La stigmatisation et la discrimination à l’égard des populations homosexuelles impliquent la différenciation ou construction d’une différence basée sur un critère défini (sexualité, genre, etc.) ; la stigmatisation ou infériorisation de cette différence ; la focalisation sur ce critère et la réduction de l’individu à une identité stigmatisée, celui-ci n’étant plus perçu qu’en référence à un groupe supposé homogène ; la naturalisation ou essentialisation (les homos, les lesbiennes, etc.) par laquelle un groupe est défini ; la légitimation de la stigmatisation et de la discrimination (homosexuels = danger, désordre, maladie, etc.). A l’intérieur de cette logique, la différence par rapport à la norme est a priori dévalorisée – différence et norme étant construites l’une par rapport à l’autre, la première existant pour que la deuxième soit justifiée et valorisée.
L’homophobie implique une perception particulière du monde et des autres qui sont partagés entre, d’une part, des êtres singuliers, inconnus, anonymes mais identifiables par cette absence de particularités et, d’autre part, ceux et celles qui apparaissent comme des exemplaires interchangeables d’un groupe connu et stigmatisé. Ce rapport aux autres inclut en lui-même un rapport à soi : en infériorisant les autres, en s’en distinguant, on se valorise soi-même ; en faisant de l’autre l’incarnation de ce qui est mal, malsain, dangereux, etc., on s’identifie soi-même au groupe « normal », de ce qui va de soi, du bien, du vrai, etc. ; d’un point de vue social et symbolique on se situe dans le groupe valorisé et légitime – légitimé à parler, à penser, à décider, à exercer le pouvoir. L’homophobie est une stratégie qui, par l’instauration d’une différence sociale assimilée à un stigmate, permet par contraste de se situer du côté des dominants, de ceux qui ne sont ni stigmatisés ni discriminés et qui, au contraire, exercent un pouvoir sur les autres.
L’homophobie a une fonction logique et cognitive : penser le monde, penser les autres, établir des catégories et distinctions ; une fonction subjective et subjectivante : se penser et se construire ; une fonction sociale et politique : être du bon côté de la domination, instaurer et exercer cette domination.
L’altérisation de l’homosexuel impliquée par la structure homophobe concerne son corps, corps qui serait visible en tant que corps homosexuel : il se voit, on le remarque, on le désigne, le montre du doigt, etc. Cette visibilité correspondrait à la croyance que l’homosexualité se traduit et s’exprime directement dans et sur le corps. Les gestes, les habits, la voix, la démarche, le regard traduiraient et « trahiraient » l’homosexualité. Celle-ci serait un stigmate marquant le corps du stigmatisé et faisant de l’homosexualité une réalité par définition visible selon certains signes. A l’inverse, le corps hétérosexuel est perçu comme constitué des signes neutres de ce qui « va de soi », qui ne sont pas thématisés comme des signes mais sont perçus simplement comme des faits. Le corps homosexuel serait marqué par une signifiance excessive alors que le corps hétérosexuel correspondrait à une sémiotique singulière et paradoxale où les signes qui le constituent ne sont perçus qu’à condition de ne pas l’être, signes « neutres » du corps quelconque et « normal ».
Les signes du corps homosexuel sont réduits à des signes sexuels, signifiant directement un contenu sexuel, comme si voir un homosexuel revenait à voir sa sexualité ou voir un acte sexuel. Le fameux Don’t ask, don’t tell de l’armée américaine interdisait de révéler son homosexualité, car dire sa sexualité, dans le cas d’un homosexuel – mais pas d’un hétérosexuel –, était jugé équivalent à l’exhibition de sa sexualité, à l’exhibition d’un acte sexuel. Dans ce cas, dire c’est toujours plus que dire, le dire vaut pour l’acte, dire c’est rendre visible ce que l’on fait ou est supposé faire, et c’est imposer cette exhibition. Il semble qu’il en va de même pour le corps reconnu comme homosexuel : dans la logique homophobe, la présence de corps identifiés comme corps de gays ou de lesbiennes semble équivaloir à l’exhibition directe d’un contenu sexuel, d’un acte sexuel, le corps homosexuel étant perçu comme sexualisé. C’est ce qu’implique l’homophobie : la sexualisation du corps homosexuel – comme le sexisme implique la sexualisation du corps de la femme.
