Entretien avec Antoine Gaudin, autour de Jacques Rivette, de la Nouvelle Vague et du cinéma.
Rivette est rattaché à la Nouvelle Vague. Qu’est-ce qui le singularise par rapport aux autres membres du mouvement ?
Jacques Rivette fait partie de ce groupe de jeunes réalisateurs qui, à partir de la fin des années 1950, et après un passage marquant par le champ de la critique, investissent le « monde de l’art » du cinéma français pour y développer de nouvelles propositions narratives et formelles, d’autres façons d’envisager le tournage, le montage, les relations entre le cinéma et la vie – avec l’influence et la postérité que l’on sait. Si la Nouvelle Vague prend sa cohérence dans une stratégie commune de rupture avec les codes dominants au sein de la production filmique de l’époque, il faut cependant noter que les principaux réalisateurs de ce courant – Godard, Truffaut, Chabrol, Rivette, Rohmer – prennent assez vite des chemins différents, et que le parcours de Rivette se distingue nettement de celui de ses collègues.
En quoi ?
A l’articulation des années 1960, alors que Godard avec A bout de souffle, Truffaut avec Les 400 Coups, et Chabrol avec Le Beau Serge triomphent avec leurs premiers longs métrages, Rivette connaît un cinglant échec public et critique avec Paris nous appartient. Réalisé avec les moyens du bord, ce premier film intrigant et imparfait constitue une matrice étendue de son œuvre à venir puisqu’on y trouve déjà le lien entre le théâtre et la vie, les variations balzaciennes sur les thèmes du complot et des sociétés secrètes, etc. Les raisons de son échec public tiennent sans doute à son ton assez désespéré, à une certaine raideur dans la caractérisation sociale des personnages – que l’on trouve également dans Les Cousins, second film de Chabrol sorti la même année –, ainsi qu’à une constante indétermination au niveau du registre dramatique et qui est un procédé que Rivette cultivera tout au long de son œuvre, mais dont on imagine sans peine à quel point il a pu paraître déconcertant à l’époque de cette première réalisation. S’ils ne dédaignaient pas eux-mêmes les ruptures de ton, les films contemporains de Truffaut, Godard et Chabrol étaient pourtant davantage « lisibles » à cet égard.
En raison de cet insuccès, et alors que ses camarades enchaînent les tournages, Rivette revient à la critique, et devient rédacteur en chef des Cahiers du cinéma entre 1963 et 1965. Il doit patienter jusqu’en 1966 pour tourner à nouveau. Ce sera Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, une adaptation assez classique qui a donné lieu à l’une des principales « affaires » culturelles des débuts de la V République : interdit de projection par la Commission de contrôle, sous la pression des milieux catholiques, le film reçoit une marée de soutiens, dont la fameuse lettre ouverte de Godard au « ministre de la Kultur », André Malraux, et obtient finalement un inattendu « succès de scandale ».
À la différence des autres réalisateurs-phares de la Nouvelle Vague qui, à l’exception de Rohmer, avaient une œuvre déjà bien fournie lorsque survient mai 68, Jacques Rivette donne plutôt l’impression de se « trouver », en tant que cinéaste, dans la période postérieure à ces événements. Le « doublé » décisif de L’Amour fou et Out 1, qui l’impose comme un auteur majeur, intervient au tournant des années 70, une période culturelle dont il capte, sans doute mieux que quiconque – hormis Eustache peut-être, mais il faut aussi reconnaître tout ce qu’un film comme La Maman et la putain doit à L’Amour fou –, l’énergie et la liberté nouvelles, mais aussi le vertige, l’anxiété et la douleur de vivre qui l’accompagnent. Pour cela, il adopte des méthodes singulières de tournage et de montage, fondées notamment sur l’improvisation collective et l’étirement du temps, qui aboutissent à des expériences filmiques inédites et fascinantes. S’il revient, à la fin de sa carrière, à des fondations narratives et formelles relativement plus classiques, avec comme points d’orgues La Belle Noiseuse en 1991 et Va Savoir en 2001, il sera resté un cinéaste d’une profonde et troublante originalité.Un artiste assez inclassable, en somme, qui, de tous les réalisateurs de la Nouvelle Vague, est à la fois, avec Rohmer, le plus « anti-moderne » – au sens d’une constance dans sa vision du monde, de son parti pris pour une sorte d’existentialisme ludique, et de la distance qu’il cultivait vis-à-vis des enjeux sociaux et politiques de son temps – et, avec Godard, le plus pleinement conscient de son inscription dans une « modernité » de l’art et du cinéma qu’il a lui-même puissamment contribué à définir, notamment dans son article de 1956, « Lettre à Rossellini ». C’est ce paradoxe seulement apparent qui fait toute la singularité et le prix d’une œuvre partagée entre d’une part une grande rigueur formelle, confinant parfois à la sévérité ou à l’austérité, et d’autre part un souffle de liberté et d’invention radicales, allant dans le sens d’une poétique de l’accidentel et de l’inachevé.
