Twin Peaks n’est pas Twin Peaks

Twin Peaks © David Lynch /SHOWTIME

Plus de 25 ans après, Twin Peaks est revenu sur les écrans de télévision et la série est désormais disponible en DVD. Ce retour, David Lynch n’en fait pas une suite qui permettrait de retrouver ceux que nous avions laissés dans la nuit de nos écrans et de nos souvenirs. Le retour de Twin Peaks ne reproduit pas Twin Peaks, il le répète en y incluant la distance qui nous en sépare.

Ce qui surgit dans ce retour, c’est la différence, le temps, la mort, les changements de chacun et des choses, les visages détruits par le vieillissement, les lieux évanouis depuis lors, le récit achevé qui ne peut que laisser la place à autre chose. Et nous aussi, nous avons vieilli, nous avons changé. Nous aussi nous sommes morts. Le parti pris de David Lynch est de reprendre – comme on parle d’une reprise en couture – Twin Peaks à partir de ce qu’il n’est plus, de ce qu’il ne peut plus être. Twin Peaks a eu lieu, il ne peut être à nouveau sous la forme d’une suite cohérente, fidèle à l’original, à un modèle qui devrait être reproduit. Au contraire, Lynch filme avec le gouffre qui nous sépare du modèle, à l’intérieur de la distance qui nous empêche de le rejoindre et qui, loin de le laisser intact, l’entraine avec elle dans une variation qui fait chuter le modèle de son socle. David Lynch greffe sur « l’original » des fragments, des bouts d’autre chose – il crée un monstre nouveau, un simulacre étrange et inquiétant par lequel Twin Peaks n’est plus ce qu’il était, devenant sa propre défiguration, son propre sourire de créature non identifiée.

Ce rapport du Twin Peaks de 2017 à celui de 1990 semble être la ligne directrice de la narration de cette saison 3 autant que de son esthétique et son thème central : une esthétique du fragment, du lambeau, de la couture exhibée de différences, une mise en variation des identités, de l’identité des choses et des êtres. Le premier épisode s’ouvre sur les visages jeunes de Laura Palmer et de l’agent Cooper, ouverture suivie du générique et de la célèbre musique composée il y a 25 ans par Angelo Badalamenti. Nous sommes là en terrain connu, dans les identités reconnaissables : rien n’a changé, nous sommes rassurés et satisfaits. Rien n’a changé, sauf les images du générique qui montrent maintenant des images de lieux vides, sans vie, les enchainant sans cohérence évidente. Puis apparaît sur l’écran, filmé en noir et blanc, le visage actuel de Kyle MacLachlan : les traits se sont affaissés, les cheveux sont teints, la posture du corps est rigide. La beauté de la jeunesse a disparu pour laisser place à un corps qui mime déjà la mort qu’il sera. Il en est de même pour tous les personnages et acteurs qui reviennent dans cette nouvelle série d’épisodes : certains sont méconnaissables, tous exhibent dans leur visage et leur corps la distance les séparant de ce qu’ils étaient et qu’ils ne sont plus. Certains acteurs n’ont pas survécu et sont évoqués au générique. Dans tous les cas, ceux qui ici reviennent comme ceux qui sont morts sont des revenants, des traces spectrales d’identités évanouies dont il ne reste, justement, que la trace et la métamorphose comme signe de leur disparition. La pensée de celui qui contemple ces spectres est une pensée cinématographique, une salle de cinéma, une pensée-écran créant et projetant ses propres images fantomatiques, ses propres spectres, inventant le cinéma vivant d’une outre-vie sans repères, sans reconnaissance, filmant et observant sa propre sidération.

Rien n’est identique, tout est spectral : les lieux, les personnages, les acteurs. Le Twin Peaks 2017 filme des fantômes, les produit par l’écart imposé à notre esprit entre notre mémoire et la perception actuelle des images qui défilent lentement devant nos yeux. Twin Peaks crée des fantômes qui se lèvent dans notre pensée soumise d’abord à cet écart non comblé entre une image passée et une image actuelle, entre ces différences qui se juxtaposent et qui, ainsi juxtaposées, font se dresser les fantômes qui maintenant la peuplent. Twin Peaks est une œuvre mentale du fait que ce qui est montré à l’écran, dans les images, n’est pas seulement schématisé par la pensée, intégré par les schématismes producteurs d’identité et de reconnaissance de la perception et de la pensée, mais est avant tout ce qui heurte la pensée, ce que celle-ci ne peut recevoir qu’en en étant perturbée, en hallucinant ce choc sous la forme de revenants, de spectres somnambules. David Lynch, d’ailleurs, s’amuse de cet écart perturbant entre le passé et le présent, entre la mémoire et la perception actuelle, anticipant la déception de certains fans de la série qui auraient voulu retrouver le doux pays de l’identique, celui où l’esprit est apaisé – pays que Lynch a depuis toujours rayé définitivement de la carte du monde. Pensions-nous vraiment qu’il se contenterait de filmer une suite à Twin Peaks ? Cette idée l’a sans doute suffisamment fait rire pour qu’il en fasse l’objet de son ironie dans une scène de l’épisode 4 où, face à une photographie de la jeune Laura Palmer, un des personnages – tel le fan fébrile et déçu – se met à pleurer en grimaçant et s’exclame : « Laura Palmer ! Ça évoque des souvenirs… ».