Cette perception du corps homosexuel, qui ne se distingue pas de la perception qui l’institue en tant que corps homosexuel, ne se retrouve pas du côté du corps hétérosexuel qui n’est identifié tel que parce qu’il est porteur des signes « neutres » de l’hétéronormativité qui sont vus comme des faits, non comme des signes. Une conséquence de ceci est que, pour l’homophobe, tout corps qui n’apparait pas en tant qu’homosexuel est perçu comme hétérosexuel, ce qui explique que de nombreuses victimes de l’homophobie sociale travaillent leur corps pour en éliminer les signes supposés de l’homosexualité – comme l’hétéro travaille son corps pour le produire en tant que corps hétérosexuel.
La construction de l’homosexuel comme « autre » s’accompagne parallèlement de processus d’invisibilisation : une volonté de ne pas voir l’homosexuel – non seulement le corps homosexuel mais aussi l’homosexuel en tant qu’individu réel. Il s’agit de le rendre invisible, d’en faire celui qui, n’étant pas visible, n’existe pas. L’homophobie exclut la « visibilité » de l’homosexualité et historiquement, dans la société, dans les médias, dans les productions de l’industrie culturelle, l’homosexuel a surtout été placé in the closet, invisibilisé bien qu’en même temps présent sous la forme d’images stéréotypées et donc invisibilisantes, de figures négatives, voire d’une menace obscure et d’autant plus dangereuse – autant de stratégies qui visent pareillement à le différencier et à l’invisibiliser.

Cette volonté d’invisibilisation n’empêche pas, bien entendu, l’homosexualité d’être un fantasme pour nombre d’hétéros – est-elle, de ce point de vue, autre chose qu’un fantasme ? –, comme cela n’empêche pas des hommes homophobes de se masturber en regardant les scènes lesbiennes que l’on retrouve quasi-systématiquement dans les films pornographiques hétérosexuels. Alors que l’hétérosexualité est hyper-visible, hyper-bavarde, que l’hétérosexuel est maître et sujet du discours, l’homosexualité est invisible et muette : elle n’existe ni en tant que réalité ni en tant que possibilité. Elle est un cliché, voire un cas, une zone obscure qui reçoit occasionnellement une certaine lumière mais selon les perspectives et cadrages décidés par le monde hétérocentré qui la domine. Hors perception, l’homosexuel n’existe pas, ou si peu…
Dans ces conditions, le corps homosexuel apparaît comme un corps d’exception et l’homosexuel comme un cas. Qu’il soit invisible ou hyper-visible, il est caractérisé par son exceptionnalité, on ne le perçoit pas comme on perçoit les autres corps, il ne signifie pas les mêmes choses ni de la même façon. Par cette logique, on n’entre jamais en contact avec un individu, avec un sujet, mais avec un corps et ses excès, avec un monstre social, physique, psychologique, sémiologique – un être « autre » dont l’existence est déjà recouverte par le savoir et le pouvoir psychiatriques, médicaux, carcéraux, culturels, communs.
En rapport avec ceci, on pourrait interroger deux tendances, apparemment contraires, qui traversent l’histoire et les mouvements gays : volonté de visibilité et volonté de se soustraire à la perception stigmatisante. Ces deux stratégies peuvent apparaître comme une volonté de maîtriser son corps, de faire exister son être de manière autonome, autant qu’elles peuvent sembler le prolongement et la reprise de la logique homophobe : rendre son corps hyper-visible et accentuer les signes qui le rendent visibles comme corps homosexuel ou se fondre dans la masse grise d’une pseudo-normalité en valorisant les signes neutres de la norme.
Un autre processus qui permet de produire l’altérité de l’homosexuel – de produire l’homosexuel – est l’assimilation de celui-ci à un être dangereux : être qui met en péril (la morale, la culture, la société, les enfants, etc.), être malade psychologiquement ou physiquement, être sexuellement agressif, etc. L’homosexuel est, sous différentes formes, assimilé au désordre, à l’irrationnel, à l’irrationalité de la bête, réduit à une pulsion sexuelle sauvage, destructrice, incontrôlable (selon la représentation habituelle de l’animal). L’homosexualité est renvoyée à un au-delà négatif de la culture et de l’humain, ce qui justifie que, par glissements sémantiques et déplacements métaphoriques, l’homosexuel soit assimilé à l’animal, au sale, au dégoutant, à l’excrémentiel, etc. : tout ce qui dans de nombreuses cultures et systèmes de pensée incarne la négation de ce qui est identifié à l’humain et à la culture – tout en étant pourtant nécessaire pour que, par opposition, quelque chose comme l’humain et les structures culturelles positives puissent se construire, se maintenir, se justifier.
