Elle a écrit Corniche Kennedy, Naissance d’un pont, Réparer les vivants, elle a consacré un court récit aux naufragés de Lampedusa (À ce stade de la nuit), a emboîté les pas d’un apprenti cuisinier dans Un chemin de tables, vient d’imaginer le parcours d’une jeune peintre en décor dans le très beau Un monde à portée de main, paru chez Verticales. Elle continue de sculpter ses phrases, virgules du marathon, onomatopées de l’action, mots techniques, désir de langue, souffle. Paula Karst, sa nouvelle héroïne, va de chantier en chantier, jusqu’à celui de Lascaux. Rencontre grandeur nature, quelque part à Paris, avec une écrivaine pour qui l’émerveillement et le désir d’initiation continuent de tenir lieu de méthode, une écrivaine qui cherche toujours à éclaircir ce qu’elle fait, sans se fatiguer des questions qu’on lui pose et sans cesser de tâtonner, Maylis de Kerangal.
Un monde à portée de main est un livre étonnant car au lieu de vous attacher à un seul lieu à travers plusieurs personnages comme dans vos précédents romans, vous suivez un personnage à travers plusieurs lieux…
On est un peu « à front renversé » effectivement. Si ce livre n’est pas solipsiste pour autant (il y a tout de suite un peu de monde autour de l’héroïne), il est vrai que le nom de l’héroïne ouvre le livre : Paula Karst. Ce nom signale qu’il y a une fille dans l’histoire et que c’est d’abord elle qu’on va suivre. J’avais le désir de me décaler par rapport à ces espèces de grandes fictions-chantiers, fictions-machines – comme on parle de tableaux machines – ces grands romans collectifs que j’avais faits (Corniche Kennedy, Naissance d’un pont, Réparer les vivants) qui suivent des processus précis qui vont à leur tour magnétiser des figures. Là, on suit Paula, et dans ses pas vont surgir des paysages, des lieux, des villes. J’essaie également d’approcher dans mon écriture, lentement, à un rythme de tortue, des figures de filles qui puissent me permettre d’apparaître, de me ressaisir au lieu de me disséminer dans différents personnages. Plus on avance dans le livre, plus Paula se détache. Malgré les moments de trio, c’est elle que l’on regarde. Il s’agissait aussi pour moi de comprendre ce qu’était un personnage de roman, ce que je n’avais jamais fait aussi frontalement. Paula advient dans le texte, elle se forme au cours de la fiction, si bien que même l’espèce de prélude du roman n’a été stabilisé qu’à la fin de l’écriture – ce prélude où elle descend les escaliers, en une espèce de spirale, qui désigne aussi la descente dans le temps…
Pourquoi ce besoin d’apparaître ? Est-ce que c’est celui de ressaisir l’œuvre ?
J’éprouvais l’envie de me rassembler, c’est-à-dire de faire un roman où je puisse, après cette espèce de grosse digression qu’a été Réparer les vivants, revenir un peu dans ma trace, sur ma piste.
Pourquoi digression ?
Parce que Réparer les vivants n’était pas du tout le roman que j’avais prévu ; avant de l’écrire j’avais en tête d’écrire un roman sur la Préhistoire, que j’ai commencé en 2012, et puis à la suite d’événements personnels je suis partie dans une autre direction, celle de Réparer les vivants. Je suis donc revenue à cet ancien projet, preuve que ce motif – je préfère parler de motif que de sujet, non pas parce que le motif convoque l’idée de peinture mais parce qu’il pointe l’amorce d’un sujet, parce qu’il suggère un matériau et un dévoilement progressif, vivant – m’importait. Mais j’ai dévié de l’idée initiale : je n’ai pas écrit sur le chantier du fac-similé de Lascaux IV, qui aurait pu donner lieu à un roman pour le coup à la fois hyper technologique et hypercollectif, mêlant la science, l’art et même l’État en tant que commanditaire (cela aurait soulevé des questions intéressantes du type « Qu’est-ce qu’on fait de ces lieux qui disparaissent ? », « Qu’est-ce que le patrimoine ? »), j’ai préféré me concentrer sur une figure de faussaire. C’est en allant voir des peintres, parmi lesquels il y avait beaucoup de filles (issues de manière étonnante de formations liées au monde du spectacle, alors qu’on pourrait penser qu’elles viennent de milieux scientifiques), que j’ai eu envie de me concentrer sur un personnage de professionnelle de l’illusion. Assez vite s’est ajoutée l’idée – ou l’occasion – d’arriver à parler par ce biais de ce que c’est d’écrire des fictions. Je suis autant dans les pas de Paula qu’elle est dans les miens. C’est une articulation assez intime, c’est un pas de côté.
La Préhistoire est déjà présente dans vos romans précédents et on a l’impression que tout votre récit est fait pour aboutir à Lascaux. Qu’avez-vous repoussé ou délesté de votre « matière » Lascaux ?
