1. Je me souviens que, découvrant Krazy Kat dans Charlie mensuel alors que nous en avions encore pour trois ans d’ennui profond au lycée, mes camarades et moi nous demandions quelle sorte d’homme pouvait bien en être l’auteur. On avait déjà un peu compris que le resurgissement du passé – certes, pour le coup assez proche, entre un bon quart et un peu plus d’un demi-siècle – pouvait procurer plus de plaisir et d’excitation que de vains ressassements d’un présent déjà épuisé. Avec Krazy Kat, il nous semblait nous trouver du côté de l’avant-garde la plus subversive : Dada par exemple, qui lui était contemporain et nous captivait bien davantage que le surréalisme, visuellement trop affecté. De tous les strips américains que nous découvrions alors, celui d’Herriman était le plus radical, le plus singulier, le plus fou. On ne pouvait qu’imaginer son inventeur en électron libre, non inféodé et furieusement allumé. Lire dans Charlie ces pages traduites avec amour (ce qui ne veut pas dire de manière irréprochable) et imprimées sur un papier d’assez mauvaise qualité ne pouvait qu’amplifier l’urgente nécessité que nous ressentions de nous construire un territoire à l’écart des grandes artères. À cet espace uniquement atteignable par qui préfère les chemins de traverse sera accordé plus tard le nom de terrain vague : là où l’on buissonne en tous sens plutôt que marcher droit devant, où l’on entretient plutôt que l’on restaure, où l’on vieillit en éternel apprenti plutôt que de céder aux sirènes de la maturité. L’œuvre entière de George Herriman se déploie dans une version arizonienne de ce lieu incertain où elle ne cesse de se bonifier, telle une “mauvaise herbe”, increvable même par temps de sécheresse.
Revenons un instant sur ces souvenirs de jeunesse puisque leur narrateur a réussi à garder en l’état ces numéros de Charlie qu’il peut donc consulter à son gré. En novembre 1970 sort le numéro 22 (avec en couverture le héros-titre de Schulz) qui propose cinq planches du dimanche de Krazy Kat. Dans son éditorial, Wolinski, le rédacteur en chef (qui a repris cette fonction au numéro 19 après le départ de Delfeil De Ton), écrit à leur sujet : “Ça c’est génial, même si ce n’est pas très marrant. À force de faire des journaux, on devient un peu esthète. Il faut que je me méfie. Mais Krazy Kat, tout de même, quelle ambiance ! Ce chien-flic qui a un amour trouble pour ce chat efféminé qui lui-même a une passion masochiste pour cette souris qui lui flanque des briques sur la gueule. On se demande d’où ça sort. Je ne serais pas foutu de vous dire quand ça paraissait. Vers 1920, je crois.” Avec ça, on était bien avancés ! Mais, regard penché sur la page 39 de ce numéro, on adhérait pleinement à l’idée que c’était génial. Et on en redemandait. Même si cette bande n’était pas obligatoirement présente à chaque numéro de ce journal disparu en 1981 (et jamais remplacé, même si le titre a été un temps repris par Dargaud), on ne peut que reconnaître que ce vœu aura été exaucé.

Deuxième numéro de Charlie mémorable en ce qui concerne la propagation de l’œuvre d’Herriman : le 31 (d’août 1971, avec Ignatz Mouse en couverture). Wolinski écrit dans son éditorial : “À part ça et bien que ça ne soit pas commercial, j’ai fait une couverture avec Krazy Kat. Je trouve que commercialement c’est intéressant de faire des couvertures pas commerciales de temps en temps. Ça plaît aux lecteurs, ça, coco !” Pages 44-45, une suite de strips quotidiens où il est question d’un chapardage de thé de tigre commis probablement par Ignatz, “cette petite souris adorée”. Un tigre apparaît alors. Il aura le dernier mot, en chute de l’ultime strip de cette double-page : “suis-je opportun ?”.
L’année suivante, trois numéros successifs de Charlie traiteront d’une question fondamentale : celle du sexe de l’ange de Coconino. Dans le 42 (nous sommes en juillet 1972), Wolinski écrit : “La vérité sur Krazy Kat. Le sexe de Krazy Kat hante mes nuits. Est-il fou ou folle ? Le traducteur, Michel Perez, avec la complicité de l’ambiguïté du texte anglais, en a fait une folle. Après tout, pourquoi pas ? Mais alors le personnage du flic s’éclaire sous un jour curieux. Quand on pense que Krazy Kat fut une bande extrêmement populaire avant la guerre, on ne s’étonne pas de ce qu’est devenue l’Amérique !”
