Ce week-end, les sites d’infos qui commentent plus la télé qu’ils ne cherchent l’info n’en finissaient pas de titrer : « Clémentine Célarié refuse de serrer la main de Florian Philippot dans On n’est pas couché de Laurent Ruquier. » De quelle époque parlons-nous et de quels actes sommes-nous les hommes pour que ce geste soit promu à la Une ? Quelle est notre intime détresse pour qu’un geste seul, qui devrait être la norme, devienne l’exception sinon l’exceptionnel dans l’abandon quotidien qu’on nous somme incessamment de vivre ?
De fait, ce que révèle hier soir, furtif mais lumineux, le refus de Clémentine Célarié de serrer la main de Florian Philippot, c’est combien désormais ce refus d’être de connivence d’image, d’être dans la même image que le FN, constitue désormais par sa rareté un acte qui en lui-même surgi comme un héroïsme nu – celui d’une nouvelle Antigone devant l’enterrement impossible du monde. Héroïsme lui-même triste, héroïsme lui-même solitaire, héroïsme lui-même esseulé tant sont devenues rares les figures qui admettent non pas uniquement accepter le FN mais bien plutôt œuvrer à ne pas le poser comme interlocuteur, le redonner à son intime place qui est celle d’un hors scène permanent, celle d’une disruption politique, qui ne se donne pas dans la mésentente mais la sécession la plus vive, la rage la plus intempérante. Clémentine Célarié refuse et le refus devient en soi plus qu’un spectacle – l’action devenue idée : un symbole mais un symbole bien dérisoire tant seule l’actrice a compris qu’il s’agit de ne pas jouer.
Ici tout le monde joue, personne n’est Antigone sauf Clémentine Célarié. Sur le plateau, quoique l’on dise, quoique l’on s’indigne (l’indignation est la tristesse muette de toute action, la grande détresse des discours sans dehors – le degré mort de toute politique), tout le monde donne la réplique et veut trouver la petite phrase, celle qui viendra déjouer le FN, le mettre hors jeu – démasquer la haine qui avance à visage couvert et masqué. Trouver la phrase qui viendra rétorquer le FN, le retoquer comme si le débat pouvait être une forme capable d’accueillir en son sein ce qui refuse de manière inhérente le débat, qui se paie de mots là où leurs actes refusent de venir naître à la parole, où, dans la grande sauvagerie, les actes ne connaissent pas l’ivresse du discours, courent à la lisière inavouée de ce qui ne se dit pas. Le FN ne se dit pas – le FN ne parle pas, le FN ne discute pas et donc voudrait ne pas se discuter.
Le FN produit un idiolecte, une langue dans la langue qui ne s’articule pas, a compris combien toute parole pouvait être incantatoire et violemment performative. Barthes clamait ainsi que la langue était fasciste, qu’elle était toujours au service d’un pouvoir, qu’elle était dans la violence assertive, dans l’autorité de l’affirmation et la grégarité de la répétition. Mais ce que Barthes oublie de dire, c’est qu’inversement dans le fascisme il n’y a en revanche pas de langue. Le fascisme n’est pas une langue – c’est une fiction de langue, une physique du geste dans la violence sans pareille d’une disruption entre dire et faire, entre la parole et l’action comme si parler consistait, en dépit de leur art rutilant et sophiste de la formule, à entretenir une parodie de discours démocratique, une parodie de langue, un fantasme de la langue.
Clémentine Célarié ne salue pas Philippot, ne le reconnaît pas comme interlocuteur, le délocute en quelque sorte car il y a dans ce non-geste, c’est-à-dire dans ce refus véhément, dans l’antigonisme qu’elle déploie, la dénonciation silencieuse de ce que sur les plateaux les autres n’ont pas compris : au fantasme, au discours du fantasme, à l’obscénité des fantasmes rendus publics, Célarié refuse le dialogue à ceux qui refusent le dialogue ou bien plutôt celui qui ici refuse le dialogue ou en maintient la comédie la plus active. L’actrice a refusé la comédie mais les journaliste ici réunis entendaient en découdre, démasquer Philippot mais on ne peut jamais opposer des arguments, des idées, des chiffres à un fantasme – les Lumières pouvaient avoir pensé à l’Utopie, le FN lui opposera toujours le fantasme. On ne fait ainsi pas tomber le décor en plein film porno.
De la même manière, mais là où le porno est incompréhensiblement devenu boucherie, le FN est devenu le refuge ultime d’une fantasmatique par où l’héroïsme politique en viendrait à son dernier avatar dégénératif, comme une déchetterie qui vocifère et vitupère dans un néant sans borne où aucun journaliste ne triomphera (s’ils travaillaient plus leurs dossiers, ce serait déjà mieux plutôt que d’opposer un harassant jugement moral toujours infondé – pétition de principe annulant tout effort) de ce qui ne raisonne jamais, de ce qui, comme dans tout fantasme, essentialise tout comme des mots-doudous : les Arabes, les Migrants (ah oui ils sont nombreux), les Mondialistes (ils sont plus nombreux que le monde lui-même) ou encore les Bobos (les artistes-donneurs-de-leçon), tous toujours plus pluriels mais moins essentiel que LE Peuple (toujours singulier, toujours plus abstrait, donc toujours plus fort et malléable). Mais il ne faut pas uniquement refuser de jouer – de répondre aux fantasmes (aucun fantasme n’est symétrique). Florian Philippot est une nouvelle cantatrice chauve qui s’ignore, si disant ceci on n’insultait pas Ionesco et sa mémoire. – Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce que l’on a pu appeler « Théâtre de l’absurde » a pu surgir après les fascismes historiques tant le langage était devenu par eux une langue morte. Il faut donc refuser : ne pas parler, ne pas faire un geste, clamer Antigone comme sainte patronne.
