aussi volcanique qu’imprévisible du rire du sieur Pacôme (cousin de celui de Topor et bien connu, notamment des auditeurs de Mauvais genres, l’émission de François Angelier) est musicalement l’empreinte. Le retour à la normale, ou remise à jour programmée de notre civilisation prétendument éternelle, n’est qu’affaire de masques de carnaval. Comme l’écrit Pacôme Thiellement : “Il faut renoncer à l’humour, mais parce que quelque chose de bien plus fort, de bien plus terrible et de bien plus drôle nous attend désormais.”

3.

Aux fins goûteurs de la prose de Pacôme Thiellement, cette rentrée dispense le plaisir de quelques heures de lecture (ou de relecture), puisque cette réédition augmentée de Tous les chevaliers sauvages s’accompagne de celle d’Économie Eskimo, paru en 2005 aux Éditions M.F. (avec en contrepoint, la postface de la traduction de Them or Us aux Éditions de la Philharmonie – la préface de ce livre de Frank Zappa jusqu’à présent inédit en français étant de Guy Darol, comme il se doit). Et surtout de deux livres aux PUF : Sycomore Sickamour, une nouveauté dans la collection Perspectives Critiques (où avait déjà paru l’an dernier La Victoire des Sans Roi et qui vient d’accueillir Après la littérature de Johan Faerber) ; et dans la collection Quadrige, Trois essais sur Twin Peaks, dont le premier, La main Gauche de David Lynch, avait déjà été publié en 2010 dans la collection Travaux Pratiques (dirigée, comme Perspectives Critiques par Laurent de Sutter). Sans oublier ce long feuilleton pour MLQ (Mon Lapin Quotidien) journal trimestriel publié par L’Association où Pacôme Thiellement propose à chaque numéro une grande page de texte illustré (ou plutôt accompagné) par Killoffer : Agit Prop – ininterrompu ! Ou plus simplement, fruit d’un travail régulier, opiniâtre, sans cesse ressourcé par les exigences de la passion et le besoin de lutter contre la mélancolie dont le Monde nous accable.

Il est clair aujourd’hui que les jeux sont faits (même si tout reste encore ouvert) et qu’on ne pourra pas lire telle ou telle nouveauté de sa plume (ou de sa frappe) sans se remémorer ce qui l’aura précédé. Les ouvrages dialoguent entre eux, comme dans ce Terrain Vague où les Sans Roi ont loisir à se retrouver après avoir fait un pas de côté. Bien entendu, comme nous sommes en 2018, et malgré le fait que La Victoire des Sans Rois s’achevait par une sorte d’apologie de l’anonymat, ou du perdu (“J’ai toujours pensé que les gens extraordinaires ne laissaient pas de trace.” / “J’ai toujours pensé que les textes les plus extraordinaires, c’étaient ceux qu’on n’avait pas lus.”), la jaquette du livre présentait son auteur comme étant “Une figure culte de la culture contemporaine”, ce qui est probablement vrai, mais à condition de penser simultanément l’effacement possible du nom, voire de sa figure, en tout cas de son image (“de marque”), pour entrer avec légèreté, sans être encombré de quoi que ce soit, dans ces ouvrages si fortement signés. Le grand compositeur André Boucourechliev (1925-1997) m’avait dit un jour que le musicien du passé qu’il admirait et qui l’inspirait le plus était “Anonyme, XIVe siècle” et qu’on n’en savait pas beaucoup plus à son sujet (sauf peut-être une localisation dans l’espace).