Rivette est connu pour la durée particulièrement étirée de certains de ses films. A quelle démarche correspond ce parti-pris ?
Il est vrai que les durées des films de Rivette excèdent souvent les standards de production, voire les font voler en éclats au point d’exiger du spectateur qu’il reconfigure entièrement sa démarche d’accès au film. A titre d’exemple, visionner la version originale d’Out 1 d’une traite prend un jour entier… Cet étirement temporel ne constitue pas pour autant un procédé en soi. Il est, bien plutôt, une voie d’accès vers un type particulier d’immersion spectatorielle : il y a une expérience – au sens fort du terme : à la fois une épreuve et une révélation – à effectuer dans les films de Rivette, et l’abandon du spectateur à cet écoulement temporel, avec toutes les phases successives qui peuvent en découler – trouble, contemplation, agacement, ennui, transe, fascination, etc. – en est la condition. Ainsi, dans les versions longues de ses films les plus expérimentaux, Rivette va radicalement à rebours d’une conception classique du film en tant que fiction close sur elle-même, et privilégie une conception moderniste du film en tant qu’œuvre ouverte, à l’intérieur de laquelle chaque spectateur peut élaborer son propre chemin. Lorsque tout cela fonctionne, lorsque « ça prend », les films de Rivette touchent à une forme de grâce et de mystère dont il existe peu d’équivalents dans la production cinématographique.
Un film comme Céline et Julie vont en bateau constitue un bon exemple de cette démarche. Après une ouverture fulgurante, le film peut donner, pendant une bonne heure, l’impression de s’enliser dans la mécanique répétitive des jeux d’improvisation de ses deux comédiennes – Juliet Berto et Dominique Labourier –, agrémentée d’un rapport ironique à certains topoi de son époque : le féminisme émergeant, les drogues hallucinogènes, etc. Quelques trouées vers une « autre histoire » – un drame bourgeois caricatural, interprété de façon volontairement raide et codifiée par d’autres comédiens grimés comme des spectres – nous maintiennent cependant dans le film, en nous faisant comprendre que celui-ci ne fonctionne pas seulement sur une fascination de principe pour son propre programme de départ, mais prépare effectivement une évolution. L’important ici est de souligner que le long temps de coexistence que nous passons avec les deux jeunes héroïnes de la première partie est la condition pour qu’émerge progressivement cet entre-deux de la fiction, et qu’opère, au moment où les deux « histoires » se rejoignent, la révélation d’un registre de représentation radicalement reconfiguré, mêlant en les confrontant deux états du monde et du cinéma. Éprouver ce petit miracle, c’est comprendre intuitivement une foule de choses, à saisir dans le vécu même qui nous a lentement amené à cet endroit du film. Peut-être que Céline et Julie… est le film qui donne le mieux à sentir la rupture entre le cinéma classique et la Nouvelle Vague, en même temps que tout ce qui a changé dans la société française post mai-68. Mais pour soutenir cette assertion, il ne servirait quasiment à rien d’en montrer quelques extraits épars, car ce n’est que dans l’épaisseur temporelle de sa propre projection qu’un tel film livre ses « secrets ».
Rivette a réalisé des films qui semblent formellement très divers. Quelles seraient les thématiques et quels seraient les partis-pris formels qui traverseraient son œuvre ?
