Les 11 et 12 novembre se tiendra, à la Halle des Blancs-Manteaux, le 27e Salon de la Revue dont Diacritik est cette année le partenaire. L’occasion pour le magazine d’interroger André Chabin et Yannick Kéravec, maîtres d’œuvre de l’événement et de La Revue des revues, à la fois sur l’histoire du Salon, les nouvelles revues qui, cette année, s’y déploient et enfin sur le sens du collectif qui préside à toute revue.
Ma première question voudrait porter sur l’origine du Salon de la revue : comment l’idée en est-elle née et quand ? S’agissait-il d’une volonté individuelle ou bien, comme pour toute revue finalement, du désir d’un collectif ? Et si oui, lequel ?
Remonter jusqu’à la création du Salon, c’est presque faire œuvre d’archéologue avec les doutes que suscite la nature des vestiges, des objets découverts, de leur sens ou leurs usages… Ce qu’on peut dire aujourd’hui : en 1986 naissait Ent’revues issue d’une réflexion menée par la Direction du livre sur la situation des revues déjà peu reluisante. Canaux de diffusion raréfiés, visibilité en berne, financement incertain, économie de misère. Autour d’Olivier Corpet – qui quelques années plus tard serait l’un des fondateurs de l’IMEC – l’association Ent’revues allait donc réfléchir à des formes de réparation. Parmi elles, l’idée d’un Salon de la revue.
C’était un pari assez fou, engagé avec des moyens dérisoires, peu de savoir faire en matière de production d’événements d’envergure…Des bouts de ficelles donc et j’en viens à une réponse plus précise à votre question pour que ces bouts de ficelles deviennent corde, puis cordée, il fallait que le désir des revues rejoignent notre volonté. « Viendraient-elles ? », elles ont répondu par un oui plutôt massif. Le premier Salon de la revue comptait déjà 120 exposants et n’a jamais cessé de croître.
C’est ici qu’il faut dire et redire que nous ne sommes pas une agence d’événementiel, pas plus qu’un boîte de management culturel, nous sommes un outil au service des revues. Le salon est moins le nôtre que celui que les revues ont fait leur, adopté comme une maison éphémère et chaleureuse.
Le dernier et riche numéro 58 de La Revue des revues que vous animez s’ouvre sur un remarquable texte d’Arno Bertina dont le titre n’est pas moins parlant : « Un désir de communauté ». À ce titre, j’aurais voulu vous adresser une double question : est-ce que La Revue des revues procède de ce désir de communauté et plus généralement est-ce que toute revue ne pointe pas en sa naissance ce souci du collectif ? Est-ce l’attention à la communauté d’une revue qui est primordiale pour vous ?
Une confidence : le titre du bel article d’Arno Bertina a été forgé par nos soins mais il nous paraît fidèle au propos de l’auteur. La Revue des revues ne procède certainement pas d’un désir de communauté même si à l’instar de toutes les revues elle entend bien préserver, étendre sa communauté de lecteurs, d’abonnés, d’auteurs, susciter le souhait d’y participer…Et l’un de ses rôles est de recueillir des études sur les communautés qui ont noué, dénoué les histoires de revues. La création d’une revue – recherche de la base et du sommet – est traversée par le songe d’une communauté à inventer, d’une collectif, d’une tribu, d’une famille élective qu’il faut lever.
Envie d’insister plus aujourd’hui encore que naguère sur cet idéal – une chimère ? : en ces temps d’individualisme forcené, d’une culture frénétique du « soi-même », la revue est par excellence et par définition un lieu pour l’autre.
Je voudrais à présent vous poser une question sur l’actualité des revues dans le paysage littéraire français : la vitalité de votre salon prouve que plus que jamais la vie intellectuelle s’organise autour de la revue. Pourquoi ainsi, selon vous, les revues ne cessent jamais selon vous d’être d’actualité ? Pourquoi ne vieillissent-elles pas ? En quoi peut-on toujours les considérer comme une pièce maîtresse de la vie littéraire en France ? En quoi sont-elles un dispositif si précieux dans la vie des lettres notamment ?
Oh que si les revues vieillissent : certaines même sont mortes sans s’en rendre compte mais chut laissons celles-ci en paix ! Les revues ne cessent d’être d’actualité précisément parce qu’elles sont fondamentalement inactuelles ou pour reprendre un mot de Paul Virilio dans un vieux numéro de La Revue des revues (n°21) « achronique » : l’actualité ne les épuise pas plus qu’elles ne s’épuisent dans l’actualité. Leur rapport au temps est fait d’avance – elles explorent, elles anticipent – et de retard – elles sont dans l’après-coup, dans l‘analyse. Certains s’en désoleront mais à tort parce que c’est dans ce formidable « dégagement » qu’elles trouvent et prouvent leur liberté, à l’écart d’enjeux commerciaux, de l’exigence de rentabilité immédiate…et même différée. Pièce maîtresse aujourd’hui encore peut-être mais à la manière de La lettre volée d’E. A Poe, évidente et inaperçue. Pour rester importantes dans le paysage littéraire, elles doivent impérativement continuer à être « la folle du logis », se défier de la tentation anthologique, de l’élégante inanité sonore. Si elles forment paysage, les buissons, les mauvaises herbes, les plantes rares doivent être leurs espèces chéries.