Sycomore Sickamour offre en incipit deux phrases brèves : “Tous les garçons sont tristes. Toutes les filles sont déprimées.” Le premier réflexe qui vient au lecteur est de permuter les mots. Puis autre chose remonte : des souvenirs de chanson – pas nécessairement les mêmes, selon l’âge que l’on a. En ce qui me concerne, même si je n’avais que six ans quand elle s’est mise à proliférer sur les ondes des radios périphériques comme de la mauvaise herbe, c’est la chanson de Françoise Hardy, Tous les garçons et les filles, qui fait retour. Cette fille était d’une beauté à couper le souffle. Et sa chanson, certes niaise, mais “juste comme il le fallait”, était plus que supportable, voire parlante. Tout le contraire de Femmes je vous aime, sortie vingt ans plus tard, qui résonne, certes, en accord avec un sentiment qui m’anime depuis – et pour ? – toujours, mais qui sonne terriblement faux. Une chanson au fond si moche, dans son ton comme dans sa forme, que tout cet amour pour les “fââââmes” (comme dirait Claire Bretécher) apparaît bien plus que malade : proprement écœurant (je me souviens d’une autre chanson, de Dylan cette fois, Love Sick, celle qui ouvre Time Out of Mind, l’album du grand retour en 1997, que Robert Louit et Didier Pemerle ont traduit par “L’amour m’écœure” et qui comprend cette “ligne” magnifique : “Sometimes the silence can be like the thunder”.)

Cet incipit de Sycomore Sickamour en forme d’assertion me conduit à en convoquer d’autres – de Pascal Quignard (par exemple), un écrivain qui peut sembler se situer aux antipodes de Pacôme Thiellement. Quoique… On se souvient de Vie secrète (1998) : “La vie de chacun d’entre nous n’est pas une tentative d’aimer. Elle est l’unique essai.” Et de ce fragment, capturé au hasard d’une retraversée rapide de ce livre (qui reste un des plus marquants de ma vie de lecteur) : “Parfois des animaux nus ont accès à quelque chose de plus précieux que le langage et de plus profond que le monde. / La vérité est simple et nullement indigne. Tous nos besoins sont nos cérémonies. Toutes nos fonctions sont nos joies.”

Mais je dois avouer que cette affaire de garçons tristes et de filles déprimées m’a tout d’abord fait remonter en mémoire cette sentence formidable de Jacques Lacan, “Il y a en toute femme quelque chose d’égaré et en tout homme quelque chose de ridicule”, bien plus cruelle (mais il est vrai qu’ici, femme remplace fille, et homme, garçon). Je me souviens qu’une fois avoir atteint cet âge prétendument adulte, celui des ruptures sentimentales, et qu’amorçant un lien avec une nouvelle compagne, l’un et l’autre préférions nous définir comme garçon et fille, et non en tant qu’homme et femme. Manière de ne pas vieillir ? Non, juste de ne pas mûrir et peu importe l’âge. C’est question de survie (car le mûrissement ouvre la porte du pourrissement). Quant à l’enfance…

Allons un peu plus vite, maintenant (ou alors composons en écho un autre essai). Ce qui me touche le plus, finalement, dans cette série de livres (et gardant en mémoire certains éclats des précédents), ce n’est pas tant la qualité de la réflexion dont ils font montre sur ce qu’on entend par Pop Culture, mais les nombreuses investigations qui s’y déploient dans des espace-temps éloignés. Plus il prend distance avec le “contemporain”, plus je me retrouve comme un poisson dans l’eau. Il ne faudrait peut-être pas trop le crier sur les toits, mais c’est ainsi : dans Sycomore Sickamour, ce sont principalement les chapitres consacrés à William Shakespeare qui se sont gravés en moi après lecture. Il faut dire qu’écrivant ces mots, j’écoute une belle version des Fantasies pour violes d’Orlando Gibbons, de plus exécutées par un ensemble dénommé Phantasm. Je viens de passer une bonne quarantaine d’années à circuler – tout en gardant un goût prononcé pour le minimaliste – dans le monde baroque, avec une prédilection pour l’Angleterre musicale de Thomas Tallis à Henry Purcell. Robert Burton, dont on avait tant attendu la publication de son Anatomy of Melancholy (en 2000 par Corti, dans une traduction du très regretté Bernard Hoepffner), ne cesse de me hanter. Mais le Théâtre de Shakespeare (et ses Sonnets – dont B.H. est aussi un des plus subtils traducteurs) reste, pour qui a physiquement et mentalement ressenti ce que signifie ce mot – mélancolie –, un lieu inépuisable d’explorations en tous sens. Ce que je nomme Terrain Vague a en son centre (pour autant que ce lieu à l’écart puisse en posséder un) la tombe de William S. (positionnée probablement non loin de celle de Raymond Roussel – évoqué aussi dans ce livre dont le titre fait songer aux jeux de langage de l’auteur de Comment j’ai écrit certains de mes livres). Le Terrain Vague est aussi Théâtre de la Mémoire.

