Petits arrangements avec les mots : le missile patriote

Mai 2017, la démocratie est malmenée par la politique politicienne. La démocratie, ce concept vieillot que l’on piétine allègrement depuis des mois et des années sans que personne ne trouve à y redire. La démocratie, ce bien commun que l’on devrait chérir et protéger plutôt que le maltraiter est aujourd’hui la première victime du débat public. Au premier rang des agresseurs : les mots. Ceux du Front National, de ses soutiens et de sa candidate présente au second tour de l’élection présidentielle.

Il suffit d’allumer la télévision, de se connecter à Internet ou de surfer sur les réseaux sociaux sur son smartphone pour s’en convaincre. Chaque phrase importe. Chaque mot compte. Nul besoin d’avoir étudié longuement pour savoir que ce que nous entendons depuis le début de la campagne présidentielle n’est rien d’autre que la manifestation sourde d’une constante guerre sémantique. Et si le vainqueur de ces batailles et de ces joutes verbales n’est pas encore connu, le perdant, lui, peut déjà être nommé : il s’agit bel et bien de la démocratie ou ce qu’il en reste.

Comment avons-nous pu laisser le Front National arriver au second tour de l’élection présidentielle ? Et c’est un «nous» rhétorique, commun, communautaire, j’aurais pu aussi bien dire « comment a-t-on ? », et comme chacun le sait, « on » est un… Comment n’a-t-on pas vu que le pire n’est pas encore arrivé ? Comment a-t-on pu se satisfaire de cette banalisation du discours raciste, xénophobe, antisémite, antimusulman, intolérant, stigmatisant ? Comment ?…

C’est très simple en fait : en laissant le parti nationaliste parler de dédiabolisation. En permettant aux médias, éditorialistes, journaux de laisser croire qu’il avait été « diabolisé » alors qu’il était simplement montré tel qu’en lui-même : un parti créé par Ordre Nouveau (mouvement politique français, nationaliste et d’extrême droite, actif entre 1969 et 1973 ; habituellement classé dans le courant néofasciste, utilisant la croix celtique comme emblème et dont le Front national devait à l’origine constituer la vitrine électorale) ; un parti qui possède un ancêtre éponyme fondé dans les années 30, issu du rapprochement des ligues nationalistes françaises dont l’Ordre Français, l’Action Française, les Jeunesses patriotes et Solidarité française ; un parti créé en 1972, inspiré du MSI, parti néo-fasciste italien fondé en 1946 par des proches de Mussolini (cf. le premier logo du FN et non sa version 2.0) ; un parti dont Jean-Marie Le Pen alors en retrait de la vie politique après sa participation à la campagne de Jean-Louis Tixier-Vignancour (ex-camelot du roi, ex-membre des Volontaires nationaux liés aux Croix-de-feu puis du Parti populaire français, principal parti politique d’inspiration fasciste français fondé par Jacques Doriot) devient le premier président jusqu’en 2011 (39 ans de règne) avant d’être remplacé par sa fille, désormais présente au second tour de l’élection présidentielle 2017.

Que de chemin parcouru pour un parti qui puise ses racines dans le nationalisme, dans l’extrémisme-droitier, dans le fascisme à des degrés divers (par alliance, par filiation directe, par inspiration indirecte, par l’historique de ses membres fondateurs)… tout en maîtrisant comme peu d’autres formations la communication politique jusqu’à la propagande. Au point que l’héritière du parti a tout fait pour gommer son patronyme, réduit le nom de son parti à son prénom et une couleur, substitué au logotype historique une rose bleue plus innocente. Jusqu’à se dire « au dessus des partis », se prétendre « insoumise » pour récupérer les électeurs de Jean-Luc Mélenchon tout en continuant de dérouler les mêmes thématiques anti-européennes, souverainistes (le retour au Franc, la fermeture des frontières, le repli identitaire), la stigmatisation des étrangers, le spectre de l’immigration…

Difficile de ne pas penser à la citation de Roland Barthes qui disait dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le 7 janvier 1977 : « le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». Que fait donc le Front National quand il oblige à dire que le parti n’est pas d’extrême-droite, déplorant de ne pas être traité «comme un parti comme les autres», menaçant de contester, y compris en justice, l’étiquette d’extrême droite apposée au Front National, condamnant par avance une formulation «péjorative» ? Il ne fait qu’exprimer sa volonté fascisante d’obliger à parler autrement de lui en gommant les étiquettes, en dictant sa loi rhétorique, en forçant les médias et ses adversaires politiques à tout simplement cesser de le critiquer : on ne le répétera jamais assez, la dédiabolisation est une invention du FN rimant avec «ripolinisation» (autre néologisme) de son image et de son essence.

