Emmanuel Laugier : La ville à dire jusque dans la vue (L’ŒIL BANDE)

Emmanuel Laugier

Ayant à expliquer ce qu’était selon lui le poème, William Carlos Williams déclarait le penser sur le modèle d’« une petite (ou une grosse) machine faite de mots », étrangère à toute prétention d’ordre sentimental, et dont le « mouvement est intrinsèque, onduleux, et de caractère plus physique que littéraire ». Définition salutaire, qui nous rappelle tout à la fois l’importance de la matérialité de l’écriture poétique — le travail de la langue (double génitif) — et l’intégrité pragmatique qu’elle suppose. On se dit qu’en lisant un poème, a fortiori un livre de poésie, on serait bien inspiré, avant toute chose, de ne pas oublier de se demander à quelle sorte de « machine » on a affaire. Et puis, dans la foulée, à quel type de mouvement spécifique la « machine » obéit tandis qu’elle-même commande celui de notre propre acte de lecture.

Vingt ans après sa parution (Deyrolle, 1996), les Éditions Unes viennent de republier L’œil bande d’Emmanuel Laugier, qui fut à l’époque son premier livre. Un ouvrage âpre et tendu, annonciateur de plus d’un thème et porté par maintes obsessions présentes dans la quinzaine de titres qui ont suivi depuis. Sur la question de la réédition et d’une éventuelle réforme de l’état initial que ce type d’initiative peut supposer, l’auteur s’explique : « je l’ai repris et à sa relecture j’ai été tenté de lui ôter tout ce qui me paraissait naïf, brusque, péremptoire, convenu. » Or, comme il le précise aussitôt lui-même, « les suppressions […], ainsi que les ajouts, défigurèrent le livre, sans à aucun moment l’enrichir de quoi que ce fût, jusqu’à le rendre illisible. » Si bien qu’à part d’infimes modifications, l’ouvrage d’aujourd’hui reste quasiment identique à ce qu’il était voilà deux décennies. Revenant alors à ce qu’on évoquait en commençant, on a de bonnes raisons d’estimer que la (petite ou grosse) « machine » des poèmes de l’œil bande a non seulement su résister au passage du temps mais qu’elle a sans doute trouvé de quoi l’anticiper. Reste à connaître le mobile d’une telle « machine ».


Dans la belle postface qui accompagne cette nouvelle édition, Anne Malaprade formule on ne peut mieux, c’est-à-dire sans émousser son intention paradoxale, le mobile en question : il s’agit ici de « dire la ville dans sa vérité impraticable. » La dire en vérité, par conséquent, dans son impossibilité même. Au fil des huit séquences successives qui lui prêteront ce que William Carlos Williams nommait à l’instant son « mouvement intrinsèque », l’œil bande ne fera effectivement pas autre chose que de tenter de s’y coller. Il le fera en se soumettant à l’exigence de cette double contrainte qui consiste, d’une part, à rendre compte de l’expérience à laquelle la ville le soumet sans cesser, d’autre part, de mesurer la folie d’une tâche pareille.

Dire tout le moment clignoté des phares en travers des yeux
parce que tout vient trop fort trop dedans d’en face marquer à blanc
et lui     et elle     moi     et eux     tous aussi s’en marquent
et l’on ne peut pas sans
dire

Trouver dans la ville de quoi amorcer et soutenir le mouvement de la « machine » poétique, Baudelaire l’aura sans doute fait le premier comme personne. Le moteur poétique était alors réglé sur le pas d’un flâneur mélancolique, lequel, Walter Benjamin l’a montré, se cherchait « un asile dans la foule. » L’exploration Dada, les déambulations des surréalistes, la dérive des lettristes et des situationnistes, ont constitué elles aussi, chacune en leur temps et chacune en leur ordre, des modes d’immersion et de capture de la réalité urbaine, des façons d’éprouver les flux et leurs vitesses aussi relatives que variables. Du coup, l’enjeu lui-même ne pouvait que varier. Tantôt il s’agissait de révéler et de jouir de la puissance inaperçue de la banalité, tantôt il fallait déchiffrer les énigmes offertes par le hasard des rencontres quand ne s’imposait pas, sous un jour autrement intransigeant, de porter tout bonnement, ainsi que l’écrit Debord, de « l’huile là où était le feu ».


D’une certaine manière, l’œil bande s’inscrit dans cette lignée de poésie. Il sait en effet lui aussi que la ville est le lieu, idéal et réel, où des sujets s’affectent eux-mêmes comme jamais, portés qu’ils sont par les déterminations, violentes et stimulantes, des espaces et de la vie en commun. Reste que c’est précisément ici qu’Emmanuel Laugier se démarque. Chez lui, la ville est moins constitutive d’une expérience subjective que d’une prise de conscience de sa dispersion, voire de sa disparition possible. Si un sujet connaît bel et bien l’aventure retracée par l’œil bande, tout laisse supposer qu’il ne se rapporte à lui-même qu’au prix d’une réduction à un regard que le phénomène urbain fascine autant qu’il terrifie. Sujet il y a donc ici, mais de nature hypersensible, une figure presque solarisée, happée et traversée au point de ne parvenir à saisir du réel, comme d’elle-même, que des scintillements, des bribes, des éclats. Il faut certes continuer de « dire la ville », on ne peut pas ne pas, sauf à s’y évanouir, mais la multiplicité, l’instabilité, la dureté des perceptions menacent à chaque pas cette diction.