Dans le numéro suivant, Chris Marker lui répond : “Quant au sexe de Krazy, je comprends que tu veuilles te faire bien voir du FHAR [Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire], mais l’historien sérieux se rit des groupes de pression : il existe un document de base, celui qu’on recherche dans toute enquête digne de ce nom, l’acte de naissance – je te transmets une bande de 1928 où à sa naissance Krazy est unéquivocablement désignée comme brunette !”.
Wolinski, peu convaincu, pense que “Krazy est efféminé, pas féminin”. Il en appelle au traducteur, Michel Perez qui lui répond (dans le numéro suivant, le 44 de septembre 72) : “L’acte de naissance produit par Chris Marker peut paraître irréfutable. Cependant, on peut imaginer que la cigogne ait commis une erreur de livraison. On peut aussi penser qu’un changement de sexe ne saurait être un phénomène extraordinaire dans un pays comme Coconino et que de sémillante brunette qu’elle était au jour de sa naissance, Krazy soit devenue matou évanescent au seuil de la puberté. Et puis que Krazy soit une folle perdue, ça çange un peu, c’est amuzant, mignon et plein d’imazination. Ou alors me tromperais-ze ?”.
En découvrant ou en relisant ces échanges, on comprendra aisément comment et pourquoi cette bande dessinée avait tellement impressionné les ados post-soixante-huitards que nous étions.
En ce qui concerne cette première redécouverte de l’univers de George Herriman dans Charlie, on en restera là. Comme les Éditions du Square ne se sont jamais risquées à rassembler ces planches en album, il nous a fallu attendre 1981 pour voir enfin sortir en librairie un premier ouvrage digne de ce nom, le dixième volume de la collection Copyright chez Futuropolis (qui avait publié l’année précédente Popeye de E. C. Segar, Agent secret X9 de Dashiell Hammett et Alex Raymond, La famille Illico de Geo McMagnus, Bob l’aviateur de Noël Sickles, Polly de Cliff Sterrett, Charlie Chan d’Alfred Andriola). Copyright, dirigé par Étienne Robial et Florence Cestac, se voulait la “Pléiade de la bande dessinée” et se présentait sous forme de volumes cartonnés recouverts d’une jaquette dotée d’une forte identité graphique. Malgré d’évidents défauts de photogravure qui ne passeraient plus inaperçus aujourd’hui, ce volume offrait à Krazy Kat un écrin digne de son “génie”. Traduit et lettré par Hughes Wilson et préfacé par Bernard Amiard, ce premier volume (comprenant un choix de bandes quotidiennes des années 1937-1938, de planches du dimanche des années 1922-1943, ainsi que 24 strips de Baron Bean datant de 1917) nous permettait enfin d’en savoir un peu plus sur ce très curieux cartoonist dont nous, lecteurs ordinaires, ne possédions pour toute information que le nom.
La préface intitulée George Herriman ou le triangle infernal de la quadrature du cercle en racine carrée, écrite sur un ton désinvolte, nous martelait de fausses vérités biographiques, comme si elles devaient nous en dire long sur la personnalité du père de Krazy Kat. Amiard faisait de “Georgie” un pauvre gosse de Grec quittant, dans “l’atmosphère pestilentielle des cabines de troisième classe d’un cargo douteux”, son Pirée natal. Si l’ascendance créole d’Herriman avait été révélée aux States dès 1971, rien n’avait apparemment filtré chez nous ; mais cela n’avait au fond que peu d’importance, car nous étions alors peu soucieux de vérité, accordant nos faveurs à n’importe quelle légende pourvu qu’elle soit belle. Mélange d’informations avérées (comme le fait de révéler qu’E.E. Cummings en était un des lecteurs les plus éclairés – j’y reviendrai) et d’un grand n’importe quoi, par jeu, comme pour esquisser une sorte de portrait chinois tant de l’auteur que de son préfacier, ce premier texte se montrait cependant bien accordé avec son sujet sur la fragilité de “l’édifice en précaire équilibre de nos ambitions et de nos vaines valeurs faites de bric et de broc.”