Ce qui m’intéressait, et que l’on retrouve pour le coup dans tous mes romans, c’est l’idée d’une trajectoire, d’un parcours, le fait que la fiction nous permette d’avoir accès à quelque chose – en l’occurrence la Préhistoire – par un détour. Mon projet de départ n’était déjà pas de faire un roman sur l’art pariétal ; j’avais en effet déjà l’idée que c’était par le fac-similé qu’on allait ensuite atteindre un lieu, celui de l’abri du poisson, une petite cavité dans le renfoncement d’un vallon. Évidemment je me suis beaucoup intéressée à la Préhistoire et ai accumulé des lectures sur cette période, mais je n’ai pas tout mis dans Un monde à portée de main. Depuis longtemps la Préhistoire me passionne dans son rapport au récit : elle suppose un temps d’avant l’écriture, un temps où la littérature se donnait comme récit oral. Mon nouveau livre commence par une scène que je trouve un peu préhistorique : on se retrouve et on se raconte d’où l’on vient : « moi je viens de là », « moi j’ai fait ça »… Bien sûr cela convoque aussi L’Odyssée, le poème, et toutes ces scènes dans lesquelles les gens se rendent visite, on aborde quelque part, on se retrouve, on se raconte des choses, et son origine…
On pourrait dire que d’un côté la Préhistoire évoque la tribu et le besoin d’échanger, mais que de l’autre elle pourrait inciter à se passer de personnages. Je pense à ces passages où vous embrayez sur des morceaux de récits du type « C’est le récit d’avant la jungle… ». N’avez-vous pas eu la tentation d’abandonner les personnages pour raconter un paysage ?
Si l’on prend la scène de la carrière de marbre par exemple, pour moi c’est une scène de théâtre : Paula et Jonas sont sur un plateau et il lui raconte l’Histoire, il feuillette le temps. Or ce qui compte à ce moment-là c’est qu’il lui transmette quelque chose. Je ne sais pas du tout si je pourrais me passer des interactions qui ont lieu entre eux pendant qu’il lui « balance » ces histoires. C’est très incarné ; Jonas éprouve une forme d’exaltation très humaine. Est-ce qu’on peut se passer des hommes, qui veut encore bien des hommes ? Ces questions sinuent dans le fond du livre, et peut-être le livre pourrait-il avoir l’envie de s’en émanciper, mais il ne va pas jusque-là. Il reste quand même des voix, qui résonnent dans les pierres par exemple. Les nuits où Jonas et Paula peignent côte à côte sans se parler sont aussi importants : ils cohabitent, à la fois dans un lieu, et au monde.
Si la Préhistoire est un matériau très fort, c’est aussi parce qu’elle est le grand lieu d’une disparition où le monde advient sous forme de trace, infime, souvent indéchiffrable. Et plus on avance dans le temps, plus les techniques pour la retrouver s’affinent, plus on recule loin. Comme s’il y avait une espèce d’amplification de l’échelle du temps commun. Apparaissent des peintures, des vêtements, comme autant de lambeaux de récits. Ce sont davantage ces traces, dans ce livre tout au moins, qui me fascinent, que les représentations du monde et l’art pariétal en lui-même. C’est ce sentiment d’être devant le temps qui fait signe quand on est dans des lieux peuplés à la Préhistoire. Tout le chemin du livre consiste à faire éprouver ce sentiment aux deux personnages. Une fois encore, que le livre orchestre un parcours, mène à une forme d’aboutissement, est essentielle. Mon héroïne se forme dans le livre.
Vous faites un peu la même chose avec le cinéma qu’avec la Préhistoire. Vous revenez aux sources de cet art, mais sans désigner une origine pure.
Oui il y a toujours une couche derrière une autre, et quelle couche ! Pour le coup, ces studios de cinéma se sont évidemment frottés à l’Histoire et à la politique. Tout en représentant des matrices où se sont matérialisés des rêves, fabriqués des désirs de cinéastes, ils sont aussi des lieux de grand mensonge, créés pour répandre une idéologie, la propagande des États fascistes. Aujourd’hui on y tourne des feuilletons de téléréalité et la frontière entre fiction et réalité tend à être complètement déchirée. Avant ça il y avait les films de Fellini, et avant les péplums, qui rejouaient aussi l’Histoire glorieuse de l’Italie et de l’Empire romain, et encore avant c’est le temps de la guerre et des réfugiés. Il y a toujours autre chose avant, et autour : autour il y a cette campagne, qui contient peut-être des sites archéologiques, on n’est pas loin de la voie Appia, des ruines du forum… donc on est toujours dans une espèce de mille-feuilles, à la fois mnésique et géologique. C’est cela qui me touche, ce caractère incarné, davantage que la métaphore de l’écriture comme stratification. Il y a une espèce d’effet-vortex que je trouvais assez fort et auquel mon héroïne est initiée à ce moment-là.
Avez-vous visité tous ces lieux, Cinecittà mais aussi les décors de film à Moscou ?
Oui. Au départ je savais que voulais raconter l’histoire de cette fille qui fait des trompe-l’œil, et le premier lieu d’appui était l’Institut de peinture de Bruxelles, que je connaissais. Ensuite, j’ai glané ce que j’ai trouvé sur mon chemin pour le mettre dans le livre. Comme si je décelais les lieux plutôt que je ne les trouvais, comme si j’inventais au fur et à mesure que j’avançais.