Une autre opération visant à faire de l’homosexuel un « autre » consiste à le penser selon la catégorie de l’infirmité. Il s’agit de penser l’homosexuel à partir de catégories négatives telles que le manque ou la carence : le gay manque de virilité et la lesbienne de féminité, etc. Les sexualités homosexuelles peuvent être assimilées à des sexualités qui manquent de quelque chose : manque d’un phallus, pour les lesbiennes, manque du sens de l’altérité et de la différence pour les homos, qui ne seraient tels que par l’impossibilité psychique à assumer la différence des sexes, etc. Dans la même catégorie, on trouve l’idée que la sexualité de l’homosexuel le condamne à ne pas pouvoir procréer. Dans la psychologie hasardeuse qui sert à donner à l’homophobie un vernis scientifique, l’homosexuel n’est-il pas, par exemple, le résultat d’un manque du père, manque qui suscite lui-même d’autres manques : manque affectif, manque de confiance en soi, manque de virilité, etc. ?
La même logique homophobe de l’homosexualité lie celle-ci à la maladie (infirmité mentale, défaillance psychologique, tare physique, etc.) et à la perturbation intrinsèque (acquise ou innée). Un axe des discours sur l’homosexualité consiste à rechercher les causes des comportements homosexuels dans l’usage de drogue ou l’alcool, de viols subis durant l’enfance, voire dans un désordre inhérent à la sexualité homosexuelle, victime d’une sorte d’hubris ou de pulsion de mort, etc. L’homosexuel est représenté comme un malade et dévalorisé en tant que tel – puisque la maladie, étrangement, est dévalorisée –, un être perturbé plus que la moyenne. On peut constater, par exemple, que les discours sur le Sida assimilé à une maladie d’homosexuels n’ont cessé d’entrelacer ces deux thèmes.
Une dernière possibilité de cette logique pourrait se résumer dans la notion d’immaturité : les sexualités homosexuelles sont pensées comme des sexualités infantiles, ou en tout cas non adultes, selon un schéma que la psychanalyse freudienne a développé. Dans la mesure où l’homosexuel serait un être immature, coincé dans l’enfance (ce que démontrerait sa sexualité mais aussi son instabilité, son impossibilité à adhérer à la norme, etc.), il semblerait logique qu’il soit dans l’incapacité de parler pour lui-même, de dire lui-même ce qu’il a à dire sur ce qu’il est ou veut, comme il semblerait logique que l’on parle à sa place – ce que ne se privent pas de faire les médecins, les juristes, l’Etat, etc.
Que l’homosexuel soit considéré comme malade, dangereux, immature, etc., il n’apparait jamais comme un sujet et les processus qui sont à l’œuvre dans la construction de soi de l’homosexuel ne sont jamais perçus comme des processus de subjectivation aussi valables que d’autres, capables de produire des sujets autonomes. Ne serait-ce pas cela, la finalité de l’altérisation de l’homosexuel : reconnaître et constituer l’autre comme un non-sujet, un sujet raté, incapable de l’être et donc naturellement situé du côté de l’objet dont on peut parler, pour lequel on peut décider, voire que l’on peut négliger ou, pourquoi pas, éliminer ? La haine et la phobie sont des notions insuffisantes pour comprendre les discriminations homophobes et ne correspondent qu’à certains aspects limités de l’homophobie. Celle-ci fait partie avant tout d’une logique sociale, culturelle, psychologique et politique qui inclut éventuellement la haine et la phobie mais comme des éléments seulement possibles et particuliers. Cette logique concerne plus largement la façon dont le pouvoir s’exerce dans nos sociétés, pouvoir qui repose sur la différenciation, l’altérisation et s’exerce comme domination.