Quatre ans plus tard – en 1985 –, Futuropolis fait paraître, toujours dans la collection Copyright, un deuxième volume de Krazy Kat, cette fois traduit par Frank Reichert, mis en couleur (selon divers modes de bichromie) par les Mix-Mix et préfacé par Bruno Lecigne. Non destiné à la vente et nettement moins épais, cet ouvrage tiré à 2500 exemplaires, composé de bandes quotidiennes et planches du dimanche publiées entre 1921 et 1931, était offert pour l’achat de plusieurs volumes de la collection. La préface, non titrée et beaucoup plus courte, ne se souciait plus de nous donner de vrais-faux repères biographiques, mais s’attachait au langage propre à cette bande, en remettant en cause la toute-puissance quasi-abstraite (pour certains “une simple émanation d’une poésie archétypale propre au langage”), pour mettre l’accent sur le “pouvoir illimité” d’un “spectacle” avant tout “visuel, s’appliquant à la manipulation de tous les codes, où le langage serait esclave, sinon victime de l’image” (cette proposition étant agrémentée d’un indispensable point d’interrogation). Lecigne parle de l’instabilité des décors et autres dérèglements de la représentation. Il ouvre des pistes, mais ne disposant pas de l’espace nécessaire pour les développer, elles demeureront, sinon vierges, disons suspendues à l’éventualité, alors très incertaine, d’un frayage à venir.

En 1987, c’est une fois de plus Futuropolis, plus courageux que son premier commanditaire, Glénat, qui publie Animaux en cases, un livre collectif consacré comme son titre l’indique aux bandes dessinées animalières, dirigé par Thierry Groensteen. Le chapitre consacré à Krazy Kat avait été confié à Harry Morgan. Plutôt bien inspiré par son sujet, il avait rédigé un assez long texte – parmi les tous premiers réellement exigeants (du moins en langue française) sur le monde de Coconino – qu’il avait sévèrement intitulé Sept leçons sur Krazy Kat. Il ne sera pas question ici d’en faire une lecture approfondie, mais, le relisant trente ans après, il me semble utile d’en relever au passage deux ou trois détails. Cet article, qui, en fait, relève de l’essai, s’ouvre par une longue citation d’une lettre d’Henriette Vogel – éperdument amoureuse et merveilleusement délirante – à Kleist (et on songe aussitôt à Krazy s’adressant à Ignatz). Suit, dans un premier temps, une longue série de propositions sur ce en quoi le monde de Coconino serait une représentation mentale, concrétisée par le passage au dessin, d’une Amérique (donc du Monde) ayant péri dans les sables. Soit un lieu où s’entretiendraient les vestiges d’un “théâtre vieillot”. Dans la leçon suivante, Morgan récuse les interprétations psychologiques ou médicales trop attendues, voire conventionnelles de ce monde aussi sophistiqué que primitif, sans pour autant “refuser au félin de Herriman les secours de la psychanalyse”, ne serait-ce que parce que la question du sexe des anges y est quasiment inscrite en incipit. Après quelques considérations intéressantes sur la question du son dans une telle bande dessinée (où Morgan nous avoue avoir quasiment entendu “la voix de Krazy lors d’une exécution de The Fairy Queen de Purcell”), l’article insiste sur la dimension victorienne de la bande, “non seulement par son style littéraire ampoulé, mais aussi dans sa persistance à transposer dans son médium, au fur et à mesure de ses besoins, les procédés littéraires les plus classiques, faisant pour la BD ce que Griffith entreprit pour le cinéma”. Enfin, sans craindre les contradictions, il cite Wittgenstein et s’intéresse à la dimension minimaliste de cette bande, notant que “Krazy Kat se borne aux effets de surface”. “Presque tout se joue en surface”. Ce strip “a une fonction hallucinatoire”. Et après avoir relevé que “l’amateur adulte, donc critique, de Krazy Kat apprécie peu les autres bandes dessinées et qu’il ne lit généralement que des bandes dessinées à la Krazy Kat”, il conclut de manière aussi juste qu’inattendue que les lecteur enfants qui font le lien entre “le(la) chat(te) dingue et le chat d’Alice au pays de merveilles” sont légion.