Comment en êtes-vous arrivée au cinéma par exemple ?
J’ai été six mois à Moscou et je me suis dit que j’allais visiter ces studios, mais sans savoir bien pourquoi ni pourquoi ceux de Mosfilm plutôt que d’autres. J’arrive et les peintres étaient en train de peindre les salons d’Anna Karénine ! Je me suis beaucoup déplacée à l’étranger ces dernières années, notamment pour Réparer les vivants, et c’est comme cela que j’ai rencontré des lieux. La même chose est arrivée à Rome. J’ai eu l’impression d’écrire Un monde à portée de main en faisant apparaître les lieux, en les manifestant comme lorsqu’on frotte une forme et que se révèle un motif. Ce livre a été porté par les analogies, les échos, des liens secrets entre les choses. Je n’avais pas du tout en tête d’écrire sur Cinecittà puis sur Turin. Il se trouve que j’ai porté ce livre pendant des années et qu’il a magnétisé le fait que j’ai été à Turin, qu’il s’y soit passé des choses. Ce qui m’arrivait devenait un carburant pour la progression de l’écriture.
Je dis cela parce que j’essaie de stabiliser une forme de méthode : je fais des recherches pour mes livres, mais le fait qu’elles se fassent au cours de l’écriture me rend extrêmement attentive à ce qu’il y a sur le bord du chemin. Peut-être que l’on invente exactement comme les découvreurs de Lascaux, comme Marcel, ont inventé la grotte en jetant un caillou. Pour moi, cette image constitue la métaphore du livre : on jette un caillou et cela nous fait remonter le temps. D’autres choses que les lieux sont « revenues » dans l’écriture : les livres sur lesquels j’avais fait des petits textes dans Le Monde, par exemple Le vieil homme et la mer.
Pour revenir au cinéma, je suis allée en Italie en 2016 et j’y ai vu ces studios. Ensuite j’ai voulu, de manière cette fois très précise, documentaire, utiliser un film qui aurait pu être tourné dans les années que j’évoque, dans l’arc temporel de mon livre. J’ai donc choisi Habemus papam, de Nanni Moretti.
Vous faites beaucoup référence au cinéma mais peu aux films contemporains. Quels sont les films qui vous ont pu vous marquer, récemment ?
C’est vrai que le cinéma est important pour moi, et il y avait tout un rapport aux films de genre et notamment à la chronique sociale dans Corniche Kennedy – moins dans Réparer les vivants, qui évoquait plutôt des séries. Un monde est un livre « très cinéma » à nouveau. Pendant que je l’écrivais, j’ai revu tout Herzog. Récemment, j’ai beaucoup aimé Gaspard va au mariage, d’Antony Cordier, qui se passe dans un zoo familial dans Le Limousin.
Est-ce que vous aviez vu Jeune femme, de Léonor Serraille, dont l’héroïne, jouée par la même actrice que celle de Gaspard va au mariage, s’appelle aussi Paula et a aussi les yeux vairons ?
Oui ! Si je reviens à Habemus papam, qui se passe au Vatican, il y a eu aussi toute une série d’échos. Ainsi cette histoire de chapelle Sixtine revient souvent dans le livre : c’est elle que Paula voit en lieu et place du ciel qu’elle peint pour la chambre de bébé, puis celle du film, qui est reproduite en 3D – mais pas par les peintres, parce qu’on fait confiance plutôt à des techniques d’impression numérique extrêmement perfectionnées -, puis Lascaux qu’on appelle la « chapelle Sixtine de la Préhistoire », découverte par un type dont on dira qu’il était le pape de la Préhistoire, et puis il y a cette question de la croyance qui revient « est-ce qu’on y croit, est-ce qu’on n’y croit pas ? »… J’avais l’impression que le livre trouvait une sorte de cohérence quasi mathématique presque tout le temps, que je n’étais jamais à côté.
C’est l’arc temporel dont vous parliez qui arrête tout de même ce que l’on pourrait appeler la machine à analogies ?
À un moment donné, le livre ne peut pas devenir fou ! L’arc temporel vient du fait que je voulais aussi documenter ce moment que j’ai vécu, le 8 janvier 2015, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo. J’avais l’idée d’un livre qui serait totalement inactuel – j’allais dire au sens nitezschéen du terme (ce qu’il y a de formidable dans les romans, c’est de pouvoir parler du monde sans passer par l’actualité) – et qu’en même temps il soit percuté par l’actualité.
Vos romans étaient en effet jusque-là inactuels, au sens où ils étaient peu situés.