Au détour     traversant la rue     s’éloigne une nuque     un dos
les jambes     les tissus    dans les phares devant
se détachent et     décollé le visage —
trop blanc dans les néons / les feux / les taches serrées en pointe —
se renverse maintenant ralenti
et d’où qu’on se trouve     rien     3 jours et plus un qui
sinon à terre     la terreur de face

De bout en bout, de Strasbourg-St Denis à la fourche de Clichy, emportée par l’allure de la « machine » poétique, de vision en vision, ce qu’on nomme ici ville perd peu à peu son unité pour devenir le chaos que l’acte de percevoir, sollicité à flux tendu, s’efforce d’appréhender malgré tout, de rendre intelligible, autrement dit d’articuler.

parce que trop d’éclat dans l’éclat     mais ça se serre
rouvre en v en lame
dans le blanc de l’œil     c’est la boucle tournante     l’aiguille et la vrille
la ville qui fendre
dans le rouge     sa fente

De sorte que la formule-titre l’œil bande désigne, comme on l’aura deviné, un état permanent de tension mais tout autant le déroulé d’un enregistrement où coïncident en fulgurant souvent les trois instances du temps. Passion scopique ici d’un homme à la caméra qui avance à mains nues. Laugier façon Dziga Vertov, pour ainsi dire, l’exaltation constructiviste en moins, mais la bande-son en plus. Car il faut souligner la puissance de la continuité discrète de ce phrasé-là, l’opiniâtreté de ce verbe chahuté constamment par des rafales de prises de vue qui sont autant de déprises de soi. Ça file dans ces pages, ça surgit, apparaît — l’œil bande —, se distingue, ça crépite, disparaît.

comme dans la mémoire le tournoiement des ampoules
reste
ou comme ça clignote jusqu’à ce qu’elles claquent
dans un dernier bruit sec et blanc

Et juste avant la coupe, plus d’une fois, c’est tout un pan de souvenir qui se trouve flashé par un filament de tungstène comme le serait l’insecte par une flamme. De tout cela répondent sans complaisance nuit et neige tombée sur l’asphalte, corps et biens pressentis, désirés, misérables parfois, éclairés fugacement, la ville étant devenue le théâtre des apparitions aussi violentes, aussi traumatisantes qu’évanescentes. Ce sont là-bas des silhouettes humaines que Laugier reconnaît sans les connaître en vérité, des choses crues qu’il aperçoit, des matières déposées qu’il redoute, des fragments de corps bouleversants, des humeurs. D’où le sentiment plus d’une fois d’avoir sous les yeux un poème stroboscopique, rançon du « pèse-nerfs » qu’enveloppe la démesure urbaine.

et ne plus savoir quoi maintenant coupe et grille
ou quelle lumière se resserre en pointe au centre de l’ampoule
comme je ne sais plus où elle éclate
quand j’ai dans la tête une tache qui envahit
se répand et s’étire     se tendre vers     et s’étend trop
pour se relâcher

On se souvient de ce personnage du film de Godard, Le petit soldat (1960), énonçant la définition la plus impeccable et la moins idéaliste qu’on puisse imaginer de l’art cinématographique : « La photographie c’est la vérité. Et le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde. » On y songe en lisant l’œil bande. La phrase manifeste nous revient quand se déroulent une à une les séquences du long poème qu’est ce livre, ce bizarre et très beau travelling délinquant enchaînant les points de vue qui ne s’ensuivent pas. Un peu comme si, dans la relance même de ses coupes, par la nécessité de ses montages, de ses répétitions, le poème en question s’était promis de ne pas céder sur son désir de vérité, tout en sachant que celle-ci n’éclaire rien, si ce n’est à l’instant de sa propre extinction. On comprend mieux alors l’insistance dans ces pages du motif de l’ampoule (dont les phares, insistants eux aussi, sont les prête-noms traceurs). Plots lumineux surgis ici et là, grésillants et fuyants, qui pointent l’écriture mieux qu’elle ne le fait elle-même. Des ponctuations serrées — foyers de fixation —, des pupilles d’industrie. Petit globe de verre fragile, gardien d’un filament, l’ampoule ne peut pas ne pas être vue comme la réplique matérielle, l’analogon factice de l’organe qui voit le monde à condition d’être lui-même visible, autrement dit ouvert et vulnérable à proportion.

mais cela
n’efface pas le trop de blancheur
ramassé en boule au bord de l’œil
— cela n’enlève pas aux ampoules
qu’elles brûlent dans un bruit sec les insectes

Refus de l’illusion d’un mouvement continu (effet d’intrigue) chez Emmanuel Laugier, refus de la fluidité (effet de prose). Seuls la portance du vers, la rigueur de la coupe, l’ordre des enjambements sont mis en œuvre par cette machine-là pour dire combien est illusoire, malgré l’effort soutenu d’un souffle, la vision apaisée de la ville.

Pierre Bonnard disait de la peinture qu’elle est la restitution des « aventures du nerf optique ». N’étaient le calme et le suspens qu’il parvenait à figurer sur ses toiles, inexistants ici, on pourrait presque en dire autant de l’œil bande, dont on comprend qu’il fut et demeure un livre d’abord témoin d’une sidération qui dure.

il y a des gens qui mangent sous plein de lumière et

 Emmanuel Laugier, L’œil bande, éditions Unes, 124 p., 20 €