Pour conclure en beauté cette décennie de dévotion commercialement désintéressée à l’œuvre d’Herriman, Futuropolis fait paraître en 1990 la traduction du premier volume (publié aux USA par Remco Worldservice Books) d’une intégrale qui restera plus qu’inachevée (Remco n’en publiera que deux volumes, tandis que Futuropolis en restera à ce premier), s’ouvrant par les planches du dimanche en couleurs des années 1935-1936. Frank Reichert est de nouveau à la traduction et Zou (des Mix-Mix) au lettrage. Une première préface signée Bill Watterson, l’auteur de Calvin and Hobbes, s’ouvrait sur ces mots : “Étant moi-même cartoonist, j’ai toujours lu Krazy Kat avec un mélange d’effroi et d’émerveillement. Il s’agit d’une vision personnelle si épurée et totalement achevée que le mécanisme interne du strip est, en dernière analyse, aussi impossible à appréhender que George Herriman lui-même.” Une seconde, de Rick Marshall, apportait pour la première fois des indications biographiques avérées, révélant tant la créolité du dessinateur (qu’une grande photo reproduite en double-page rendait plus que crédible) que sa timidité maladive. L’homme Herriman commençait à apparaître dans sa complexité ; et son œuvre, prête à nous être restituée dans son intégralité. Mais il y eut comme un bug – un sévère accident éditorial qui a laissé les lecteurs du monde de Coconino orphelins. Et, même si de belles éditions en V.O. ont commencé à apparaître progressivement outre-atlantique, nous dûmes attendre vingt-deux longues années pour que Les Rêveurs prennent le relais et se mettent à réaliser à leur tour une version française de très haut niveau, lui offrant enfin les moyens nécessaires dont les précédentes avaient cruellement manqué.
2. Donc voici : en 2012, alors qu’on ne s’y attendait plus, Les Rêveurs commencent à faire paraître une édition de l’intégrale des planches du dimanche de Krazy Kat en langue française, réagençant en quatre volumes de grand format – 26,5 x 37 cm – et de forte pagination – entre 264 et 280 pages –, le formidable travail opéré initialement en dix livraisons Outre-Atlantique par Fantagraphics ; et ce à raison d’un volume par an, suivant l’exigence d’un rendu le mieux accordé possible à l’original, prêtant la même attention à tous les paramètres de l’édition, et dotant les ouvrages successifs de préfaces (souvent reprises, mais parfois inédites) et autres Krazy notes fort éclairantes. Travail de passionnés pour les passionnés, comme c’était déjà le cas du temps de Charlie ou de Futuropolis, mais comme amplifié, résonnant intensément jusqu’aux extrêmes confins de ce terrain vague où, lisant ces centaines de variations aussi musicales et poétiques que graphiques, nous nous projetons.
Ces quatre volumes de Sunday pages (les deux premiers en noir et blanc, les deux suivants en couleurs) concernent les années 1925-1944. Rien qu’avec cette somme de plus d’un millier de pages, le Krazy fan est comblé de lectures pour les années à venir (il lui faut savoir se retenir de s’en gaver goulument, chaque page devant se déguster lentement pour pouvoir en savourer tous les arômes). Depuis la parution du quatrième tome, quelques ouvrages satellites plus modestes se sont ajoutés à ce corpus : en 2015 Les Aventures de Krazy Kat et Ignatz Mouse à Kokoland, un livre pour enfants de 1934 ; en 2017 un premier volume de daily strips eux aussi de cette même année 1934, dont on ose espérer qu’il sera suivi par quelques autres ; et enfin, tout frais sorti (en librairie le 24 août 2018), Une vie en noir et blanc, l’imposante biographie d’Herriman écrite par Michael Tisserand que les amateurs les plus enragés de l’œuvre du “protégé de William Randolf Hearst” avaient déjà dévorée en V.O., rapportant aussitôt aux non-bilingues un écho des plus favorables qui ne pouvait que faire trépigner ces derniers d’impatience. Cette “brique biographique” (selon l’heureuse expression d’Art Spiegelman) de quelque cinq cents pages, fruit d’une dizaine d’années de travail nous dit-on, répond en effet en tous points à nos désirs d’en savoir plus sur toutes les facettes du monde de Coconino (et bien au-delà, sur toutes les séries plus ou moins abandonnées, et en tout cas moins reconnues, d’Herriman) et surtout sur celui qui pouvait jusqu’ici paraître comme un personnage mythique de roman bâclé (ce fameux Grec plus ou moins exubérant qui ne surgissait certes pas de nulle part, mais qui n’avait été inventé que pour recouvrir une énigme originelle non résolue) ou, plus subtilement, en être quasi-spectral, comme effacé, probablement par lui-même, ayant toujours réservé son désir de s’exprimer par des traits à l’animation de personnages de papier (se plonger dans cette biographie a, entre autres, la vertu de nous faire saisir à quel point cette apparente opposition n’en était pas une).
