« Révélation », « phénomène » : les termes les plus élogieux ont accompagné dans la presse la publication du premier roman d’Aura Xilonen, El Universal saluant par exemple sa « langue originale et éblouissante ». Ces soudains emballements médiatiques peuvent souvent sembler excessifs, ils disent parfois une réelle découverte, une stupeur quand une voix se fait jour : c’est le cas avec Gabacho, qui vient tout juste de paraître chez Liana Levi dans une traduction stupéfiante de Julia Chardavoine.
Rencontre.
« Après tout, je suis né-mort et je n’ai peur de rien »
Liborio est un jeune Mexicain qui a traversé le Rio Bravo comme tant d’autres, wetback se rêvant gabacho : « j’ai plongé dans le Rio Bravo » et « j’en suis ressorti à la force de mes bras des heures plus tard, la peau sur les os et à moitié mort, respirant comme si c’était la première fois ». Désormais, Liborio tente de se faire une place dans une ville américaine. Il travaille clandestinement dans une librairie, après avoir ramassé du coton dans les champs, mais toujours il lui faut fuir, se déplacer, encaisser les coups.
Picaro contemporain, Liborio est de ces personnages qui peuvent tout parce que tout leur a été refusé, qui n’ont rien à perdre parce qu’ils n’ont jamais rien eu. Il est une sorte de page blanche, ignorant jusqu’à sa date de naissance et son âge (19 ans ?), il est un spectateur du monde d’autant plus aigu qu’il ne peut le voir que depuis ses marges (soit le vrai centre). Liborio ne doit sa survie qu’à une volonté farouche et à ses poings.
« Faut pas grand chose pour survivre.
Pour vivre, par contre, je sais pas »
La première scène du roman est justement un coup de poing, doublement : c’est une claque pour le lecteur d’abord, qui prend de plein fouet une prose sidérante, à la fois poétique et crue, tissée de néologismes, de spanglish, d’inventivité verbale, d’images et métaphores comme autant de déflagrations ; c’est aussi, plus concrètement, une scène de baston.
Liborio prend la défense d’une jeune femme dont il est secrètement amoureux, sa « gisquette », un « fils de pute lui a palpé le cul avec ses doigts mycosiques », il sort de la librairie et la défend, tous poings dehors, au mépris des risques que cela représente, évidemment, pour un clandestin, sans cesse traqué. Un groupe se forme, commente, la bagarre est filmée, elle sera bientôt sur tous les réseaux sociaux. Et le lecteur comprendra, au fil des pages, que cette scène est bien la matrice de tout le roman, qu’il croise, déjà, tous les personnages du récit, certains qui vont aider Liborio et accompagner sa route, d’autres qui feront tout pour le faire tomber.
« Je ne sais pas de quoi sera fait demain.
Je ne sais rien »
Le corps de Liborio est un palimpseste, marqué de cicatrices et stigmates, sa peau est comme le texte de sa vie. Mais jamais le picaro ne se laisse abattre, il se relève toujours : quand la librairie flambe et qu’il doit de nouveau fuir, quand Aireen se détourne de lui, quand il trouve finalement dans la boxe sa seconde chance ; rien n’arrête le personnage dans sa quête d’un espace qui serait enfin le sien. Le récit suit son apprentissage d’un monde qui se refuse à lui, sa découverte des livres depuis la mezzanine de la librairie, ses réflexions désabusées et souvent hilarantes quand il raconte à Aireen sa vie d’avant, dans des lettres qui trouent le récit au présent.
Liborio voudrait juste vivre et aimer l’une de ses gisquettes qui « roulent du postérieur comme des bribes d’ondes expansives, minijupesques » et surtout la plus belle d’entre elles, Aireen, « une belle fleur accrochée aux boucles de l’air, plantée au centre de l’univers ». Celle qui « sourit avec la transparence indomptable d’un autre cosmos ». Mais quelle place peut-on trouver quand on est « gris », ni Noir ni Blanc, invisible et dans « les limbes » ? « De nos jours, on doit tous travailler comme des Noirs pour essayer de survivre comme des Blancs ».
Aura Xilonen donne une voix au clandestin, elle le place au centre de tout récit, figurant tous ses possibles, dans un roman tout autant poétique que politique, comme deux faces indissociables d’un même discours sur le réel. Liborio a beaucoup lu depuis la mezzanine de sa librairie, et il sait ce que la littérature ne doit pas être, de « belles paroles (…) édulcorées, pleines de chichis, de rhétorique archaïque, désuète, vieillotte, snob ». Lui aime les phrases « qui veulent tout dire et ne vous lâchent pas le sens du bout des dents », des « pétasses un peu plus culottées », en somme ; il aime les romans qui ne sont pas « déconnectés du monde et de la vie ». Et Gabacho est justement l’un de ces « romans pleins de vie, les rares qui en valent la peine », un texte dont la traduction en français représente, elle aussi, un tour de force — et s’avère un travail exceptionnel.
« La vie, bordel de merde, c’est pas comme dans les livres », s’énerve Liborio qui décidément ne se retrouve nulle part, pas plus dans le monde que dans les romans supposés le dire. Gabacho est de ceux qui lui donnent tort.
Aura Xilonen, Gabacho, traduit de l’espagnol (Mexique) par Julia Chardavoine, éd. Liana Levi, 2017, 368 p., 22 €
La musique introductive aux vidéos est signée Calle13. « Cette saloperie de musique, ça m’a toujours aidé à calmer les sauterelles que j’ai dans la tête. Comme si ça assoupissait mon âme à l’oblique, comme si j’avais des ondes oléagineuses qui s’imprégnaient dans le marteau, dans l’enclume, dans l’étrier, et cessait de m’appartenir. La musique, quand elle piaule, mélodique, dans les méandres de mon esprit, ça m’aide à arrêter de sauter dans tous les sens et à rester en place, somnolent, fixé à la surface de la chair » (Gabacho, p. 204).