Retour au bled : Entretien avec Tierno Monénembo

Tierno Monénembo (détail couverture de son livre Peuls chez Points)

Dans l’Algérie des années 1980, une femme fuit. Marquée d’une étoile au front, elle porte un enfant. Elle court, elle échappe à ses tortionnaires, elle emporte son nouveau né toujours plus loin, elle lutte pour survivre – seule. Zoubida, comme l’était la Nedjma de Kateb Yacine, est l’étoile du nouveau roman de Tierno Monénembo. Critique et entretien avec l’écrivain, réalisé à Conakry, le vendredi 23 décembre 2016.
Tout commence à Aïn Guesma, où la jeune Zoubida grandit dans l’ombre d’une mère effacée et d’un père sombre et taiseux. La vie s’étire mollement dans le silence de Papa Hassan qui ne fait qu’interdire et maudire. À peine échappe-t-il quelques confidences à son seul ami échoué un soir de tempête de neige dans sa Peugeot blanche à l’orée de leur jardin : Alfred, un Camerounais à la large carrure qui lui parle de maquis, des utopies socialistes de leur jeunesse, de transferts secrets à Conakry et de lectures de Franz Fanon. Zoubida ne comprend qu’à peine qu’ils sont les bannis de leur village et que la rigueur puritaine de son père les étouffe, sa mère et elle. L’enfance est rythmée par la venue des Touaregs, décrite chaque année comme un nouveau printemps :

« Dressée au sommet du Zelamta, je guettais l’arrivée des Touaregs. Au mois de mars, au son des tambours et des fifres, leurs caravanes surgissaient des dunes du sud avec leurs chameaux, leurs femmes recouvertes de bijoux et leurs hommes aux allures de pharaons » (94)

Elle vit dans l’ignorance de son passé et de son propre corps. Tout est interdit : rêver, penser, sortir, parler. Le tabou colonise le corps des femmes. Ainsi la sortie de l’enfance est-elle vécue comme une honte :

« Le jour où je vis pour la première fois mes règles, je courus chez le Docteur Rachid pensant que je venais d’attraper le cancer » (95)

Tierno Monénembo BledLentement, Tierno Monénembo construit le piège qui va se refermer sur Zoubida : l’interdit religieux ronge l’ensemble du quotidien, le silence pèse comme une chape de plomb sur la demeure familiale, les regards interrogatif des voisins sur cette famille de proscrits, les échappées de Zoubida le soir avec son amie Salma. Et le récit s’accélère l’air de rien : Zoubida transgresse l’interdit, elle tombe amoureuse de Loïc – pied noir né aussi à Aïn Guesma et revenu au bled pour n’avoir pas supporté la vie en France – et l’enfant de leur union la pousse à fuir le village et la colère paternelle. Une femme seule avec un nouveau né ne passe pas inaperçue. Elle est sans cesse sur le qui-vive, elle traverse l’Algérie. Alors la lutte pour la survie va apprendre à Zoubida ce qu’elle a toujours ignoré : son corps de femme déjà, mais aussi sa capacité de résistance et à s’opposer aux hommes qui ne cessent de vouloir l’enfermer et lui prendre son enfant. Dans le tunnel d’un lupanar, tenu par l’infâme Mounir, elle apprendra à sortir réellement de l’enfance, en courant vers la lumière. Le personnage d’Arsane qui lui apprendra à lire alors qu’elle est une nouvelle fois enfermée par les hommes est certainement l’un des plus beaux personnages du roman. Grâce à lui, Zoubida se construira un univers intérieur par de somptueuses scènes oniriques de lecture, où l’on ne sait plus qui est enfermé et qui est l’oppresseur. Par un reversement des valeurs, la prison lui est le lieu d’une nouvelle naissance, par la lecture et l’amour. Cette « femme puissante » se découvre dans les livres, de manière aussi gourmande, désordonnée et joyeuse que l’auteur, et c’est un vrai plaisir de lecteur également.

Ce que dit l’oppression du corps des femmes, l’interdit de la sexualité et du plaisir, l’obsession du puritanisme religieux, la hantise du féminin, c’est la montée de l’extrémisme en Algérie dans les années 1980. Et Tierno Monénembo livre une réponse à la fois politique et littéraire très fine à ces dictateurs du Livre : la meilleure réponse est le désir des femmes, la découverte du corps, l’ouverture de l’esprit dans la lecture. Par une ironie féroce, Monénembo déconstruit les lectures simplistes de l’histoire : les puristes qui vénèrent la lignée sont en réalité des bâtards, les croisements de généalogie viennent faire mentir les constructions imaginaires d’immaculée ascendance. La guerre d’Algérie, la colonisation française, de la même manière, sont soumises au régime de l’hybridité et du complexe, déconstruisant avec finesse les discours et les stéréotypes : le colon M. Terrier « qui régnait sur les jardins d’Hamilcar » se bat aux cotés du FLN, et se fait tuer par l’OAS, les pieds noirs sont accueillis à leur retour au bled comme les enfants du pays, les luttes les plus sanglantes se font plutôt entre frères du même sang, les lignées se croisent dans le secret des alcôves.