Venons-en à la mythologie de la revue : depuis la fin du siècle dernier, notamment mais pas exclusivement, la revue a toujours joué un rôle mythique dans l’émergence de jeunes écrivains. Il n’est qu’à considérer la place que leur attribue Gide dans Les Faux-Monnayeurs dans l’histoire d’Olivier et son désir d’écrire ou des premiers textes de Proust parus en revue. Croyez-vous que les revues constituent encore de nos jours une étape nécessaire à l’émergence de jeunes écrivains ? En quoi demeurent-elles encore le vivier de futurs talents ?
Beaucoup d’éléments de réponse dans ce qui précède. Étape nécessaire peut-être est-ce trop dire mais privilégiée absolument. Je ne vais pas égrener ici tous les poètes formant la scène littéraire d’aujourd’hui dont les noms sont apparus pour la première fois au sommaire de revues mais quand même : Jean-Michel Espitallier, Charles Pennequin, Nathalie Quintane, Sophie Loizeau, Valérie Rouzeau, Emmanuel Laugier, Arno Calleja, Christophe Manon, Marie de Quatrebarbes, Maël Guesdon pour s’en tenir à quelques noms… sans même revenir au romancier Arno Bertina qui évoque cette première fois dans son article de La Revue des revues. On continue ?

Venons-en à présent à cette nouvelle édition du Salon : comment avez-vous décidé cette année de concrètement organiser les rencontres du salon ? Sur quel aspect de la production des revues avez-vous décidé d’insister ? Pouvez-vous notamment nous présenter quelques rencontres qui auront lieu le samedi 11 et le dimanche 12 novembre ?
Ah la programmation du Salon ! Un bricolage, un casse-tête ! Il faudrait repousser les murs et les limites du temps pour que toutes les revues qui le souhaitent puissent présenter leur travail. Ce serait tellement plus facile pour nous de ranger toutes les interventions sous un thème comme le font la plupart des manifestations. Plus facile certes mais fort peu fidèle à l’extrême bigarrure des exposants. Aussi le programme du Salon tente-t-il un équilibre entre revues de sciences humaines et revues de création, entre celles dont la fidélité au salon est restée silencieuse jusqu’ici et celles qui ont « l’habitude des tréteaux ».
Cette année, multiples coups de projecteurs sur des revues nouvelles : Artichaut, Toute la lire, Biens symboliques, pan…Ou encore Sensibilités, aussi exigeante que superbe revue de sciences humaine née au sein des jeunes éditions anamosa. En dehors des interventions de Jean-Christophe Bailly et Olivier Rolin qui nous font le plaisir d’être des nôtres, je citerai volontiers la présentation de la revue Tête-à-tête autour de son numéro 8 « Disparaître » car disparaître, elle-même a bien failli ; la rencontre autour de la critique que vous mènerez avec En attendant Nadeau (la critique étant ce qui le plus défaut aux revues !) ; la réflexion collective menée par L’Ours blanc articulant publication de la poésie et format de la revue (préoccupation constante du revuiste). Et j’avoue un faible pour une rencontre qui réunira 3 amis Arno Bertina, Emmanuel Laugier et Jean-Patrice Courtois autour de Pierre Parlant (il particolare).

Vous placez cette année le Salon, plus encore que les années précédentes, sous le signe des revues électroniques et des rencontres numériques : quelle place occupe-t-elle de nos jours dans le champ des revues ? Assistez-vous à une redistribution du champ entre revues papier et revues électroniques ou les revues papiers dominent-elles encore la production des revues même ? En somme : percevez-vous une mutation du champ des revues avec l’arrivée du numérique ? Ces revues électroniques menacent-elles d’une certaine manière les revues papier ou leur sont-elles complémentaires ?