Twin Peaks © David Lynch /SHOWTIME
Twin Peaks © David Lynch /SHOWTIME

Les quatre premiers épisodes de cette nouvelle saison sont construits comme une espèce de labyrinthe – tel le labyrinthe qu’est ce lieu d’enfermement, ce lieu parallèle et étrange, atopique et « anormal », qui traverse les épisodes depuis 1990 –, comme une sorte de puzzle mais dont il manquerait la plupart des pièces, celles-ci n’existant sans doute pas. La ville de Twin Peaks y est greffée à celle de New York, selon une relation qui demeure énigmatique. Les séquences s’enchaînent sans, le plus souvent, qu’aucun lien évident n’apparaisse. Le montage favorise les cuts simples ou, à l’intérieur d’une même séquence, les enchaînements à partir d’objets ou de personnages incongrus, à première vue étrangers à la scène, multipliant ainsi l’irruption de l’étranger et de l’étrange, favorisant le discontinu, la rupture, le changement, l’incompréhensible, la perte de repères et des identités. Les cadrages et angles de prise de vue sont construits en fonction de la même logique.

Les identités sont sans cesse niées : une prise électrique est un moyen de passage pour les corps, un personnage est lui-même et un autre, il se répète dans un autre différent de lui, un lieu est un autre lieu sans rapport, l’intérieur et l’extérieur se juxtaposent sans logique, voire se confondent, etc. Kyle MacLachlan interprète plusieurs personnages qui sont Cooper et d’autres, là encore selon une logique obscure : il est le « même » acteur mais 25 ans après, il est le personnage de Cooper, un peu lunaire et ahuri, que l’on connait en même temps que l’incarnation du mal, il est un tueur sans morale et un symbole de la justice, il est un homme bedonnant, à moitié chauve, malade et mourant qui est lui-même sans l’être l’agent Cooper en père de famille sans mémoire, sans aucune compréhension des situations et des choses, etc. Dans la temporalité de la série, MacLachlan est tout cela en même temps, parcourant un « même » monde qui n’existe que sous la forme difforme de plusieurs mondes imbriqués les uns dans les autres, hétérogènes et pourtant réunis. De plus, chacun des personnages interprétés par l’acteur condense ou traverse lui-même plusieurs « identités », sans en être aucune véritablement. Si tous les acteurs sont remarquables, David Lynch sait les tirer vers un jeu décalé qui peut volontairement « sonner faux », le « faux » étant ici ce qui produit un écart entre ce qu’est supposé être le personnage mais qu’il n’est pas vraiment, l’acteur performant dans ce cas la distance plus que l’adéquation, manifestant l’ombre obscure d’autre chose qui plane au-dessus de son personnage et que dans un autre monde il est ou pourrait être. Ce type de jeu « faux » est en particulier exploité par Lynch dans des scènes dont la force comique est certaine.

Ce processus général de variation, de « doublure », de production d’étrangeté et d’altérité, se retrouve à l’intérieur de la narration et de l’usage des genres. David Lynch, loin d’avoir fait le choix d’une narration linéaire, ou en tout cas à l’intérieur de laquelle les liens seraient immédiatement reconnaissables, développe les épisodes selon une errance, selon des changements et des sauts constants : au fur et à mesure des épisodes, mais déjà à l’intérieur de chaque épisode, la narration se fait labyrinthique – un labyrinthe qui serait mobile –, commençant volontiers une situation sans que la précédente ne soit résolue ou en voie de résolution, interrompant la narration par une autre sur laquelle il s’attarde (dans l’épisode 3, par exemple, la scène avec le « faux » clone de Marlon Brando sorti de L’équipée sauvage) avant de revenir à la première ou de l’abandonner, etc. Les épisodes font varier les styles et les genres : Lynch enchaînant une scène à l’onirisme marqué (la séquence d’ouverture de l’épisode 3 étant de ce point de vue extraordinaire) avec une séquence burlesque, policière ou réaliste, n’hésitant pas à exhiber une esthétique de série B, à base d’hémoglobine et de trucages trop visibles (là encore pour faire exister une différence à l’intérieur même du genre et de la scène). Les types d’image sont multipliés, Lynch passant de l’image descriptive à l’image-rêve, de l’image évidente à l’image de carton-pâte, de l’image évocatrice à l’image la plus incompréhensible – et ces différents styles se retrouvent souvent mélangés, contemporains, se heurtant les uns aux autres, se contestant ou se « complétant » les uns les autres. Les identifications simples et habituelles se dissolvent et l’esprit demeure inquiet, en proie à une étrangeté persistante et dérangeante.