A l’intérieur de ce cadre logique, ne pas être homosexuel c’est ne pas avoir à se poser de questions sur son identité, ne pas avoir à se demander « qu’est-ce qu’être hétérosexuel ? », ni à s’interroger sur sa place dans la société : cette identité et cette place sont posées comme allant de soi. Celui qui doit trouver sa place, ou renoncer à avoir une place valorisée, qui doit s’interroger sur soi et sur son rapport aux autres, c’est « l’autre ». Être hétérosexuel c’est, contrairement à « l’autre », ne pas se considérer, sinon comme un problème, du moins comme un objet d’interrogation et donc un individu qui doit choisir et construire ce qu’il est. Etre hétéro, dans cette logique, renvoie moins à un type de sexualité qu’au fait de ne pas être identifié ou de ne pas s’identifier soi-même comme « autre », comme homosexuel : beaucoup d’hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes ne s’identifient pas comme homosexuels, voire peuvent reproduire des préjugés et conduites homophobes, et il suffit par exemple de tenir le rôle « actif », comme on dit, dans l’acte sexuel pour ne pas porter le stigmate de l’homosexualité. L’homosexualité est moins une catégorie sexuelle ou naturelle que sociale, politique, psychique et subjectivante.
Si être hétérosexuel est avant tout ne pas être discriminé, occuper une place sociale avantageuse, c’est parce que l’homophobie prend son sens à l’intérieur d’une stratégie sociale, politique, psychique dont elle est une composante. Et, de ce point de vue, ne pas reconnaître sa propre homophobie ou l’homophobie sociale et systémique revient à ne pas vouloir reconnaître les privilèges sociaux, politiques, symboliques, psychiques liés à sa situation d’homme ou de femme hétéro. Ceci rend ainsi cohérente la démarche de beaucoup de groupes gays et lesbiens qui ne sexualisent pas simplement le politique et le social, comme on leur en fait le reproche (leitmotiv du « communautarisme »), mais qui, d’une part, font apparaître la composante sexuelle de la société, du pouvoir, du politique et de la subjectivité et qui, d’autre part, socialisent et politisent la sexualité qui n’est plus séparable de questions liées au pouvoir et à la subjectivité.
L’homosexuel est incarné en tant qu’autre, différent, existant à l’intérieur d’une catégorie avec laquelle toute identification ou communauté est difficilement pensable. Si cette manière de se rapporter à l’homosexualité a été longtemps considérée comme évidente, l’attention est désormais déplacée, et c’est cette évidence qui est devenue énigmatique et interrogée : pourquoi cette forme de sexualité est-elle considérée comme déviante, réduite à un stigmate? pourquoi est-elle discriminée ? L’homophobie est devenue à son tour un objet à analyser et à comprendre : ce sont l’homophobie et la discrimination qui apparaissent comme un problème. Ce déplacement de l’interrogation s’accompagne d’un déplacement parallèle : l’homosexualité se définit comme une forme de sexualité parmi d’autres, une manifestation particulière du pluralisme sexuel. Cette apparente banalisation de l’homosexualité se traduit, par exemple, par une plus grande (bien que limitée, au vu des violences antiLGBT de toutes sortes qui demeurent nombreuses comme le montre encore le dernier rapport de SOS homophobie) indifférence à l’égard de l’homosexualité dans les relations sociales, ou dans le fait de ne pas reconnaître la pratique d’une sexualité (pas plus que la couleur de la peau ou le rattachement à un genre) comme une donnée pertinente pour la définition du citoyen, de ses droits et devoirs. Pourtant, si en théorie, en France, la jouissance d’un droit n’est plus dépendante de l’appartenance à un genre, à une religion, etc., de fait l’homosexualité demeure un obstacle à la totale jouissance des droits, un facteur de discrimination sociale, politique et juridique. Si la discrimination homophobe est devenue un problème, elle continue en même temps à être pratiquée : l’homosexualité est « normalisée » mais reste une exception, un stigmate justifiant une différence négative non seulement dans l’espace de la rue mais aussi au niveau culturel, symbolique, politique, juridique, anthropologique, etc.