Dans Bled, vous changez de décor pour l’Algérie. Pourquoi ce cadre romanesque, avec en perspective la guerre d’Algérie ?

Tierno Monénembo : D’abord sur le cadre : pourquoi j’écris ? J’ai vécu en Algérie dans les années 1980, j’y ai enseigné. Je savais que j’écrirai un jour sur l’Algérie. Je pensais d’ailleurs que je l’aurais fait un ou deux ans plus tard mais je l’ai fait pratiquement trente-six ans après ! Entre temps évidemment beaucoup d’eau est passée sous les ponts. Je voulais parler de mon expérience algérienne de façon romancée, mais entre temps des choses beaucoup plus importantes que mon expérience algérienne se sont déroulées : le montée des extrémismes que j’ai vu venir, et vous avez bien vu que, moi, je parle de l’Algérie des années 1980 où tout allait encore plutôt bien, à un moment où les signes précurseurs de la période noire des années 1990 se mettaient en place.

L’Algérie était alors en pleine transition : elle quittait le système Boumédiène pour le système Chadli [Bendjedid]. On hésitait un peu pour savoir si l’on continuerait l’expérience socialisante de Boumédiène, de Ben Bella, ou bien allait-on faire autre chose avec le libéralisme ou encore revenir à nos vieilles traditions… C’est à ce moment-là que les intégrismes musulmans commencent à imposer leurs faits, sinon à l’État du moins à la société, avec une brutalité terrible. J’y ai perdu plein d’amis.

Donc j’ai voulu décrire cette période difficile à cerner, l’Algérie ne savait plus où elle allait. J’avais des étudiants intégristes qui étaient tout à fait sympathiques, presque poétiques, qui disaient que l’Algérie ne s’en sortait pas parce que c’étaient les athées qui étaient au pouvoir. Ils savaient que j’étais d’extraction musulmane donc ils venaient me parler, mais quand ils me voyaient picoler mon whisky, ils tiquaient un peu ! Mais ils n’étaient pas encore violents, ils étaient pacifiques, très doux, j’étais convaincu qu’ils allaient aider à changer les choses, un peu comme les gauchistes en France, qu’ils allaient secouer le dattier si vous voulez. Mais non cela a été la barbarie totale et cela continue. Ils ont commencé par peindre à la chaux vive les jambes des jeunes filles court vêtues, à jeter de l’acide sur les cheveux et les yeux des filles qui ne portent pas le voile. Cela commence comme ça ! Ils ont imposé un arrêt de tous les cours à toutes les heures de prière. Le doyen a refusé. Ils lui ont donné un coup de couteau. Au fil des mois, on voyait bien qu’il y avait la violence derrière eux. J’ai donc mis de côté mon expérience algérienne, et j’ai raconté cette période-là, cette période où toutes les prémisses des années 1990 se mettaient en place.

Et en parallèle, il y a aussi l’histoire de la colonisation et de la sanglante décolonisation qu’a été la guerre d’Algérie… Comment parler aujourd’hui de ce chapitre de l’histoire coloniale ?

Il est très difficile de parler d’un pays comme l’Algérie sans parler de la colonisation française : c’est impossible ! La colonisation française a marqué de son sceau l’identité algérienne qu’on le veuille ou non, ce n’est pas pour rien d’ailleurs que l’Algérie a des problèmes presque psychanalytiques ou psychiatriques avec la France ! Le seul repère de l’Algérie c’est la France : tout ce qui est mauvais, c’est la France ; tout ce qui est sublime, c’est la France. Les Algériens ne parlent pas d’autre chose : le Maroc ne les intéresse pas, la Tunisie ne les intéresse pas ; c’est la France. Un Algérien qui n’a pas été en France n’est pas algérien. Donc c’est très compliqué, cette histoire est terrible.

C’est l’histoire de nations très proches. Le pays au monde le plus proche de la France, c’est l’Algérie, et ce n’est pas le Québec ! Je ne le sais que trop bien. Dans des patelins en Algérie, j’ai vu des pieds noirs – qui votent pourtant FN – quand ils reviennent en Algérie, ils s’embrassent tous… Les vieilles femmes disent « oh comme tu as grandi… » : c’était la nounou… Ils se connaissent, ils ont grandi ensemble, ils mangeaient le couscous, ils dansaient la valse, c’est très compliqué comme relation. Malheureusement, cela a complètement perdu son sens. C’est le personnage de Loïc et M. Terrier. Au début c’était politique et c’est devenu religieux et métaphysique, aussi insoluble que le problème israélo-palestinien.

Une des clés de ce problème et certainement de ce roman, au milieu de ce conflit, c’est le personnage de Zoubida. Comme la Nedjma de Kateb Yacine, elle est le centre des voix autour duquel les autres voix s’agencent – à la manière d’un polygone étoilé. Est-ce une « femme puissante » également comme le dit Marie Ndiaye ?