La diversité n’est certes pas un mot en l’air lorsqu’on évoque la filmographie de Jacques Rivette, mais dans le même temps, de grandes constances traversent son œuvre. On vient d’évoquer son travail sur la durée, et ce qui en découle, c’est-à-dire la conception de chaque film en tant que dispositif expérientiel unique et autonome. On a aussi évoqué son intérêt pour les histoires de complot, de machination. Il faut préciser que celles-ci sont rarement exploitées au premier degré, qu’elles sont plutôt des moteurs narratifs dont l’artificialité permet de mettre en place d’autres « jeux » plus approfondis, engageant les comédiens et personnages dans leurs rapports au film et au monde. On pourrait dire la même chose de ces étranges intertitres contenant des indications de temporalité – « Le même jour, à quatre heures », « Mais, le lendemain matin… », etc. – qui viennent ponctuer certains films de leur anachronisme loufoque. Mais il faut reconnaître que le rapport à l’Histoire, au passé des communautés humaines, a toujours préoccupé Rivette, depuis sa critique incendiaire du film Kapo de Gillo Pontecorvo jusqu’aux obsessions que les protagonistes de ses films plus récents – notamment ceux co-scénarisés par Christine Laurent et Pascal Bonitzer – manifestent pour les vieux objets : le manuscrit inédit d’un dramaturge du XVIIIe siècle dans Va savoir, une horloge ancienne dans Histoire de Marie et Julien, etc. La question d’un « héritage » légué par les hommes du passé à ceux du présent, un héritage dont il faut s’imprégner en le réactualisant, est également traitée à travers la relation qu’un certain nombre de ses films entretiennent vis-à-vis du théâtre classique.
Car un autre grand thème rivettien – peut-être le thème rivettien par excellence – est celui des rapports entre la création et la vie. La peinture peut ici servir de support, comme dans La Belle Noiseuse, dont la version longue constitue un indépassable traité en acte sur le geste pictural, sur le rapport entre son intensité actuelle – un peintre face à son modèle en un lieu et un temps précis – et son univers ancestral de significations puisque le film est une adaptation libre du Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Mais c’est bien à partir du théâtre « en train de se faire », c’est-à-dire de son univers de répétitions et de représentations, que cette confrontation entre la vie et la création se déploie le plus fréquemment au sein de l’œuvre de Rivette.
Dès Paris nous appartient, en 1960, l’action est organisée autour des répétitions du Périclès de Shakespeare. Dans L’Amour fou, en 1969, c’est la préparation d’Andromaque qui fait voler en éclats le couple formé par le metteur en scène joué par Jean-Pierre Kalfon et la comédienne devant initialement incarner Hermione jouée par Bulle Ogier. Le fait que ce personnage de metteur en scène incarne en même temps le général Pyrrhus – celui de la fameuse « victoire » aux pertes terribles – de la pièce de Racine est évidemment à lire sous l’angle métaphorique : il parviendra sans doute à monter son spectacle, mais ce sera au prix de son histoire d’amour. Un sort auquel échappent le metteur en scène, joué par Sergio Castellito, et l’actrice, interprétée par Jeanne Balibar, de la pièce Comme tu veux de Pirandello, dont de larges extraits émaillent l’action de Va savoir, joyeuse et bouleversante variation autour du genre de la « comédie de remariage » : après avoir traversé une crise, le couple se reconstitue à la fin… sur la scène d’un théâtre. Quant aux personnages de comédiennes en herbe de La Bande des quatre, film de 1989, elles répètent pour leurs exercices plusieurs pièces de Marivaux, Molière, etc., dont les dialogues et les situations s’imbriquent étroitement avec leurs aventures à l’extérieur de la scène. Sans même parler des expériences scéniques présentes dans Out 1, sur le mode de l’improvisation débridée, et Céline et Julie…, sur le mode de la relecture critique du huis-clos bourgeois, on observe donc, tout au long de la filmographie de Rivette, la constance de son lien au théâtre.
Il faut aussi souligner la dimension autoréflexive de cette thématique, le fait qu’elle livre un accès à la genèse des films eux-mêmes, dont elle synthétise de nombreux enjeux : le travail au tournage avec les comédiens tel qu’il est rendu palpable dans le film achevé, l’insistance sur les mots et leur diction comme supports de l’action et des mouvements, les résonances biographiques – par exemple, dans L’Amour fou le metteur en scène d’Andromaque « disparaît » pendant deux jours, comme Rivette pouvait le faire lui-même durant ses tournages –, tout prend une nouvelle dimension dans ces ébouriffants chassés-croisés entre la scène et la vie.