Il y avait ce désir de documenter une situation vécue mais aussi le besoin de mettre un terme à l’ordonnancement du hasard presque mathématique du livre, à l’enchevêtrement des échos et des figures. Attention, je ne veux pas du tout appuyer l’idée d’une forme de surchauffe ou de transe d’écriture. Au contraire, c’est plutôt dans le travail d’écoute et de concentration que j’étais moi-même ultra-attentive aux signaux et aux échos, chose que je ne fais pas dans la vie. Plus j’écris, plus je perçois les échos. J’ai commencé à écrire un autre texte, et c’est exactement le même phénomène qui se produit. C’est comme si je m’étais transmis une forme comme romancière. Je « capitalise » le fait d’être passée par Un monde à portée de main, qui lui-même était passé par les précédents récits. Tous mes livres se contiennent les uns les autres. Si j’ai fait de Paula la figure majeure du livre c’est parce que c’est un roman de formation dans lequel j’indique aussi la manière ou la méthode dont j’use pour former le roman.
On me dit que les mondes dont je parle dans mes romans (la construction d’un pont et maintenant la peinture en décor) sont des mondes à la fois documentaires, techniques et sociaux différents avec des personnages différents (l’ingénieur, la peintre). Mais moi je suis débutante à chaque fois : ce que je demande c’est d’être initiée par le roman. De la même manière que le corps de Paula est marqué par la fatigue et par les cernes, je vois bien qu’à la fin d’un livre je suis marquée. Or c’est cela que je recherche et qui m’apparaît très clairement depuis quelques jours. Je demande au roman qu’il m’entraîne vers d’autres langues, d’autres lexiques.
Ce sont toujours des métiers très concrets, très manuels qui vous intéressent, pourquoi ?
J’ai aimé que Paula suive une piste ; je ne voulais pas faire une apologie de l’artisanat ou du beau métier, mais montrer plutôt que dans la copie, le copiste est le véhicule de la chose, c’est lui qui la transporte. Évidemment on pense aux copistes du Moyen-Âge, par qui transitaient les grands récits, et, à travers ça le geste de la main, la mémoire du corps. J’aurais voulu pouvoir inscrire dans mon roman quelque chose que j’ai découvert à Naples cet été : il s’agissait d’un livre sur les gestes qu’utilisent les Napolitains pour parler. Cela m’a fait penser à un texte de Georges Didi-Huberman, dans lequel il aborde ce truc très pasolinien des gens qui mettent en scène leurs paroles avec des gestes quasi immémoriaux, presque des réflexes, formés dans le temps. Cette parole silencieuse du corps me touche énormément. Si j’ai choisi que mon héroïne soit copiste, c’est d’abord par désir d’univers concrets, avec l’idée qu’il y a une véritable poésie du prosaïsme, d’où le pinceau, la martre de Kolinski, Kolinski, l’animal, et cet animal… voilà comment fonctionne la coalescence des images.
Mais j’ai aussi voulu parler d’art mineur. Je me méfie en effet des grands discours sur l’art ou sur la littérature. L’art pariétal est à la fois magnifique et très repéré historiquement, avec quelques grands points d’incandescence, Bataille, Quignard. Or je voulais opérer un décalage en passant par des univers à la fois concrets et délestés d’un discours sur l’histoire de l’art par exemple (ce qui ne m’a pas empêchée de lire ces textes par ailleurs, ni de les aimer) mais quand je me suis intéressée à Lascaux, j’ai davantage lu le livre sublime de Daniel Fabre, Bataille à Lascaux. Comment l’art pariétal apparaît aux enfants, qui travaille justement sur la disparition du mythe marial des apparitions. Il y a aussi la photographie de Roger Caillois, édité chez Xavier Barral [source de la photo de couverture du roman Un monde à portée de main, ndlr]. Cette histoire de pierres me parle énormément, par mon parcours ; pour autant je voulais que mon héroïne soit comme une débutante. Même si je convoque des discours, du savoir, de la réflexion, le livre s’ancre dans des mondes très concrets, très physiques. D’où cette histoire d’inactuel : ce qui est inactuel dans le livre, c’est l’idée de beauté et d’émerveillement.
Vous avez évoqué beaucoup de livres d’historiens de l’art ou de philosophes, d’écrivains ; quels ont été ceux qui ont nourri votre « collection » [la collection de livres qui accompagnent l’écriture d’un roman de Maylis Kerangal, ndlr] ?
J’ai lu avec attention Judith Schangler et son Présence des œuvres perdues, mais j’ai lu aussi des historiens de la micro-histoire, de la trace, qui montrent comment on peut reconstituer la vie d’un homme à partir de rien, dans la lignée de Carlos Ginzburg ou d’Alain Corbin par exemple. Ce sont des terrains que j’adore et qui me nourrissent beaucoup depuis longtemps. La poésie a également eu une influence très forte sur mon travail. Autant Villon était présent pour Réparer les vivants, autant ici ce sont les sonnets de Shakespeare qui m’ont accompagnée, ainsi que les poèmes de William Carlos Williams, et Témoignage de Charles Reznikoff, dans la traduction de Marc Chodolenko, des poèmes très narratifs écrits à partir d’archives de procès. Dans ce laps de temps j’ai par ailleurs lu des livres que je n’avais jamais lus, par exemple Mrs Dalloway. Virginia Woolf a dit à un moment donné : « I dig out beautiful caves behind my characters » (« En écrivant je creuse de belles galeries, qui donnent de la profondeur à mes personnages »). Dans un autre genre j’ai lu Emanuele Coccia, un philosophe des plantes qui a écrit La vie sensible.