Contrairement à Jim Jarmusch qui, dans le magnifique et incompris Only Lovers Left Alive, fait de Marlowe (interprété par John Hurt) le véritable auteur du Théâtre de Shakespeare (comme il fait de son vampire musicien l’auteur du deuxième mouvement du Quintette en ut D.956 de Schubert, ce qui est, pour le coup, un trait d’humour), Pacôme Thiellement, via une démonstration impeccable, rend à Shakespeare ce qui appartient à William. Et développe dans la foulée une longue rêverie méditative sur la femme sombre,personnage le plus célèbre des poésies de Shakespeare” – du sonnet 127 (où il est écrit, selon la traduction de Frédéric Boyer, que “noir hérite de beauté” – ou, dans la traduction de Thiellement : “le noir est l’héritier légitime du beau”) au sonnet 152 (soit l’avant-avant-dernier, s’ouvrant par “oui tu sais qu’en t’aimant je suis traitre” – Boyer ; ou : “En t’aimant tu sais que je suis parjure” – Hoepffner ; on trouve bien d’autres traductions en librairie et, plus on en aura, mieux ça vaudra) : Emilia Lanier (dont on nous dit que, musicienne, elle jouait du piano – comprendre plutôt virginal, clavier roi de l’époque élisabéthaine, le piano-forte n’ayant été inventé qu’au début du XVIIIe siècle). Pacôme T. nous dit qu’“avec le sickamour, Shakespeare invente, pour Emilia Lanier comme pour lui, un super-poison supposé officier comme super-remède – l’amour qui ne tue pas et rend plus fort – sauf que celui-ci est vicié de l’intérieur, comme s’il avait un défaut de fabrication inhérent à sa nature même. Si les plaisirs violents de Roméo et Juliette ont des fins violentes, la violente passion du sickamour débouche sur une violence qui n’a pas de fin. Mais ce sickamour est si séduisant que les siècles suivants ne l’auraient échangé contre rien au monde : à travers lui, c’est le destin même de chaque individu qui réussira à s’intensifier jusqu’à se transformer en tragédie intime, installant à même son cœur un réceptacle labyrinthique de tous les amours passés.” Mais ce poison s’attaque-t-il à l’esprit ou au corps ? Comment séparer les deux ? Pourtant le corps semble absent de cette affaire de sickamour. À moins que l’on ne doive concevoir (comme vient de me le souffler à l’oreille Killoffer) cet autre corps encore trop méconnu : celui du “Sans Roi.”

Bien entendu, ce livre est aussi un labyrinthe où faire quantité d’autres rencontres, plus ou moins inattendues (on connait bien maintenant les obsessions de Pacôme Thiellement ; j’en partage d’ailleurs certaines et non des moindres : Rivette, Lynch, Nerval, etc.). Il y a toujours quelque chose d’entraînant dans son écriture, qui peut nous séduire et/ou nous faire réagir : avec ce livre (comme avec les précédents, même quand ils s’intéressent à des choses que nous aimons moins), nous nous frottons aux idées, aux formulations, aux visions, parfois jusqu’à nous enflammer, jusqu’à faire naître en nous diverses perturbations, notamment atmosphériques, donc humorales (avis d’orage pour le moins ! Coups de foudre et étincelles électrisant un ciel de constellations).