Il faut noter aussi que ces phénomènes de porosité entre la scène et la vie sont d’une grande diversité et charrient une multitude de significations. À titre d’exemple, c’est en se découvrant lui-même à l’image dans les rushes tournés par l’équipe de télévision qui filme les répétitions de son Andromaque que le metteur en scène de L’Amour fou prend conscience de la part de « jeu » de comédien que requiert sa fonction dans la vie « réelle » de la troupe, et, plus largement, du fait que tout rôle social est avant tout affaire d’« interprétation », au sens actoral du terme. « All the world’s a stage, and all the men and women merely players », écrivait Shakespeare… Avec son « film dans le film », L’Amour fou nous permet de réfléchir à cette question, à partir d’une situation d’imbrication des médiums et de dédoublement des images de soi qui est d’une cruciale contemporanéité, aujourd’hui encore davantage qu’en 1969…

Comment ces thématiques se traduisent-elles d’un point de vue « technique » ?
Cette insistance sur les procédés de mise en abyme et sur le travail avec les comédiens expliquent pourquoi le style de mise en scène de Rivette est en grande partie constitué de plans larges, d’une durée assez longue. Leur espace de « jeu » étant ainsi stabilisé, les corps des acteurs peuvent ainsi déployer tout leur potentiel, souvent dans un entre-deux entre naturalisme et théâtralité dont l’inconfort aventureux débouche sur d’étonnants effets de présence, de fragilité et de vérité. Situé soit dans une démarche d’improvisation, soit, au contraire, dans le respect à la lettre d’un dialogue très composé, comme dans Ne touchez pas à la hache, autre pénétrante adaptation de Balzac, cet entre-deux est une des conditions des inoubliables performances d’acteurs qui émaillent la filmographie de Rivette. Au-delà de ses collaborations régulières avec certaines comédiennes – Bulle Ogier, Juliet Berto, Emmanuelle Béart, Nathalie Richard, Sandrine Bonnaire, Jeanne Balibar, Jane Birkin –, comment expliquer autrement que par la singularité de son travail de metteur en scène et de directeur d’acteurs l’intimité sauvage qui émane du couple Kalfon-Ogier dans L’Amour fou, l’intensité glacée qui transpire de Guillaume Depardieu dans Ne touchez pas…, l’élégance burlesque de Jacques Bonaffé dans Va savoir, etc. ? On ne parle évidemment pas d’un banal enregistrement continu de la performance des comédiens, tant les mouvements du cadre et de l’appareil de prise de vues participent pleinement de ces dramaturgies – dont on rappelle qu’elles sont par ailleurs prises dans un « dispositif » de représentation rigoureux, pensé à l’échelle du film entier.
Si la question du découpage en amont intéresse assez peu Rivette – qui se réserve ainsi la possibilité de concevoir en grande partie son film au tournage, selon les « règles du jeu » scénographiques qu’il invente avec son équipe –, celle du montage l’a en revanche beaucoup occupé. On le remarque par l’insistance avec laquelle il exploite le procédé des inserts en coupe sèche, notamment dans le cœur décisif de son œuvre, allant de L’Amour fou à Céline et Julie en passant par Out 1. Peu de réalisateurs ont réussi, comme lui, à restituer la coupe du montage cinématographique dans son aspect « tranchant », dans son potentiel d’événement pour le regard spectatoriel. À chacune de ces coupes, c’est comme si un monde autonome surgissait soudain, saisi dans l’événement de son apparaître constitutif. Il s’agit d’un geste de monteur marqué et perturbant, que l’on retrouve bien sûr chez d’autres cinéastes de la même période comme Godard et Resnais, mais qui n’a peut-être pas encore été suffisamment souligné dans l’œuvre de Rivette. Car une coupe, chez ce dernier, est rarement anodine ou fonctionnelle, et même lorsqu’elle ne rompt pas totalement avec l’espace-temps de la scène représentée, elle se signale souvent comme un événement majeur, d’une grande richesse dramaturgique : par exemple, dans le système des champs-contrechamps qui se met exceptionnellement en place dans La Belle Noiseuse pour restituer l’impact d’un corps sur un regard, et d’un regard sur un corps, ou encore les quelques renversements d’axe déterminants qui, rompant avec la sécheresse apparente de la mise en scène, accompagnent les points culminants de l’action de Ne touchez pas à la hache…
De façon comparable, au niveau sonore, le naturalisme apparent de la plupart des films de Rivette est fréquemment perturbé par l’irruption hors-champ d’occurrences sonores libres, ou de rumeurs du monde indifférenciées, plus ou moins incongrues vis-à-vis de l’action filmée, et soudain mixées à un haut niveau d’intensité. Là encore, il s’agit d’un procédé récurrent tout au long de son œuvre, qui, au-delà des effets ponctuels qu’il produit, variables selon les films, semble charrier avec lui, sur l’ensemble de la filmographie, des significations mystérieuses, comme une marque auditive de ces dérèglements de la stabilité apparente du réel, de ces moments de basculement dans une dimension « autre » à partir du monde connu, qui constituent une autre des grandes obsessions rivettiennes.