L’homosexualité demeure un problème, alors que l’hétérosexualité continue à aller de soi. Si l’homosexualité n’est plus classée parmi les troubles mentaux, le fait que des gays et lesbiennes aient des enfants et construisent des liens familiaux demeure problématique. Et la permanence du caractère problématique de l’homosexualité ne concerne pas seulement quelques groupes fascisants. Si on ne rejette plus nécessairement les homos, en même temps on ne trouve pas choquant qu’ils ne jouissent pas toujours des mêmes droits ou des mêmes possibilités que les autres citoyens et individus (cas de la PMA, de l’existence dans la rue, etc.) : la discrimination demeure justifiée et pensée comme allant de soi en fonction de la différence, du partage hiérarchisant entre les sexualités, comme la « différence naturelle » entre les Noirs et les Blancs a pu justifier et faire percevoir comme évident l’esclavage. La différence et l’inégalité entre homosexuels et hétérosexuels persistent et impliquent une discrimination qui se justifie du seul fait de l’homosexualité des individus discriminés.
L’homophobie qui persiste ainsi est sociale, symbolique, institutionnelle, politique, culturelle. Elle renforce l’évidence que l’homophobie, avant d’être définissable comme phobie, un trait psychologique et individuel, est une structure ou un système. Ainsi comprise, l’homophobie est l’ensemble des attitudes et pratiques négatives envers les populations homosexuelles du point de vue social, moral, juridique, politique, etc. Ceci permet de comprendre que, même si la « tolérance » à l’égard des homosexuels semble progresser, en même temps la réalité des discriminations demeure non comme la survivance sporadique d’un ordre répressif et archaïque, mais bien comme un système social, politique et culturel articulé, évolutif mais persistant. L’homophobie sociale est la volonté de maintenir les normes existantes (quitte à les transformer), de préserver les frontières, les distinctions, les différences et les hiérarchies entre les sexualités.
L’homophobie persiste en tant que dimension centrale de l’hétérosexisme qui structure nos sociétés. Penser l’homosexualité comme essentiellement différente de l’hétérosexualité s’enracine dans le système général de l’hétérosexisme qui distingue et hiérarchise les sexualités. L’hétérosexisme implique et justifie une différenciation fondamentale et générale, une hiérarchisation discriminatoire des sexualités et des pratiques sexuelles : par exemple, l’échangisme hétérosexuel, le SM hétérosexuel, le fétichisme sont dévalorisés par rapport à la relation monogame hétérosexuelle (à visée reproductive, si possible). Le système hétérosexiste n’implique pas uniquement une distinction et hiérarchisation binaires entre homosexualité et hétérosexualité mais une distinction et hiérarchisation des sexualités et pratiques sexuelles en général. Cependant, à l’intérieur de ce système, l’homosexualité apparait comme un motif de négation des droits. Ces différences et inégalités des sexualités, et en particulier de l’homosexualité, sont produites et reproduites sans cesse à travers la société selon une stratégie de promotion de l’hétérosexualité « normale ».
Le système hétérosexiste implique une normalisation des genres et des rapports entre les genres : il est une police du genre où il s’agit de stigmatiser et discriminer ce qui n’entre pas dans les catégories établies des genres et de leurs rapports, ce qui en particulier semble brouiller les oppositions binaires entre les genres. D’où, souvent, dans l’imaginaire homophobe, le rejet de l’homme homosexuel ou de la lesbienne, assimilés négativement à une trahison du genre. D’où également le rejet et les discriminations spécifiques, sociales, juridiques, politiques, rencontrés par les personnes transgenres. Ce système et toutes ses implications non seulement sexistes et homophobes, mais également racistes, ethnocentrées et classistes, ne peuvent perdurer que par la reproduction et réactualisation permanentes des frontières et catégories instituées – et inversement un tel système ne peut qu’entrer en panique lorsque ses frontières et catégories sont troublées et remises en cause.
L’homophobie ne peut donc être analysée indépendamment de l’ordre hétérosexiste à l’intérieur duquel s’organisent les rapports entre les sexes et les sexualités, comme l’analyse de cet ordre devrait inclure la question de l’homophobie. De même, la lutte contre l’ordre hétérosexiste devrait inclure la lutte contre l’homophobie – et inversement – autant que la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’ethnocentrisme. Si n’existent ni cette compréhension transversale ni des luttes transversales, on voit mal comment la remise en cause au niveau politique, symbolique, social, culturel et psychique des discriminations pourrait aboutir à autre chose qu’à un maintien, sous une forme ou sous une autre, de cet ordre, c’est-à-dire à une forme de complicité avec cet ordre et d’asservissement à l’hétérosexisme dominant.