Il faut noter que tous ces volumes publiés par Les Rêveurs ont été traduits par Marc Voline qui aura donc accompli, en seulement quelques années, un travail colossal forçant l’admiration. Il serait intéressant de prendre le temps de comparer les traductions successives qui s’avèrent parfois fort différentes – le travail sur le langage dans Krazy Kat défiant toute possibilité d’établir une version idéale, irréfutable, dans quelque langue que ce soit. Mais cela déborderait le cadre de ce petit essai critique. Alors, contentons-nous d’un exemple. Au hasard, la première case de la planche du 8 décembre 1935 :
Version de Frank Reichert : “Arrive un peu toi, tête de piaf endimanché ! Ne reste pas planté là comme un épouvantail.” K.K. : “Moi ?”
Version de Marc Voline : “Amène-toi – frise à plat – ‘lieu d’rester planté là comme un gobie boiteux.” K.K. : “Qui Moi ?”).
Comment ne pas faire ses délices de cette obscure clarté qui tombe des étoiles sur Coconino ! À la fois indienne (navajo) et shakespearienne, populaire et chic (dit Voline), la bande dessinée la plus célèbre, la plus pérenne, d’Herriman, aujourd’hui un peu plus que centenaire (tandis que les premiers dessins publiés de l’auteur de Krazy Kat, né à la Nouvelle-Orléans le 22 août 1880, datent de la toute fin du dix-neuvième siècle), aura toujours parlé tant aux poètes (enfin les travailleurs de la langue, en recherche de formes nouvelles) qu’aux amateurs de cartoons ou de strips journaliers, vite consommés, vite oubliés. C’est probablement de cette conjonction qu’Herriman doit la postérité remarquable de son petit théâtre de papier (toujours classé quasiment en tête dès qu’on se préoccupe d’établir une hiérarchie des strips les plus fameux de l’histoire de l’Amérique).

Une vie en noir et blanc, premier ouvrage entrelaçant biographie et roman critique qui nous est donné à lire en français, est nourri de tout ce qui a pu s’écrire depuis un siècle sur l’inventeur de Krazy et Ignatz. Michael Tisserand, bénéficiant des ressources nouvelles d’Internet, dépasse ses prédécesseurs, tant son livre regorge d’informations, de recensions critiques, de lettres inédites et autres archives plus ou moins secrètes du dessinateur ou d’anecdotes rapportées par les derniers témoins l’ayant rencontré. Écrit dans un langage simple et efficace, il nous tient en haleine de la première à la dernière ligne, nous apportant le sentiment que tout ce qu’il était possible de déposer sur la table de dissection, afin de mettre à nu le monde de Coconino jusqu’en ses entrailles les plus secrètes, s’y trouve. Et le comble, c’est qu’une fois cette brique refermée, le “secret d’Herriman” demeure préservé – je veux dire son mystère, ce qui fait sa singularité, sa part d’obscurité que des milliers d’analyses n’arriveront jamais à rendre transparente, comme si chaque voile tombé en recouvrait un autre, et ce à l’infini. Sur la jaquette du livre est rapporté une remarque de l’historien des comics Bill Blackbeard (“sauveteur de milliers de planches, grâce à qui nous pouvons lire Krazy Kat”) relevant que “la révélation, en 1971, de l’ascendance créole de Herriman, inscrit comme « colored » (de couleur) sur son bulletin de naissance, a moins résolu de questions qu’elle n’en a fait naître.”