Comme tu le rappelais, Rivette a dirigé pendant un temps les Cahiers du cinéma et écrit lui-même des textes critiques et théoriques. Quels sont les aspects que tu retiendrais de son travail de théoricien et de critique ?
On peut commencer par noter que la période que passe Rivette à la rédaction en chef des Cahiers du cinéma, entre 1963 et 1965, débouche sur une importante évolution pour cette revue, qui sous sa direction s’ouvre davantage aux cinématographies du monde, au-delà de la traditionnelle défense d’un certain cinéma américain classique, ainsi qu’aux courants de pensée en vogue à cette époque : sémiologie, structuralisme, psychanalyse, etc. Cette période préfigure ce qui deviendra – pour le pire comme pour le meilleur – le tournant politico-théorique des Cahiers à l’issue de Mai 68.
En ce qui concerne l’œuvre critique de Jacques Rivette, la postérité a surtout retenu une poignée de textes emblématiques publiés dans les Cahiers du Cinéma dans les années 1950 et 1960. Son article « Génie de Howard Hawks », publié en mai 1953, est un tribut payé à un maître du cinéma hollywoodien qu’il contribue à réévaluer au rang des plus grands réalisateurs d’Hollywood. Pierre de touche de la « politique des auteurs » déployée par les Cahiers à cette époque, l’article insiste sur la permanence des thèmes traités par Hawks de film en film, comme l’angoisse masculine, même ceux dont il ne cosigne pas le scénario, et pour cause : selon Rivette, c’est essentiellement par la mise en scène que se construit la vision du monde de ce « cinéaste de l’évidence ».
Quant à sa « Lettre sur Rossellini », publiée à l’occasion de la sortie en France de Voyage en Italie, en avril 1956, elle témoigne d’une profonde compréhension de ce qui se joue d’important à ce moment-là avec ce film, et de ce que pourrait être la « modernité » du cinéma : avant tout une expérience temporelle, à l’intérieur de laquelle les gestes d’action traditionnels sont en crise, idée que reprendra et approfondira Deleuze dans L’Image-temps. Mais également une exploration angoissée de tout ce qui, dans la banalité du quotidien, échappe au sujet humain, plutôt que l’inscription de ce dernier dans un Grand Récit aux relations causales évidentes. Rivette repère également dans le film de Rossellini une insistance sur les rapports énigmatiques de l’homme à l’espace qu’il parcourt, à rebours de l’habituel psychologisme narratif, et enfin, mentionne la quête de l’ouverture du sens, plutôt que du guidage spectatoriel, qui s’y manifeste. Ainsi, quasiment tous les enjeux du cinéma dit « moderne » sont posés dans ce texte fondateur, alliés à une intonation prophétique, dont on peut souligner qu’elle était assez récurrente dans une œuvre critique qui cherchait surtout à définir et redéfinir le cinéma : « Il me semble impossible de voir Voyage en Italie, écrit Rivette, sans éprouver de plein fouet l’évidence que ce film ouvre une brèche, et que le cinéma tout entier y doit passer sous peine de mort. » Où l’on voit aussi à quel point, pour les jeunes critiques de la Nouvelle Vague, écrire sur le cinéma, c’était déjà en faire, par anticipation : ainsi, le mouvement ternaire de quête, d’attente puis de révélation que Rivette décèle dans Voyage en Italie pourrait décrire à merveille l’expérience de nombre de ses propres films.