Twin Peaks saison 3 © David Lynch

J’ai nommé David Lynch. Le deuxième livre, que je préfère considérer comme une nouveauté plutôt que comme une réédition, est consacré à Twin Peaks, la “série qui aura changé notre vie”. Il faudra donc relire différemment le premier essai (La Main gauche de David Lynch) maintenant que nous avons découvert la troisième saison – ce film de presque dix-huit heures qui, malgré ou à cause de sa durée, requiert plusieurs visions. Et (j’y reviendrais peut-être un peu plus tard, ce texte est déjà bien trop long) insister sur le très grand apport de ces deux autres essais : Exégèse de la Black Lodge (une conférence de 2014) et La substance de ce monde, première tentative de faire surgir ce que la saison trois nous aura apporté, non seulement de neuf, mais de “plus qu’archaïque” (nourri de ce que Blanchot – dont Lynch ne doit pas même connaître le nom – appelait l’effroyablement ancien). Claude Ollier – amoureux fou de Twin Peaks et du cinéma de Lynch dans sa quasi-totalité – m’avait jadis affirmé que Gaston Leroux avait au départ intitulé le premier chapitre du Mystère de la chambre jaune : Où l’on commence à ne pas comprendre. Pacôme Thiellement nous rappelle à quel point Lynch peut se retrancher derrière l’idée qu’il n’y aurait rien à élucider dans ce qu’il nous donne à écouter-voir (et encore plus à sentir). Et, bien entendu, cela lui inspire un grand désir de transgresser cet interdit non nommé en travaillant en enquêteur aussi étrange que Dale Cooper. Désirant, comme toujours, faire se frotter ce qui lui trotte dans la tête (et qui le met en chemin), il convoque Poe et quelques autres. Il fraie dans la noirceur de plus en plus sensible du monde de l’auteur d’Eraserhead.

Trois essais comme trois morceaux en forme de poire. Et pour cela préfère l’impair. Ainsi que ce qui est modal. Trois essais sur Twin Peaks est un livre prodigieusement dense au sujet duquel on ne pourra manifester de réserves que sur d’infimes détails, aussitôt oubliés. Peut-être le livre, encore inachevé (Work in progress de toute une vie ?), qui, dans la constellation formée par tous ces titres, ici évoqués ou non, diffuse la plus belle lumière sur ce que, plus que jamais, nous partageons.

Coda.

Et maintenant ?

Maintenant, quelque chose doit craquer.

Comme si ça ne suffisait pas, tous ces livres, un tout dernier me parvient au moment d’en finir avec cette série de recensions, dont je me dois de rendre écho puisque j’en ai déjà nommé un peu plus haut, sans le savoir, les auteurs – ainsi qu’une partie de son sujet. Il s’agit d’un livre d’entretiens avec Daniel Spoerri par Alexandre Devaux, publié par Buchet.Chastel, et titré L’instinct de conversation. Roland Topor s’y retrouve présent, mais pas seul : François Morellet, aussi – on se souvient d’une belle exposition de ces trois artistes, proposée par Alexandre Devaux, il y a deux ans, à la Galerie Anne Barrault.

Un extrait de cette conversation ? “Ce n’est pas si facile de décrire ma relation avec Topor. C’est comme quand tu aimes une femme. Tu ne sais pas exactement dire pourquoi tu l’aimes. Là, c’est pareil. Il y avait quelque chose qui me touchait profondément. Par exemple, Morellet, avec lequel tu as choisi d’exposer Topor à Hadersdorf, était aussi un ami. Quelqu’un que j’aimais bien, qui m’intéressait et qui me faisait rire, mais ça ne me touchait pas au même endroit. Je ne sais pas. C’est quelque chose comme l’amour. C’est inexplicable.”