Car le Front National n’est que façade, nul besoin de remonter très loin dans le temps pour trouver des exemples de cette réalité que le FN cherche à cacher : agressions et menaces physiques et verbales, sympathisants et affidés notoirement négationnistes, racistes et xénophobes, slogans excluants largement tolérés, jusqu’aux 144 propositions qui constituent l’ossature de son programme qui ne sont que l’expression d’un héritage extrémiste et d’une volonté de diviser la société pour mieux régner. La journaliste de Mediapart Marine Turchi le soulignait en septembre 2015 dans son article « La “GUD connection” parade à l’université d’été du FN », le FN n’est pas (et ne sera jamais) un parti comme les autres : remémorez-vous les harangues des 1er mai passés… Rappelez-vous les interdictions faites à certains journalistes de couvrir les meetings, souvenez-vous des mensonges et des sophismes répétés à l’envi, du refus de la contradiction, de l’unilatéralité du message asséné, des appels à la peur répétés. Relisez les « propositions » qui dénient des droits à certains au nom d’une préférence nationale de sinistre mémoire.

Écoutez les mots utilisés, tendez l’oreille pour mieux percevoir la réelle confiscation sémantique que nous avons laissé s’installer. « Patriote », « roman national » (le mythe d’une France fondée sur une défaite : Alésia…), « identité nationale », « souverainistes» contre «mondialistes» et «européistes»… Appréciez au passage comment le FN sort l’artillerie lourde et le missile patriote quand il s’agit de qualifier ses adversaires au moyen de termes acrimonieux et connotés négativement tout en demandant à ses détracteurs d’être bienveillants à son endroit. Le champ lexical du FN (que la droite buissonienne a tenté de confisquer à son tour, avec le succès que l’on sait) ne procède que d’une volonté de capturer les mots pour mieux les pervertir.

En parlant de « patriotes sincères », Marine Le Pen induit qu’il existerait deux types de patriotes : ceux qui sont sincères et ceux qui ne le sont pas (traduisez : elle fait partie des premiers, les autres, non). Le FN n’est jamais à une contradiction près, de toute manière, plus c’est gros, mieux ça passe : le parti n’hésite pas à convoquer Jaurès (qui « aurait voté Front National » alors même qu’il a été assassiné par un nationaliste), ses représentants les plus médiatiques vont régulièrement fleurir la tombe du général de Gaulle mais font preuve d’un gaullisme à géométrie variable : en décembre dernier, lors d’un débat au Conseil régional portant sur la question d’une meilleure intégration des harkis, anciens supplétifs de l’armée française lors de la guerre d’Algérie, Thibaut de La Tocnaye, élu du Front National au conseil régional de Paca et fils d’Alain de La Tocnaye (membre de l’OAS et deuxième organisateur de l’attentat du Petit-Clamart contre… le général…) a qualifié Christian Estrosi, président de Région, d’« Enfoiré de gaulliste ». Rappelons que le général de Gaulle s’est justement battu contre certains fondateurs du parti nationaliste, comme François Brigneau, collaborationniste, ex-milicien, condamné pour diffamation envers Pierre Lazareff qu’il avait accusé de manquer de patriotisme et d’être un « pourrisseur » « aux ordres du pouvoir gaulliste » (sic).

Ce ne sont là que des faits, historiques ou médiatiques, avérés ou rapportés dans des journaux que le FN aimerait voir muselés. Parce qu’après avoir régulièrement jeté le discrédit sur les médias (qui sont, honte à eux, «militants») il n’y a pas d’autre solution que de les mettre au pas. Une info circule depuis deux jours : sur LCI, Aymeric Merlaud, conseiller régional des Pays-de-la-Loire, avance qu’au FN « on souhaite créer un ordre des journalistes (…) qui pourra sanctionner les pratiques mauvaises ». Une mesure qui ne figurerait pas dans le programme de Marine Le Pen et qu’a d’ailleurs rapidement récusée Florian Philippot, est-il précisé dans l’article du Huffington Post et la vidéo de LCI.