C’est étonnant que vous parliez de poésie, car ce ne sont pas des références évidentes quand on lit votre roman !
Oui, alors que dans Réparer les vivants, je citais beaucoup Villon ; il y avait aussi une sorte de réécriture du « Dormeur du val ». Dans ce texte, c’est aussi présent mais moins clairement. Après, les livres qui entrent dans ma « collection » n’ont parfois rien à voir les uns avec les autres. Ce sont aussi ceux sur lesquels j’ai écrit : La grande Beune par exemple est complètement « collé » à Un monde à portée de main. Je pense aussi aux livres de Jean-Loup Trassard, L’homme des haies, et puis le livre génial sur une tribu de chasseurs-cueilleurs, Dormance, ainsi que Neige sur la forge, un livre que j’ai adoré sur le rapport à l’outil, très proche d’un récit ethnographique. Il y a donc peu de romans, à part Mrs Dalloway et un livre qui m’a éblouie très durablement, Le règne animal, de Jean-Baptiste Del Amo, un des livres les plus majestueux, à la fois modeste et majestueux, que j’ai lus. Quand on porte une histoire longtemps, c’est dur de la stabiliser, de ne pas y faire tout rentrer. Mais ce n’est pas non plus une bibliothèque…
Pourriez-vous parler un petit peu des noms propres, de l’héroïne et de ses compagnons, Kate Malone et Jonas Roetjens ? Pour la seconde, est-ce qu’il s’agit de l’héroïne de Wanda ?
C’est exact, oui. Jonas réfère un peu au peintre dont j’aimerais pouvoir me dire à l’heure de mourir que j’ai vu toutes ses œuvres, Rembrandt. Comme lui, Jonas a le visage toujours à moitié caché, par son espèce de casquette, et son nom, Roetjens, a une connotation un peu flamande. J’hésitais à l’appeler Rembrandt (j’avais bien fait Diderot déjà…) mais je voulais une forme plus discrète. Malone est un nom écossais. Quant à Paula Karst… J’étais une étudiante assez médiocre en géomorphologie mais j’ai étudié cette discipline, avec un manuel que j’ai toujours, le Derruault (qui était un des pivots de la « collection ») ; c’est un dictionnaire des formes géomorphologiques – la cuesta, la faille, le talus, le karst –. « Paula Karst » tapait bien sur le plan phonique, en trois syllabes. On ouvre le livre, elle descend les escaliers, les cheveux tressautent, elle a les yeux vairons, de grandes jambes, un truc un peu maladroit, un peu flottant au début. Et puis Lascaux est un karst, la surface n’a rien mais tout ruisselle de l’intérieur, par des micro-effondrements qui créent des formes en pierre. La colline contient ce trésor-là comme mon personnage pourrait en contenir un. Je mentionne deux fois son nom, au début et au moment où Paula énumère les noms des migrants sur le plateau du décor de Gangs of New-York de Martin Scorsese. Avec ce film surgissent Robert Bober et Georges Perec, à travers Ellis Island. J’y suis retournée, il y a tous ces ordinateurs et ces noms, parfois pas plus de deux lignes. Ellis Island est un lieu de noms.
Mais ce sont des noms fictifs plutôt dans votre roman. Vous citez en effet des noms de personnages de vos précédents récits parmi ces émigrés.
Oui, je n’étais pas sûre de moi quand j’ai fait ce choix ! Mais puisque Paula faisait partie de cette tribu de noms que j’avais créés, il était possible qu’elle puisse lire ceux des personnages précédents (Finbarr de « Ni fleurs ni couronne », Seamus O’Shaughnessy de Naissance d’un pont, cet ouvrier irlandais qui se demande toujours où il va partir, quel sera le chantier suivant) sans que ce soit trop mégalomaniaque. J’inventais ces noms au sens archéologique du terme.
Pourquoi n’avez-vous pas pris un ou une archéologue justement ?