Une de forces du livre de Tisserand (quel nom prédestiné pour qui ne cesse de tisser des liens entre le cartoonist et le monde qui lui donne à la fois des ailes et le freine, en fait un héros et un paria, un “élitiste populaire” ou l’inverse, on ne sait plus) est d’inscrire l’histoire personnelle du natif de la Nouvelle-Orléans dans celle de son pays, en recherche de progrès et terriblement obscurantiste, ouvert à l’immigration et profondément raciste. Coloured de naissance (donc “afro-américain”), George Herriman n’aurait pas dû pouvoir exercer certaines formes d’activité ou acquérir de logement dans un quartier réservé aux seuls blancs. Or il a, toute sa vie, été perçu, certes pas comme un pur WASP, mais comme un métèque acceptable (Grec ou autre). Pour cela, il lui aura fallu passer par divers modes de blanchissement (dont un passage par le désert, ce lieu qui blanchit les os, mais pas que), afin de s’effacer, non sans culpabilité, se retrouvant profondément travaillé par divers complexes d’infériorité (il faisait preuve d’une grande modestie non feinte). Personnage touchant et cependant en partie inaccessible, souvent malade, atteint de souffrances de “vieux” dès la jeunesse, arthritique, migraineux… À égrener ces travers, on s’étonne qu’il se soit montré aussi prolifique, Krazy Kat ne formant qu’une partie de la montagne de papier noircie de ses propres mains (un des points fort de cette brique biographique étant de nous révéler jusqu’aux projets de série les plus éphémères, voire avortés, d’Herriman, ainsi que son travail de journaliste sportif que son strip le plus fameux ne pouvait laisser deviner).
Il conviendra un autre jour de réfléchir sur cette vie en noir et blanc qui anime ces planches, le noir n’étant pas ordinairement déposé d’un coup de pinceau, mais par croisillons, réservant du blanc entre les traits souvent d’une grande finesse (mais si on se met à se pencher sur ce qui fait le génie graphique d’Herriman, à commencer par son étonnant lettrage, on risque de remplir l’espace d’un autre livre qui reste cependant – et non moins urgemment – à faire).

J’ai parlé trop rapidement des poètes – ceux de la modernité du premier vingtième siècle dont l’Amérique n’a pas été dépourvue. Dans sa préface à Trois pourrissement poétiques datant de 1972, Denis Roche écrit : “Entretemps aux Amériques. (Ça va de 1925 à 1950) à la faveur (je viens de le lire) de Krazy Cat (…), d’autres comédies s’installent, d’autres sonnent sans le savoir le glas des « poètes-est-aussi-qui-cherche-le-système-inintelligible-et-inimaginable » ou des « principe-d’inspiration-totale »”. Même si Cat au lieu de Kat, l’hommage est clair : pour en finir avec les derniers vertiges du poétisme et avant de clamer haut et fort que La poésie est inadmissible, il faut non seulement lire Pound, Olson ou Cummings, mais aussi Herriman.
Deux de ces trois poètes américains (mais aussi quelques autres) sont cités par Michael Tisserand dans Une vie en noir et blanc. Pound est convoqué en tant qu’initiateur du vorticisme, mouvement qui inspire les Penguins, un club d’artistes comptant parmi ses membres des cartoonists comme Rudolph Dirks ou Herriman. Leur mot d’ordre : “On ne sait pas où on va, mais on y va”. Tisserand note que “Herriman épouse ces nouvelles idées. Les abstractions saisissantes, cinglantes, des œuvres vorticistes se retrouvent bientôt dans Krazy Kat, où des motifs de lignes irrégulières font irruption dans le ciel de Coconino.” Quant à Cummings dont on sait qu’il tapissait sa chambre d’images découpées dans les journaux où George Herriman publiait, il sera le premier éditeur d’un rassemblement de 310 strips de Krazy Kat peu après la mort de leur auteur (il écrira aussi un essai à leur sujet : Foreword to Krazy). Tisserand ajoute que “Même si elle est loin d’être un best-seller, l’anthologie va devenir un trésor convoité pour les fans et avoir une profonde influence. En 1947, le réalisateur Fritz Lang en offre un exemplaire à un ami avec cette dédicace : « Puisses-tu acquérir la philosophie de Krazy qui fait d’une brique sur sa caboche le vecteur du véritable amour. Pour les Krazy de ce monde il n’y a point d’austérité ».” On pourrait aisément multiplier ce genre de citations, ce livre – qui nous rappelle notamment ce mot de P.G. Wodehouse : “Dans Krazy Kat, Mr Herriman a capturé ce que Wagner cherchait confusément dans Parsifal.” – est une mine. Et nommer dans la foulée quelques autres Krazy fans comme T.S. Eliot ou, via le passage d’Américains à Paris dans l’entre-deux-guerres (dont, entre autres, Cummings), Louis Aragon et Philippe Soupault, ex-dadas devenus surréalistes (Tisserand note très justement : “Bien des années après, le mot surréalisme sera souvent employé pour parler de Krazy Kat. Les surréalistes ont pourtant exploité le même type de jeu de mots créatif et d’audace visuelle qu’on trouvait depuis longtemps dans les comics, et se sont tournés vers Krazy Kat même pour leur inspiration. Il serait peut-être plus approprié, comme l’a suggéré le critique Mark Newsgarden, de qualifier l’œuvre des surréalistes de « krazy »”).