Réagissant aux propos d’un journaliste de France Info qualifiant le Front national de «parti d’extrême-droite» (25 avril 2017), Florian Philippot, vice-président du FN, a dénoncé une « insulte » d’un « chroniqueur, présentateur » envers les électeurs frontistes : « votre chroniqueur se permet d’utiliser le terme d’extrême-droite, on n’insulte pas 7,7 millions de Français ainsi, y compris sur le service public » (à 18’30 de la vidéo sur le site de France Info). Florian Philippot a recours à une vieille ficelle politicienne, accusant le journaliste d’« insulter » les électeurs alors qu’ils qualifient simplement le parti qu’il copréside, tout en se victimisant via un raisonnement fallacieux et en dépréciant la profession de son interlocuteur. Réponse de Jean-Michel Aphatie : « c’est un choix éditorial de France Info de qualifier le courant de pensée auquel vous appartenez en fonction de son histoire ». Florian Philippot aura au moins échoué à obliger les journalistes à ne pas dire ce qu’ils veulent. En revanche, trop peu de questions sur les affaires visant le parti et son financement, sur les mises en examen, sur les emplois fictifs, sur les accointances douteuses avec les nationalistes européens, sur sa curieuse conception de la liberté de la presse…

Arrêtons donc de nous embarrasser de mots polis, de phrases humanistes, tandis qu’en face ils ne se gênent plus pour dérouler leur totalitarisme sémantique. Dans le contexte du second tour de l’élection présidentielle, cessons de ne penser qu’à aujourd’hui ou à hier, pensons aussi aux générations qui nous suivent. Cela fait des années que l’on ne sait plus comment contredire le Front National parce qu’il semble avoir gagné la bataille du langage face à des politiques (droite et gauche confondues, à de très rares exceptions près) qui n’ont fait que se positionner contre, en réaction, en référence aux mots du FN au lieu de proposer, d’inventer, de regarder devant eux. Et aujourd’hui, dans le trouble entre-deux tours, les adeptes du ni-ni et ceux qui n’appellent pas à voter contre le FN contribuent enfin à sa banalisation. Pire : à sa normalisation.

Il n’est plus temps de chercher les responsables de ce que nous vivons aujourd’hui. Il est trop tard pour renoncer à subir les interventions récurrentes des cadres des partis ou des chroniqueurs néo-conservateurs qui viennent se plaindre chaque jour, dans les matinales des radios et les émissions politiques des chaînes d’infos, que l’on ne leur accorde pas assez de temps de parole. Il n’est en revanche pas trop tard pour s’attacher à prendre de la distance avec ces professionnels du discours, ces artisans de l’élément de langage qui cisèlent chacune de leurs sorties en débitant par cœur leur kit de communication, sûrs de ne pas être contredits par des journalistes démunis devant tant de morgue et d’assurance. Enfin, il n’est jamais trop tard pour endiguer la diffusion galopante des idées rances. Les livres d’histoire, les essais, la littérature nous permettent de saisir combien l’extrême-droite est un courant de pensée mortifère et liberticide qui serait, une fois au pouvoir, un danger bien réel pour la démocratie.

A (re)lire :

  • Cécile Alduy & Stéphane Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste, Seuil, 2015
  • Raphaël Glucksmann, Génération gueule de bois, Manuel de lutte contre les réacs, Allary Éditions, 2015
  • Histoire mondiale de la France, collectif, sous la direction de Patrick Boucheron, Seuil, 2017
  • Mathias Destal & Marine Turchi, « Marine est au courant de tout… » : Argent secret, financements et hommes de l’ombre, une enquête sur Marine Le Pen, Flammarion, 2017
  • Renaud Dély, La vraie Marine Le Pen – Une bobo chez les fachos, Plon, 2017

 

Rappelons l’appel des Sociétés de journalistes dénonçant l’entrave à la liberté d’informer du FN :

« A l’occasion de la campagne pour le second tour de l’élection présidentielle, le Front national a décidé de choisir les médias qui sont autorisés à suivre Marine Le Pen. Plusieurs titres de presse ont ainsi vu leur représentant tenu à l’écart de toute information et de toute possibilité de suivi sur le terrain de la candidate du Front national. Ainsi, après Mediapart et Quotidien (et avant lui Le Petit Journal), l’AFP, Radio France, RFI, France 24, Le Monde, Libération et Marianne, notamment ont été à un moment ou à un autre victimes de ces exclusives. Il ne s’agit donc en rien d’un recours à la pratique du “pool” de journalistes où les informations et images sont partagées.

Nous protestons de la manière la plus ferme qui soit contre cette entrave à la liberté de faire notre métier et de remplir notre devoir d’informer.

Il n’appartient pas à une formation politique, quelle qu’elle soit, de décider des médias habilités à exercer leur rôle démocratique dans notre société. »