L’hétérosexisme produit une sexuation et sexualisation des rapports sociaux, attribuant à chacun une place et un rôle selon le sexe et la sexualité. De fait, si l’hétérosexisme semble impliquer une différence complémentaire des sexes, il implique surtout une hiérarchisation des sexes et des sexualités. L’homophobie prend sens à l’intérieur de ce système général de différenciation et de classification des groupes sociaux, c’est-à-dire apparait comme une stratégie à l’intérieur d’un système de pouvoir et de domination. L’homosexualité est moins un problème pour certains individus d’un point de vue psychologique qu’elle n’est un élément à l’intérieur d’un système social et politique ayant pour finalité l’articulation des sexes et le contrôle des individus. Cette articulation et ce contrôle nécessitent l’instauration de différences entre les sexes et les sexualités et leur maintien par leur reproduction, leur rappel, leur réactualisation incessants. Ce système fonctionne par la discrimination des femmes, des homosexuels, des minorités en tout genre, aussi bien sociales, culturelles, raciales, économiques, etc.
L’hétérosexisme est un type de pouvoir particulier qui agit sur les individus en les produisant comme individus au sein d’un groupe identifié et déterminé, qui les contrôle en les différenciant, en les singularisant, en les hiérarchisant. L’hétérosexisme produit des sujets soumis à des normes, construits par ces normes, qui amènent chacun à se penser selon certaines catégories, certaines possibilités précises, mais aussi à penser les autres à partir de ces mêmes catégories et possibilités : se penser comme homme ou femme, homo ou hétéro, Blanc ou Noir, normal ou anormal, etc. L’hétérosexisme peut être défini comme une modalité du pouvoir tel que le définit Michel Foucault : pouvoir moins caractérisé comme contrainte ou répression que comme action sur les individus amenant chacun à se constituer comme sujet, à se rapporter à soi – et donc aux autres – selon certaines catégories précises et dominantes.
La discrimination homophobe est un des moyens de ce pouvoir et l’homophobie participe de la même logique que d’autres formes d’infériorisation comme le racisme, la xénophobie, la transphobie, l’antisémitisme, l’islamophobie, la discrimination à l’égard des pauvres, etc. On retrouve dans tous les cas la volonté de produire un « autre » que l’on déshumanise et de le rendre ainsi opposé et différent. A l’intérieur de cette logique, les notions de race, de sexe, de genre, de classe, de sexualité, d’homosexualité, d’hétérosexualité, etc., constituent les catégories générales d’une forme de pouvoir producteur de discriminations qui organisent, intellectuellement et dans la pratique, des oppositions, des divergences, des inégalités, en les naturalisant. L’homophobie se situe à l’intérieur de cette logique qui fabrique des différences pour justifier la dévalorisation des uns par la promotion des autres et ainsi rendre possible un accès inégal aux ressources symboliques, économiques, politiques, sociales, etc. Cette logique discriminatoire justifie ainsi un régime d’exception dans lequel, bien que l’égalité soit officiellement proclamée, certains groupes sociaux se voient exclus de l’accès à un espace commun et au droit commun (qui, de fait, ne sont donc pas « communs »).
L’analyse de la logique hétérosexiste et de l’homophobie qu’elle implique amène à reconnaître que les catégories qui y circulent sont indissociables les unes des autres puisqu’elles se construisent simultanément et se soutiennent mutuellement, par opposition ou différenciation : être hétéro, c’est d’abord ne pas être homo, être un homme, c’est d’abord ne pas être une femme, être Blanc, c’est d’abord ne pas être Noir, être socialement intégré, c’est d’abord ne pas être au chômage, ou pauvre, ou sans-papiers, etc. Là encore, on voit comment les luttes, si elles ne sont pas transversales, si elles n’identifient pas clairement le binarisme, les hiérarchies, les logiques de la pensée qui soutiennent la domination, sont destinées, en définitive, à reproduire cette domination.