On pourrait creuser infiniment la piste moderniste, citant Gilbert Seldes, un des premiers thuriféraires d’Herriman qui considérait que Krazy Kat “n’est pas moins que le sauveur du journal américain” : “La brique d’Ignatz”, disait-il, “est le seul symbole de l’art moderne que je comprenne pleinement.” (Vanity Fair,1922). Ou la journaliste Jane Wilson qui rend hommage au cartoonist après sa mort en évoquant James Joyce. On pourrait aussi compiler les innombrables marques d’admirations de ses confrères – tant de sa génération que des suivantes. J’ai déjà évoqué Bill Watterson ; mais, de Charles Schulz (Peanuts) ou Walt Kelly (Pogo) jusqu’à Robert Crumb ou Art Spiegelman, il y a matière. E.C. Segar, le non moins génial créateur de Popeye a été jusqu’à dire qu’Herriman “est le plus grand artiste qui ait jamais vécu”.
Et puisqu’il qu’il est question de pistes, il faut aussi relever les liens très puissants qui se sont établis entre l’inventeur du monde de Coconino et les Navajos – pas seulement les indiens d’une tribu plus ou moins “perdue” qu’il appréciait de fréquenter, mais les artistes dont il collectionnait les objets traditionnels, notamment les tapis. Un jour, pour une sunday page (celle du 11 septembre 1938), il fait monologuer le Sergent Pupp selon le mode d’un hymne navajo. Cela donne :
“Aujourd’hui mon monde avance dans la beauté.
À mes pieds une bonne terre – une gracieuse glèbe s’étend dans la beauté –
Les sables mouvants de fardent d’une pulvérulente beauté”
L’Arizona est le lieu aimé où se montrer optimiste (d’où sa difficulté à s’y rendre dans les moments où ça ne va pas), ce qui pouvait lui arriver quand même assez souvent, même si, au fond de lui-même, George Herriman reste un mélancolique dont l’histoire personnelle est traversée par la maladie, la mort qui le touchent aussi durement que sa femme ou ses filles.
Et pour en finir (ou plutôt pour garder les choses en l’état de plus grande ambiguïté possible) sur le sexe de l’amateur(e) de lancers de brique, un autre célèbre admirateur des strips d’Herriman, le cinéaste Frank Capra, lui avait un jour demandé “si Krazy Kat était un il ou un elle”. George Herriman lui aurait répondu : “Vous savez, je reçois des douzaines de lettres me posant la même question. Je ne sais pas. J’ai joué avec cette idée autrefois ; commencé à penser que le Kat était une fille – j’ai même dessiné des strips où elle était enceinte. Ce n’était plus le Kat ; trop préoccupée par ses petits problèmes – comme un feuilleton à l’eau de rose. J’ai alors réalisé que Krazy était un peu comme un lutin, un elfe. Ils n’ont pas de sexe. Donc le Kat ne peut être un il ou un elle.”

Et pour accorder le dernier mot à un Herriman amoureux de Louise Scher Swinnerton alors qu’il approchait la soixantaine, quelques fragments d’une lettre qu’il lui avait adressée et qui en dit long sur sa capacité de ne rien révéler tout en dévoilant l’essentiel :
“Ma Chère Louise
(…) Je ne pige pas du tout pourquoi tu consacres autant de temps à un idiot comme moi – écrivant de longues lettres (…) Si ton esprit peut le supporter – essaye d’imaginer un gringalet aux cheveux Crépus – et quatre chiens écossais mettant le souk dans une mare d’ombre pourpre – Cela inciterait-il les Navajos à chanter “Coyote” –
Bye-Bye – BIEN À TOI – Ole Man Herriman
P.-S. Ceci est la plus longue lettre que j’aie jamais écrite à qui que ce soit – Mais je l’ai fait – Je ne sais pas – G.H.
P.-P.-S. Je déteste écrire – G.”
Michael Tisserand, George Herriman, une vie en noir et blanc, Les Rêveurs, août 2018, 536 p., 28 €