Certes, la postérité n’a pas sanctionné tous les engagements théoriques de Rivette de la même façon : si son texte sur Rossellini paraît rétrospectivement visionnaire, celui qu’il consacre au procédé CinémaScope – « L’âge des metteurs en scène », en janvier 1954 – au moment où ce dernier investit durablement les salles de cinéma, évoque quant à lui la possibilité d’une révolution de la mise en scène et de la perception des films, en lien avec ce nouveau procédé technique – une révolution dont on peut dire aujourd’hui qu’elle n’a jamais eu lieu, les nettes variations de composition visuelle et de découpage présents dans certains des premiers films en format large s’étant rapidement effacées au profit de la réintroduction des codes classiques de mise en scène. Mais là encore, on ne peut s’empêcher de penser à l’inspiration que ressent déjà le futur cinéaste pour exploiter lui-même l’horizontalité du cadre, et inscrire un jour sur l’écran d’un cinéma la « beauté des vides, des espaces où passe le vent » : « Oui, notre génération sera celle du CinémaScope, écrit-il plus loin, celle des metteurs en scène enfin dignes de ce titre »… Cela étant, il faut noter que Rivette réalisateur ne tournera finalement jamais en Scope.
Mais son texte le plus commenté aujourd’hui est sans doute « De l’abjection », la critique qu’il consacre, en juin 1961, au film de Gillo Pontecorvo, Kapo. L’influence qu’exerce ce texte va bien au-delà dudit film, que la plupart des admirateurs de l’article de Rivette, notamment Serge Daney, n’ont d’ailleurs jamais pris la peine de visionner. C’est qu’au-delà de l’exactitude dans la critique d’un film particulier – la description à charge qu’en effectue Rivette pouvant paraître quelque peu disproportionnée –, ce qui compte dans cet article, c’est la proclamation d’une responsabilité morale du réalisateur vis-à-vis du sujet qu’il traite, ses choix de mise en scène l’engageant, selon Rivette, non seulement en tant qu’artiste mais également en tant qu’homme. Tant pis pour Gillo Pontecorvo, qui sera plus tard le réalisateur estimable de La Bataille d’Alger, et que Rivette juge alors « digne du plus profond mépris », en raison d’un travelling et d’un recadrage mélodramatique sur le suicide final de l’héroïne de son Kapo : son nom demeure attaché, en négatif, à une réflexion intransigeante et fondamentale pour tous ceux qui s’intéressent aux enjeux éthiques et esthétiques liés à la représentation filmique des camps de la mort – c’est-à-dire pour tous ceux qui ont compris que se jouait là quelque chose de décisif pour le cinéma dans sa capacité à faire face à l’horreur et à lui donner un sens pour la communauté humaine.
La conscience qu’avait le jeune Rivette, comme beaucoup d’autres au sein de sa génération, de devenir adulte dans un monde où la catastrophe venait de se produire, se mêlait alors à ses préoccupations pour la forme des films en tant que support d’une vision en acte de l’existence. De là découle l’exigence morale qu’il exprime dans ce texte, qui est tout le contraire d’un moralisme, plutôt l’affirmation de la « grande responsabilité » du réalisateur dans la confrontation avec son sujet. Cet article constitue ainsi une réflexion décisive sur la spécificité du mode d’expression cinématographique considérée dans son impact historique et politique, et une autre clé de lecture de l’œuvre rivettienne – comme une autre façon de considérer sérieusement la question des rapports entre la création filmique et la vie des sociétés humaines, question que nous avons, aujourd’hui sans doute plus que jamais, besoin de méditer.
Antoine Gaudin est maître de conférences à l’Université Sorbonne – Paris 3, département cinéma et audiovisuel. Il vient de publier L’espace cinématographique, éditions Armand Colin, 216 p., 24 €