Écartons très vite le cas des revues de sciences humaines qui ont connu depuis l’arrivée des portails une mutation importante : même si beaucoup continuent à publier sous forme papier et y tiennent férocement, leur diffusion passe pour l’essentiel par internet, de l’abonnement numérique, au bouquet, à la vente à l’article. Soulignons tout de même que certaines créées récemment – Mémoires en jeu, Sensibilités déjà nommée – ont des propositions éditoriales qu’on voit mal se dissoudre sur le net. Quant au domaine littéraire, beaucoup de créations numériques dont on ne sait plus parfois si elles relèvent de la revue ou du blog survitaminé. De belles choses – Secousse, Paysages écrits, Terre à ciel par exemple – assurément mais le papier s’en sort plus que vaillamment, sans doute propose-t-il, pour revenir à cette thématique, une autre manière de produire ensemble, surtout une autre manière d’agencer des voix, de combiner textes et images dont la publication sur internet malgré les infinis possibilités techniques ne paraît pas pouvoir faire sentir la sensualité, l’érotique même. Le grain de la peau, « le grain de la voix »…
S’agissant toujours des revues numériques, votre éditorial en amont du salon entend souligner peut-être un changement de paradigme avec l’arrivée de ces productions dites numériques dans le domaine des revues : s’agit-il, comme vous le dites, de mettre l’accent sur « une forme de gratuité du geste » ? L’électronique et le numérique ouvrent-ils à une nouvelle offre, à une nouvelle politique de la diffusion ? Ce nouvel outil autorise-t-il selon vous par ailleurs à une nouvelle poétique de la revue ? Quelles sont, selon vous, les différences les plus manifestes avec une revue papier ?
Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt, internet est désormais l’acteur numéro 1 pour la propulsion des revues. N’allons pas imaginer que la poignée de librairies qui aiment les revues va se multiplier demain, que les bibliothèques qui offrent un strapontin à quelques revues vont après-demain leur déplier un tapis rouge, qu’un diffuseur enamouré va les coucher en bande dans son catalogue, que des journalistes retrouvant la vue vont se désoler de les avoir ignorées jusqu’ici. Rien de tout ça n’arrivera : alors les revues sont leur propre libraire, bibliothécaire, diffuseur, publiciste. Et avec quel outil sinon internet désormais démultiplié par les réseaux sociaux ? Du coup les revues papier avec les moyens limités font preuve d’inventivité sur leur site y : chiadant le graphisme, publiant des textes inédits.
Souplesse de la revue numérique, œuvre ouverte, s’affranchissant potentiellement de toute périodicité, l’édition au bout des doigts, généralement gratuité d’accès et des coûts réduits (comme si en somme le travail et le temps passé n’étaient pas des coûts…) : est-ce que cela empoussière les formes plus classiques de faire revue ? A notre sens non, numérique et papier sont simplement deux processus différents de publication avec chacun leurs charmes, leur contraintes et parmi elles, l’interrogation sur les moyens (financiers quoi qu’on en ait) de faire aussi bien et durablement que possible son travail d’éditeur.
Plus que la menace qu’on a pu craindre, le numérique apparaît comme un plus : nouveau support pour créer et accueillir, nouvel outil pour diffuser l’imprimé, libre espace critique … Pourvu que ça dure !
Mon ultime question voudrait mettre l’accent sur les nouveautés du salon de cette année : elles sont très nombreuses, très variées et témoignent d’une belle vigueur du champ. Est-ce que ce sens toujours aigu du renouvèlement n’est-il pas ce qui, en définitive, forme la particularité du champ des revues, les autres champs paraissant toujours moins variés ? Mettez-vous ainsi un point d’orgue dans votre programmation à accentuer cette variété toujours énergique des revues ?
La programmation du Salon évoquée à l‘instant a déjà esquissé une réponse. En effet, ce qui ne laisse pas de nous étonner, la création de revues – papier ou non- est un mouvement perpétuel, profus (près d’une centaine de nouveaux titres chaque année). Et étrangement à nos yeux, des revues papier portées par de jeunes gens qui sont de la génération des écrans, de l’âge d’internet comme si l’imprimé leur était à la fois repos des images et nouveau défi.
Par la multiplicité des chemins de traverse qu’elle fraye, les chapelets de paroles « pauvres » qu’elle invente, les territoires qu’elle débusque, la vigueur du champ que vous soulignez à juste titre ne raconte-t-elle que, dans l’opulence médiatique, le sacre de l’instantanéité, la boursouflure de l’événement, l’attente et l’attention – deux précieux usages du temps – s’inscrivent comme un défaut. En ce défaut, les revues trouvent leur respiration : de l’air !
Le 27e Salon de la Revue se tiendra les 11 et 12 novembre 2017 à la Halle des Blancs-Manteaux, 48, rue Vieille-du-Temple, 75004 Paris
Nocturne vendredi 10 de 20h à 22h
Samedi 11, de 10h à 20h
Dimanche 12, de 10h à 19h30
Entrée gratuite
Plus d’informations : www.entrevues.org