Je trouvais cela trop appuyé, trop littéral pour un livre qui voulait toucher une espèce de feuilletage temporel. J’aimais l’idée de la copie, de la recréation qui consiste à n’inventer que ce qui est. D’ailleurs, le problème de Paula c’est de copier Lascaux alors qu’elle ne dispose pas du modèle ! Et puis il y avait cette idée d’art mineur, méprisé, d’une copie qui serait la « science de l’âne » et le fait que ces fac-similés sont parfois rabaissés au rang d’artefact touristique alors qu’ils permettent de rendre visibles des lieux dont les trésors se sont retirés de la surface visible. L’idée du « faux » porte en elle sa négativité et le livre s’achève dans un lieu qui n’est pas un fac-similé, qui est réel, mais il aura fallu traverser le moment du fac-similé pour y parvenir. D’où cette question « on y croit ? », qui revient sans cesse, à propos des hommes, de l’amour, du cinéma… Quand on écrit une fiction, c’est un temps long qui s’ouvre, et, je ne saurais le dire autrement, il faut y croire. Il faut croire à ce que l’on est en train de faire, à savoir une histoire qui n’est pas vraie, pour que le lecteur y croie ensuite. La question de la croyance épouse complètement celle de la littérature. Pour rejeter un livre, on dit souvent qu’on n’y croit pas, ou que l’on n’y croit plus. C’est la même chose au cinéma, que je pleure ou que j’aie peur. Ces formes de faux donnent accès à des formes de vérités et des formes de vies auxquelles nos propres vies ne nous donnent pas accès. C’est peut-être trivial à dire, mais cela continue à me bouleverser : ce n’est même pas vrai et pourtant c’est vrai. D’où l’importance de l’éducation du regard que Paula reçoit ; évidemment que voir ce n’est pas simplement avoir les yeux ouverts ; ce qu’elle apprend, c’est que voir consiste à mettre en branle la coalescence des images, la grande aimantation des récits, des fictions. Voir c’est imaginer. Quand on est copiste comme elle, on copie le cerfontaine ; or le cerfontaine, c’est cette carrière de marbre, mais c’est aussi le palais de Versailles et ses parents qui lui ont parlé des carpes du bassin qui avaient vu tant de choses…
Vous évoquez la croyance en la fiction, mais les nombreux textes d’intervention, les chroniques du Monde ou les courts récits de commande que vous avez écrits ne vous donnent-ils pas envie de délaisser la fiction pour le « document » ?
Ce qui est advenu, c’est le grand règne des séries, et leur hyperréalisme. Mais le roman c’est le langage, et le moteur de mon travail reste quand même le fait d’établir ou de rétablir à chaque livre – et de livre en livre – un rapport d’intimité avec ma propre langue. Le document (ou ces histoires de mecs à vélo qui courent pour porter la nouvelle de la grotte à l’abbé Breuil) se constituent très rapidement en source poétique. Je le regarde rarement comme tel, même s’il revient en force à la fin d’Un monde à portée de main, non pas au moment de la découverte de Lascaux (là pour le coup je reprends la légende) mais au moment de l’espèce d’archéologie des fac-similés. Il s’agissait d’arriver à comprendre ce que j’étais en train de faire depuis le début du livre. En effet, sans même faire référence à la caverne de Platon, la grotte produit des images, des reflets d’elle-même. Il y a donc cette dizaine de pages assez documentaires – et qui me faisaient assez peur – où j’essaie de montrer comment Paula prend conscience que cette grotte n’a cessé de se dédoubler. Or ce dédoublement est un moteur du roman autant que de son travail à elle.
Avez-vous beaucoup coupé dans cette dernière partie ?
Oui. Cela reviendra peut-être ailleurs, à un autre moment. Que je me sois décalée à un moment de la réalisation de ce qu’était le fac-similé m’a amenée aussi à me desceller de Lascaux comme espace et comme lieu, à totalement le radiographier par le roman. Tout est ainsi mis en orbite par cette fille qui copie. Je devais me garder de casser cette ligne qui était la sienne en lui adjoignant au final tout un développement dont elle aurait été absente. Cela a été un livre quand même assez difficile à écrire, mais il y a eu des moments où j’ai eu cette espèce de sensation d’inventer en découvrant ce qui existait déjà, de la même manière dont Paula et Jonas font l’amour comme des inventeurs, même si c’était là depuis le départ. Il aura fallu tout ce chemin. C’est comme l’image du livre ; tout se répond encore, un ultime tour de la spirale.
On ne retrouve pas la dimension symbolique de la croyance religieuse ou chrétienne qu’il y avait dans Réparer les vivants…
Il y a le thème « on y croit, ou pas ? » mais c’est vrai… Le livre précédent avait quelque chose de tellement liturgique et proposait une sorte de « pacte émotionnel », alors que l’émotion n’est pas du tout immédiate dans Un monde à portée de main, elle est d’un tout autre ordre, c’est celle du tâtonnement et de l’étonnement, pas celui de la déchirure.

Est-ce que vous avez cherché à éviter le mélodrame ?
Je vais essayer de vous répondre en collant à la vérité qui est la mienne. Ce qui traverse le livre, de manière plus ou moins claire et plus ou moins consciente, c’est le désir de me démarquer de Réparer les vivants en faisant un livre qui avance à bas bruit, qui se forme, progressivement, avec un aboutissement comme une épiphanie. Même si c’est ma façon d’écrire habituelle, il a fallu que je me réinitialise comme débutante. En effet cela n’a pas été simple d’écrire après l’accueil si massif de Réparer les vivants. Ce livre a continué à m’accompagner pendant ces quatre ans et demie, et c’est encore de lui dont on me parle souvent d’abord. Et puis il a été convoqué, magnétisé, aspiré dans des réflexions qui lui étaient à l’origine assez étanches. Je pense à cette histoire de réparation : je n’ai jamais écrit ce livre pour réparer les gens, or c’est ce que c’est devenu, notamment à travers le livre d’Alexandre Gefen [Réparer le monde, ndlr]. C’est un livre dont des cinéastes, des chercheurs se sont saisis, ce qui est à la fois génial et troublant : même si j’essaie de me tenir à distance d’une forme de théorisation de mon travail, j’y réfléchis beaucoup et j’ai conscience d’élaborer une forme de méthode. Or j’avais beau dire qu’Un monde n’est pas du tout écrit en réaction à Réparer les vivants, évidemment, j’avais envie de préserver ce livre-là d’un jeu (comme on dit qu’un meuble joue) lié au livre précédent. Sous quelle forme cela existe, certainement celle du choix d’un art très mineur, un peu dépréciatif, la copie, celle d’une fille un peu lambda au départ, qui avance à bas bruit, notamment dans l’amour et dans l’émotion. Je voulais me tenir à l’écart du spectaculaire, même si, de mon point de vue, il y a là encore quelque chose du spectacle du monde.