Twin Peaks © David Lynch /SHOWTIME

La série se développe donc selon la logique d’une errance démultipliée, errance qui est la logique de tout, à l’image de l’agent Cooper qui erre d’une identité à l’autre, flottant entre plusieurs mondes en n’appartenant véritablement à aucun, le plus souvent dans un état d’incompréhension de ce qui l’entoure, demeurant étranger : personnage étranger et errant à l’intérieur de mondes eux-mêmes mobiles et errants, mondes changés et changeants dont il est le voyageur-spectateur sans en posséder la science. Le monde lui-même devient errance, monde multiple, mondes nombreux coexistant l’un dans l’autre, l’un à côté de l’autre, l’un contre l’autre et se connectant, se reliant, se troublant, se contraignant à ne jamais pouvoir se refermer sur soi, à ne jamais se stabiliser à l’intérieur de frontières fixes et étanches. Le monde et la pensée, dans Twin Peaks, n’existent que comme articulation de différences, ensemble disjoint de variations sans fin, ruptures et raccords contestés par d’autres raccords et d’autres ruptures.

En s’engageant dans cette logique à tous les niveaux – narration, esthétique, direction d’acteurs, montage, construction des plans, etc. –, Lynch ne montre pas seulement son talent de créateur hors du commun, sa maîtrise extraordinaire : il crée un monde et une pensée en dehors du monde et de l’esprit normés selon des cadres et catégories qui les appauvrissent, qui rendent le monde invisible, invivable, et l’esprit impuissant – monde et esprit habituellement comme morts, réduits à reproduire et à ânonner l’identique, le commun, l’immobile. Dans Twin Peaks – comme dans tout le cinéma de Lynch –, le monde devient littéralement incompréhensible, comme l’exprime le personnage de l’agent Gordon Cole, interprété par David Lynch lui-même : « je ne comprends rien à cette situation ». Twin Peaks est le cinéma de cette incompréhension, le cinéma d’un esprit qui, identique à un inspecteur – le personnage de l’inspecteur, du policier étant multiplié et omniprésent dans le feuilleton –, cherche des liens, du sens, une réponse alors qu’il ne rencontre qu’un monde étrange, étranger, sans rationalité, hors des cadres de sa pensée, à l’intérieur duquel il ne peut qu’errer entre des signes énigmatiques, fasciné et paralysé, fantôme sans plus de consistance que les images qui défilent devant ses yeux.

Twin Peaks © David Lynch /SHOWTIME

Le plus remarquable est que Lynch arrive à ce résultat en convoquant moins une imagination débridée que le réel. Le réel du temps, des corps, des peaux, de la pensée, de la mémoire. Ce qu’il introduit dans Twin Peaks – et qui semble perturber beaucoup de ceux qui attendaient « la suite » – est le réel le plus évident et indépassable : entre la première série de Twin Peaks et celle de 2017, plus de 25 ans se sont écoulés et tout en a été changé. Lynch exhibe ce changement et cet écart. Mais ce qu’il exhibe également, c’est le réel du monde tel qu’il existe en dehors de nos catégories réductrices et pauvres : hors de la raison raisonnante, hors des schématismes utilitaires de la pensée et de la perception, hors de la langue articulée de notre rapport commun au monde, David Lynch libère un imaginaire inquiétant qui nous rapporte au monde dans son étrangeté fondamentale, dans sa présence irréductible, dans sa réalité vivante et enthousiasmante d’alien en perpétuel devenir. Que le monde soit une réalité méta-mondaine, qu’il soit une entité de cauchemar, un spectre éclaté en milliards de spectres impensables, est ici la bonne nouvelle – et David Lynch est son prophète solitaire, errant et seul comme tous les prophètes.

Twin Peaks The Return (saison 3). Série réalisée par David Lynch. Scénario : Mark Frost et David Lynch. DVD. 39 € 99.