Ben Evans : So Foucault (Foucault aujourd’hui)

Foucault © DK

« Anthropos apteros for days
walked and walked around the maze 
»

(W.H. Auden)

À l’automne 2010, Ben Evans est en résidence au Pieter Performance Space de Los Angeles. Il travaille sur Glorious Hole, sa nouvelle performance. Son travail patine un peu et il fait un pas de côté, comme un aparté au public d’un spectacle encore absent, pour « donner un peu de contexte ». Comme un acteur qui a un trou, il occupe le silence. Le geste propitiatoire de tourner une vidéo répète par anticipation le principe de Glorious Hole : comment, en tournant autour, sauter par-dessus un trou ?

Quel est le problème de Ben ? et pourquoi, à la marque 10:25, alors qu’on le voit plongé dans un silence désemparé où fait retour, à l’image, l’embarras à l’origine de l’idée de la vidéo, Le Corps utopique de Foucault fait irruption comme recours et relance le monologue ?

Ben revient d’un mois d’août à Vienne où il a participé au festival ImPulsTanz. De cette belle expérience, il revient désorienté, ressentant plus que jamais le schisme qui clive la scène européenne de la performance : d’un côté, la « tendance théâtrale » d’une danse narrative avec personnages et effets de fictions ; de l’autre, la « tendance conceptuelle » d’une danse formalisée substituant à l’illusion du produit la réflexion sur les principes et le processus de la production. De ce pénible état de schize, Ben trouve la formule exacte dans le questionnement central du Corps utopique de Foucault : où est mon corps, physiquement ? — et dans la conséquence de ce questionnement : l’impossible possibilité de coïncider avec son corps propre et de se trouver dans l’espace exactement où il se trouve. Du coup, toutes nos questions, toute notre vie consciente tournent autour d’un corps qui fait trou, un peu comme une périphrase tourne autour d’un mot propre dont elle mime l’absence. Comme on tourne autour du pot, on pense autour de son corps. On vit à sa place ou au lieu de lui — dans l’utopie de son manque.

Pour le Ben de Glorious Hole, la formule exacte du clivage est une sensation de trou. Ce trou installe la vie du moi entre l’utopie du corps propre et l’abstraction de la conscience. Ce sont les deux pôles du schisme : la « tendance théâtrale » fait l’erreur de faire croire à la possibilité de s’incarner dans un corps : c’est la vieille illusion scénique qu’on appelle le personnage (l’acteur entré dans sa peau) où l’on croit voir un moi instancié dans un corps ; la « tendance conceptuelle » fait l’erreur inverse de trop d’abstraction et oublie que la pensée n’a de sens qu’à partir du corps — deuil et absence du corps — dont elle se tient à distance. Le concept est une pensée qui a oublié de se vivre comme périphrase du corps.

Le « glorious hole » dont parle Ben, c’est le vide et l’absence d’œuvres que la génération d’artistes interrompus par le SIDA dans les années 90 a laissé comme héritage à la génération suivante. À cette jeune génération, il incombe d’occuper ce trou où, dans le cours normal des choses, créeraient encore tous les artistes disparus prématurément. Mais au fait, qu’est-ce qu’un glory hole ? Qu’est-ce que ce trou grignoté à la main ou au canif dans la cloison entre deux chiottes, non pas pour voir son voisin, mais pour y boire au goulot ? C’est l’ustensile rituel d’une tétée fantasmatique à la source d’un anonyme que son invisibilité réduit au statut de « bon sein », intarissable et nourrissant. Le glorious hole de Ben Evans est le contraire du glory hole, autrement dit la même chose éprouvée dans la distance et dans la séparation : c’est le sevrage interrompant la tétée des influences ; c’est la sensation que ces pères dont la mort a tari le cours ne peuvent plus le nourrir que du fantasme de leur absence. On se souvient de Rauschenberg dont le premier geste d’artiste fut d’effacer à la gomme un dessin de De Kooning dont l’influence lui pesait trop. Le Glorious Hole de Ben Evans est l’épreuve négative de ce Erased De Kooning : la mort s’est chargée pour lui d’effacer l’œuvre de ses mentors — ces œuvres qu’ils auraient produites et produiraient depuis vingt ans. Le drame qui est le sien ou le drame auquel il joue n’est pas celui des influences et du fils tuant son père pour affirmer son existence. « — Who’s there ? — The king that’s dead… » Plus hamlétien qu’œdipien, son drame est le drame du fantasme même, l’appel de pères fantômatiques dont, en usurpant la place, il doit pallier l’œuvre absente. Le Ben de la vidéo se jette aux mêmes solutions qui ont fait la renommée du prince fou d’Elsinor : pitrerie et métadiscours. Pour survivre, il fait l’idiot, il truque sa voix, il déconne. Fantoche de trop de fantômes, pitre du trou de pères absents, c’est le corpus utopique des œuvres qu’ils n’ont pas produites que sa pantomime évoque.

«  Enter Ghost… ». À la marque 21:27, pour occuper le silence, Ben improvise le playback d’un tube de Boys II Men (feat. Mariah Carey) qui faisait fureur dans l’hiver où Felix Gonzalez-Torres est mort. Le nom du groupe est un clin d’œil (comment on devient un homme) et le playback un symptôme : ventriloque de voix éteintes, mime d’objets qui n’existent qu’à l’irréel du passé, le travail de Ben Evans est un playback d’œuvres fantômes.

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Ben Evans, né en 1982 (USA), a étudié le théâtre et le mouvement à l’Université de Yale, à l’École Jacques Lecoq et à Paris VIII.
Il a travaillé comme performeur en Europe (Kampnagel, Hamburg ; Centre Pompidou, Paris ; Documenta XIII, Kassel ; Serralves, Porto ; Tate Modern, London ; Biennale, Venise) et aux États-Unis (MoMa PSI, NYC ; Pieter, LA), où il a fondé le collectif « madhause » en 2006.
Il a écrit dans The Brooklyn Rail, dans The Swedish Dance History et dans le catalogue de l’exposition Rétrospective de Xavier Leroy.