Cela me fait penser au roman La Cheffe, roman d’une cuisinière, de Marie NDiaye, dans laquelle l’écrivaine faisait aussi une sorte d’autoportrait « à bas bruit »…
Oui, il fait partie de ma collection d’une certaine façon ! J’ai adoré qu’on y soit par le bas, tout le temps, on n’est en effet pas aux côtés d’un cuisinier superstar… Je pense qu’ayant été très exposée sous les projecteurs (enfin, tout est relatif, les écrivains n’étant tout de même pas des acteurs !), j’ai choisi en partie en réaction que Paula ne soit pas peintre. Elle n’a pas envie de conquérir le monde, elle ne met pas la peinture au-dessus de tout, ce n’est pas une question de vie ou de mort. D’ailleurs, quand Jonas lui annonce que lui va partir du côté des peintres, de ceux qui mettent leur art au-dessus de tout, elle est déchirée, il y a comme une espèce de trahison à ce moment-là. Qu’est-ce qu’on fait alors de nos vies humaines ?
Pour refermer la parenthèse Réparer les vivants, qu’est-ce que vous pensez de cette idée selon laquelle une certaine partie de la littérature contemporaine consisterait à consoler ?
Je ne suis pas d’accord avec ça, je ne crois pas du tout que la littérature ait pour charge de parler d’autre chose que d’elle-même. Dès lors qu’on lui affecte une mission à l’extérieur d’elle, une mission de réparation ou de consolation, quelque chose chute. Ce qui n’empêche pas que j’ai pu produire ce texte porteur d’empathie et provoquant une résonance chez certains lecteurs, mais ce n’est bien évidemment pas un « doudou » de consolation, idée à laquelle j’ai du mal à croire. Vous savez, je ne me considère pas comme étant l’obligée de la société, ni même celle du lecteur, ni même celle du libraire et de l’éditeur, ni de l’actualité qui oblige à parler de tel ou tel thème. C’est déjà suffisamment dur d’écrire un livre, de trouver une forme dans laquelle on soit un peu au cœur du langage ! Si en plus il fallait écrire pour… Mon éditeur Yves Pagès et moi-même ne nous attendions pas du tout à la réception de Réparer les vivants. C’était un livre très délicat parce que très chargé émotionnellement : on était sur un fil, très vite cela pouvait devenir illisible. Il appelait énormément de pudeur, la pudeur était une espèce de mithridatisme à mettre dans le livre.
Une des choses qui sont à mon avis les plus impressionnantes dans Un monde à portée de main, c’est le fait de prendre pour matière romanesque le temps des études, qui pourrait être assez anti-romanesque. Or vous en faites une espèce de western, comme dans l’épisode de la nuit où les trois personnages travaillent ensemble…
Cela me fait plaisir parce qu’on se dit qu’il n’y a pas grand-chose à mettre ou à voir : on pourrait en effet penser que tout va se passer sur un plan intellectuel. C’est comme filmer un écrivain ou un chercheur au cinéma : que montrer, à part des gens devant des ordinateurs, des feuilles, un gros plan sur leur visage ? Il y a là quelque chose qui résiste énormément à la représentation. Je fais un parallèle avec le cinéma parce que cela me semble assez compliqué de mettre en scène un savant, sans passer par la biographie, le small-talk un peu sexuel-social. Montrer quelqu’un en train d’apprendre et d’être transformé par ce qu’il est en train d’apprendre est d’autant plus dur quand on ne passe pas par l’introspection psychologique. En effet, même si cela affleure parfois dans le roman, je préfère toujours passer par la description. J’avais envie de montrer que si, il y a des choses à voir. Par exemple, lorsque Kate, Jonas et Paula sont devant le tableau, ils pensent à plein de choses, ils ont des sentiments, ils ont chaud, se déshabillent, on voit les peaux ruisseler, Kate part téléphoner à son copain qui lui manque et se masturber de l’autre côté de la paroi…
Le livre n’évoque pas pour autant beaucoup le sexe.
