I pay for your story : les « guerriers » d’Utica par Lech Kowalski (documentaire, Arte)

I pay for your story © Arte

C’est encore une fois un sublime documentaire que diffuse Arte cette nuit, à minuit 15, I pay for your story de Lech Kowalski, recueil de témoignages et histoires vraies sur la vie en marge de la société, à Utica, à 4 h 30 de New York en voiture. Le réalisateur, qui a lui-même passé une partie de sa vie dans la ville, a rémunéré des habitants pour raconter, face caméra, leurs galères, leurs espoirs, leurs désillusions. Son film, pudique et fort, nous confronte à des condensés d’existences engluées dans un présent sans perspectives.

Natasha et sa famille, I pay for your story

Utica fut une ville prospère de la Rust Belt (ceinture de rouille), elle a, comme tant d’autres, incarné l’American Dream, elle était attractive, bassin d’emplois, quand General Electrics y fabriquait des radios, que des industries textiles y étaient encore implantées : si l’on associe Detroit aux voitures et Rochester aux appareils photos, Utica, c’était le textile. Depuis, la crise a frappé la ville de plein fouet, il n’y a plus de travail et il faut bien, pour survivre, se débrouiller dans la rue. C’est à ces hommes et femmes dont la voix ne porte pas, et si peu entendues, que le réalisateur, fils d’immigrés polonais, élevé dans le quartier ouvrier d’Utica, donne la parole. Ils se succèdent, racontent leur histoire en quelques mots, disent comment ils vivent, ou d’ailleurs survivent.

Natasha, I pay for your story

Sur une véranda ou dans un ancien club désaffecté, ils se succèdent et leurs histoires se ressemblent trop, tristement banales et terribles, engrenage d’enfances solitaires — parents en prison ou drogués —, de responsabilités à prendre trop tôt, frères et sœurs à nourrir et, malgré les diplômes que beaucoup ont, c’est la rue, les deals de drogue, la violence, parfois la prostitution. Natasha, t-shirt à l’effigie d’une Marilyn armée, raconte sa vie complexe, ses choix impossibles, la nécessité de survivre, l’existence d’une fille pauvre, avec des valeurs, insiste-t-elle. Elle voudrait aujourd’hui « être plus qu’une statistique, qu’une personne noire« , elle dont la lignée compte des Indiens, des Africains de l’Ouest, des Chinois. Si elle se revendique noire, c’est quand même un tout petit peu moins simple… Elle a eu six enfants, a tout fait pour que ses gamins aient l’illusion d’appartenir à la classe moyenne, ce Graal du « avoir un peu plus que ce qui serait nécessaire à la seule survie ».

Kevin, I pay for your story

L’histoire de Natasha est celle de tant d’autres qui ont connu la prison, la drogue, l’alcool ou la violence, parfois tout à la fois mais témoignent pour dire leur volonté radicale d’offrir autre chose à leurs enfants, se disent « fighters and survivors« , guerriers et survivants. Malik, quinze ans, sort tout juste de prison, il veut se relever, prendre a vie en main, garder la tête haute. Kevin, 60 ans, a connu la prison — un simple « entrepôt », dit-il, on ne te prépare pas à en sortir, à t’en sortir — et son dernier mot résume tout : « bilk« , blousé, floué dans un environnement glauque… Tous racontent avoir dû grandir trop vite, ne savoir comment s’en sortir dans une ville qui refuse toute perspective, tout travail. Beaucoup utilisent les mêmes termes pour définir la place que la société leur laisse : stigmatisés, ils ne sont plus des êtres humains mais des numéros, des statistiques. Tous espèrent, pourtant, envers et contre tout, à rebours de leur propre histoire, donner un avenir à leurs enfants, qu’ils aient ce droit de grandir comme des enfants et de faire quelque chose de leurs vies.

I pay for your story

Les témoignages se succèdent — le réalisateur est le dernier à parler, faisant de l’ensemble du film un hommage à sa mère, à l’avenir qu’elle lui a construit —, entrecoupés d’images des rues d’Utica, du mouvement de la ville, de ses lieux. Le documentaire montre le réel sans fard et sans pathos, le quotidien de ceux que le rêve américain a oubliés. Il en est d’autant plus percutant, invitant à réfléchir à la possibilité même de se voir offrir ou de se construite une seconde chance.

Lech Kowalski, I pay for your story, 2016 (Revolt Cinema, Arte France et La Lucarne). Arte, 0 h 15 dans la nuit du 1er au 2 mai.
Rappelons que les documentaires peuvent ensuite être vus pendant une semaine sur Arte+7.