Car Clémentine Célarié n’a pas uniquement refusé de jouer le jeu en n’étant pas actrice du débat mais en refusant également d’être spectatrice des échanges, spectatrice de cette comédie sans fin. Barthes (plus que jamais lui) indiquait combien les paroles de Poujade et de Le Pen père répondaient non pas d’un sens de la répartie mais d’une rhétorique du talion où les réparties se rendent œil pour œil, dent pour dent. Célarié a compris que le spectacle s’arrête quand les spectateurs s’en vont – car il ne s’agit ici non plus uniquement d’une comédie mais d’une politique retournée en spectacle, mais d’une politique retournée en permanent spectaculaire, où, nouvelle perturbation du Dire et du Voir, toute parole a pour but d’être dans la violence d’une image et l’image dans la violence la plus nue de ce qu’elle montre.
Il n’y a alors jamais aucun argument dans la bouche du FN à l’image de la polémique impossible à résoudre de Marine Le Pen appelant à respecter la police (Ô Papa comme je t’aime !) et ne se rendant pas à la convocation des juges (Ô Papa comme je te hais !). Car, hors rhétorique et hors langage, la parodie de langage du FN (parodie de chiffres, parodie de réponse comme autant de talismans psychologiques réconfortants pour son électorat), la parodie de langage du FN (on remarquera qu’il y a peu de blagues, de plaisanteries, de parodies sur Marine Le Pen par peur (si) mais aussi parce qu’on ne parodie pas la parodie), la parodie de langage du FN donc repose sur ce qu’en rhétorique on nomme l’autophagie et l’éristique. Le FN est autophagique : il dévore ce qu’il dit, il mange ce qu’il dit, il digère toutes ses contradictions. Il faut crier. Le FN est éristique : il provoque la polémique, faisant croire que la polémique est l’essence de la politique quand c’en est juste la fin et le désert intellectuel et collectif – le point de reconnaissance où la politique se dépolitise, où elle parle depuis un déclassement.
Clémentine Célarié refuse d’être spectatrice des échanges lamentables entre des journalistes qui affirment et un Philippot plus que jamais monologuant, personne n’échangeant mais chacun, dans une non-communication, monologuant, n’arrêtant jamais de discours seul. Le visage de l’actrice qui s’est mise hors du jeu est impavide. Elle ne réagit pas. À peine glisse-t-elle que l’enfant d’Isabelle Mergault est noir. Mais l’ironie panique tout le monde : elle décolle le langage de la parodie de langage lui-même. Car sans doute, dans la solitude de son geste à refuser de serrer la main comme le jeune Chinois en 1989 devant un char (nous en sommes là), Clémentine Célarié a-t-elle compris que la politique en France en 2017, dans cette tempête plus que campagne des présidentielles se donne comme la lutte intime et presque fratricide entre l’État et le Non-État comme le pressentait déjà Agamben dans La Communauté qui vient, un Non-État esseulé qui, au lieu de se reconnaître dans l’État, cherche Rome ailleurs que dans Rome. Mais les loups sont déjà dans la ville.
Clémentine Célarié ne dira donc rien de l’échange. Elle se sera même tenue comme non-spectatrice de ce désastre. Clémentine Célarié est sans doute ici aussi bien que comme Antigone une héroïne de Mauvignier : elle est peut-être Sibylle dans Continuer, à savoir cette femme qui, dans les années 1980 puis 1990, considérait à juste titre que le combat anti-FN était la condition première, le postulat inaliénable de toute politique, de tout exercice démocratique, qu’il s’agissait de poser tout acte comme une lutte contre les idées racistes, xénophobes, libérales et –phobes du FN lui-même. Mais, en voyant hier soir ce geste de Clémentine Célarié, nous avons tous vus combien nous avions vieilli dans le monde. Combien le temps des Béruriers Noirs qui clamaient de juste guerre que la jeunesse emmerde (toujours au présent gnomique) le Front National. Nous avons compris peut-être samedi soir que le geste de Clémentine Célarié venait d’un militantisme qui a trop tôt disparu du champ médiatique, qu’à la vérité, le FN offre l’expression la plus nue de la barbarie fasciste de nos sociétés, que son visage est neuf, qu’il est la parodie du management qui a tant vidé nos langages et nos gestes.

On l’oublie trop souvent mais chaque année, le management fait nombre de morts en France – on n’ose à peine le dire mais il se tient, terrible, comme une cause majeure de mortalité dans notre pays. Clémentine Célarié le voit sans doute comme nous mais le FN est un fascisme à l’heure du management dont Philippot est l’un des cadres les plus dynamiques, le coach du désastre, qui veut remanager une France désindustrialisée. Clémentine Célarié a rendu samedi soir nos corps historiques comme Barthes le voyait à la fin de sa Leçon en relisant Thomas Mann. Et elle nous a fait comprendre par son geste intrépide combien nous étions en danger, combien nous devions nous lancer dans une Vita Nova de la politique, combien, depuis nos corps historiques qui, comme la Sibylle de Mauvignier, refuse épidermiquement le FN comme peau, nous étions désormais toujours plus jeunes que le FN et que nos corps et nos esprits refusent la mort qu’ils veulent nous donner. Qu’il s’agit toujours de continuer à refuser : être Antigone jusqu’au bout.