Le récit dit de Paula : « Le sexe l’impressionnait tant… ». C’est qu’il impressionne beaucoup l’écrivain ! Il n’y a rien de plus compliqué à écrire qu’une scène d’amour physique ; après, l’on choisit de s’y frotter ou non, je pense par exemple au livre de Nina Léger, Mise en pièces, dont la narratrice collectionne des descriptions de sexes d’homme. Moi je m’en sors par des scènes de baiser (rire). En tout cas, il se passe plein de choses pendant cette nuit blanche, d’autant plus que ces trois personnages ne se parlent pas. Elle, Paula, appelle les images, les rassemble, comme un chercheur pourrait se dire, « là il faut que je passe par là, que je mobilise ça, que ça s’imbrique… ». Je voulais montrer qu’il n’y a pas vraiment de matière anti-romanesque. Cela est à mettre au crédit des romanciers actuels, qui prennent aussi bien l’Arche de la Défense que le sexe pour objet !
En quoi le temps des études est-il aussi héroïque ?
Pour moi, il y a l’idée que l’on traverse et que l’on dépasse une forme de douleur.
C’est l’aspect physique du métier d’écrivain que vous semblez beaucoup évoquer…
C’est un métier assez contraignant, sur le plan physique. C’est un métier d’intérieur, à une table, sur laquelle les choses sont posées, il s’agit de périmètres plutôt restreints (même si certains nomadisent dans les cafés), une table, une chaise, un écran. On a un poste de travail, avec cette d’idée d’intériorité. Je le dis d’autant plus que je n’arrive pas à travailler en extérieur et que l’été je ne travaille pas parce que je suis tout le temps dehors. Il s’agit aussi d’une fatigue avant tout émotionnelle. Le rapport au temps est également compliqué (je parle pour moi bien sûr) : je dois organiser mon temps, courir après des formes temporelles continues (en termes d’heures et de jours), ce qui va à rebours de nos vies contemporaines assez hachées. Je réfléchis beaucoup à cela parce que je vis avec une famille, que je partage mon temps entre un lieu familial et cette chambre où j’écris, deux lieux qui dialoguent en permanence. Donner la priorité aux livres sur autre chose est fatiguant, d’autant que moi non plus je ne place pas ce rapport à la littérature au-dessus de tout, de la vie.
Pour revenir au texte, il n’y a pas seulement le plaisir et la signification des noms propres, mais aussi ceux des noms techniques, comme l’imbricata, la tortue. D’où cela sort-il ?
La piste est celle-ci : j’apprends que dans cette école de peinture, on enseigne à reproduire l’écaille de tortue, une matière rare et hors-commerce, comme la grotte de Lascaux, que l’on n’a plus le droit d’utiliser, car les tortues sont des espèces très protégées, du coup on l’imite. Et puis vient l’histoire du château de Versailles, dont j’apprends que parmi les meubles, il y a ces meubles peints par l’ébéniste Boulle, avec des placards de tortue. Comment celles-ci parviennent-elles d’Asie à Versailles ? C’est ainsi qu’arrive l’explorateur Pigafetta. Et ensuite me sont revenus des souvenirs de jardin, enfant, où l’on retrouvait des tortues d’année en année. Et cette tortue fait aussi écho à une construction, en effet c’est un reptile qui a un aspect « imbriqué », parce que le tuilage de la dossière imbrique treize écailles. Ce chatoiement pourrait aussi être une métaphore du roman. Ce qui fait aussi écho à celle de Huysmans, recouverte de pierreries. Enfin, cela nous ramène au cinéma, par le biais de Blake Lively et de Julia Roberts, qui arborent cette teinture qu’on traduit par « écaille de tortue ». Cela constitue un moment d’art poétique assez fort pour moi, même en en reparlant, parce que je découvre que les coiffures utilisent cette matière, la kératine, qui n’est ni végétale ni minérale mais animale… Je commence alors mon chemin.
On retrouve votre intérêt pour la texture aussi, je me souviens d’une nouvelle de vous, « La peau d’une fille qui rentre de la plage »…
Pour moi cela montre aussi que dans ce livre j’ai voulu me rassembler, et faire signe à tous ceux d’avant. Il y a le pont de Tancarville, il y a cette scène de baiser, il y a la jeunesse qui est beaucoup là… Je vois bien – même si l’on n’est jamais sûr, même si l’on doute – que ce livre magnétise tous les autres, même mes premiers livres, comme La Vie voyageuse, avec cette histoire d’une fille qui cherche, et c’est aussi un retour en Dordogne, région qui était présente dans le premier, Je marche sous un ciel de traîne. Ce livre redonne un peu une place, ne serait-ce que par le nom des personnages, comme on l’a dit tout à l’heure, aux livres d’avant. C’est aussi une façon pour moi de voir d’où je viens, et de sentir cette cohérence, de me sentir guidée.
Comme fleuve ou comme mer, l’eau est souvent à l’arrière-plan de vos livres. Pensez-vous écrire un jour un roman davantage centré sur cet élément ? Comme vous évoquiez L’Odyssée…
Là je suis partie sur autre chose, plutôt sur le feu… Alors bien sûr, on a besoin d’eau pour éteindre ce qui brûle ! Peut-être un jour, mais pour l’instant, je m’intéresse à des choses et à des moments de l’Histoire bien plus sombres.
Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main, Verticales, août 2018, 288 p., 20 € — Lire un extrait
Lire ici la critique de Jean-Marc Baud, Un monde à portée de main ou L’art de la métonymie triomphante.