Oui c’est Nedjma, c’est aussi une femme puissante. Disons qu’elle a un instinct de survie, elle tient à la vie et elle tient à la vie de son petit. Tout le monde veut la tuer et tuer son petit, il n’y a qu’elle qui veut le faire vivre, ce qu’elle réussit à faire de par son énergie, de par sa volonté mais aussi par le coup du sort. Elle a de la chance. Lorsqu’elle est au fond de la détresse, elle rencontre ce personnage de Arsane qui est un ange qui lui donne le goût de la lecture, de la liberté, de l’amour, ce qu’elle n’a jamais eu.

Est-ce un récit initiatique, cette découverte de l’amour ?

Oui c’est véritablement une quête, ce livre. C’est une initiation en permanence, elle traverse des épreuves. Vers la fin, je répète même l’une des formules de l’initiation des Francs maçons, “dans l’obscurité, je vais vers la lumière”. Dans le tunnel, elle se libère des chaînes, mentales et physiques, qui l’entravent, mais elle va aussi vers la lumière. La lumière pénètre sa tête : comment elle pense, elle qui n’a jamais pensé. Chez elle, la pensée était interdite, tout était interdit : la télévision, le rire, même regarder à travers les carreaux de la fenêtre. Elle réussit à se recréer, se réapproprier et son corps et son âme et sa vie. Elle devient un être à part entière, alors que jusqu’ici elle était une chose. C’est une quête.

Cela désamorce cette obsession de contrôle qu’ont les hommes sur les femmes : le contrôle de la sexualité, de la descendance. En même temps de manière ironique, le roman est plein de bâtards, d’adultères : c’est une manière de métisser les peuples également ?

C’est une manière de contredire les puristes. De Chazal, qui était un poète mauricien, a dit cela qui était beau et intéressant : “quand les vierges entrèrent au paradis, elles s’enfuirent aussitôt parce qu’il n’y avait là que des saints !”. Et oui, on vit dans un monde où le puritanisme est en train de gagner, que ce soit aux États-Unis, en Europe aussi d’ailleurs…

Je suis en train de lire Joseph Anton de Salman Rushdie, et je me rends compte à quel point les conservateurs européens étaient en connivence avec les conservateurs iraniens. Les membres du parti conservateur en Angleterre, ils étaient prêts à lyncher Salman Rushdie : c’est incroyable. Et cela, ce puritanisme, est complètement contredit par la vie, le désir.

Le désir existe même chez les musulmans intégristes, même chez les catholiques les plus purs. Ce personnage d’Hassan qui est un rigoriste et qui rêve d’un Islam pur, eh bien c’est un bâtard ! Il est né d’une femme de ménage et d’un gros propriétaire terrien pied noir. Et encore une fois, toute la complexité des liens entre l’Algérie et la France est là : ce pied noir est du côté du FLN. Il était de leur côté et il a combattu. C’est une histoire vraie que j’ai vue à Tiaret. Le plus gros propriétaire terrien de Tiaret était du côté du FLN, c’est l’OAS qui l’a tué. Et son fils que je connais, qui vit entre Marseille et Tiaret, a hérité de toutes les terres de son père parce qu’on considère le monsieur comme un héros, on n’a rien nationalisé de ses biens. C’est une histoire vraie : la guerre n’a pas été noir/blanc. Plein de Français ont soutenu l’Algérie, plein d’Algériens ont soutenu l’Algérie française – c’étaient les harkis, ils étaient pour le drapeau français. Et les porteurs de valise… Tout cela était plutôt politique mais malheureusement la gestion catastrophique de l’Algérie en a fait une question religieuse.

Ce métissage, dont vous dites qu’il est une réponse à l’extrémisme religieux est politique, est aussi présent dans la langue. Comment travaillez-vous cette hybridité qui devient ici une poétique ?

Le mot Bled est arabe, c’est devenu un mot français. Pareil pour toubib. Écoutez les Algériens parler : ils commencent par l’arabe et au bout de deux minutes, ils parlent français. Ce sont des pays liés dans les faits. Ennemis dans l’idéologie.

Un des lieux de contrôle, c’est le sexe de la femme. Le lupanar est l’un des lieux où il s’exerce de manière la plus dure. En même temps, quand Zoubida réussit à se réapproprier son corps, c’est aussi une merveilleuse voix de sortie contre l’extrémisme. Comment fonctionne donc l’érotisme dans Bled ? Quelle valeur politique attribuez-vous au corps de la femme ?

Dans ce genre de société, on est obligé de rappeler le fameux titre du film de Jean Eustache, La Maman ou la putain. La femme est maman, elle reste à la maison, elle obéit au père, au mari, au grand frère, dès qu’elle sort de là, c’est une pute. Comme la compagne de Zoubida, il n’y a pas d’autre solution que ce choix-là. Zoubida prend le car seule avec son bébé et cela ne rate pas, tout le monde l’accoste pour savoir ce qu’elle fait là. Personne ne la connaît mais c’est une règle intégrée : “Qui es-tu ? Où est ton mari, ton grand frère ?” lui demande-t-on. La femme est une éternelle mineure dans ces conditions. En Arabie Saoudite, elles n’ont même pas le droit de conduire une voiture.

Zoubida est la petite sœur de Nedjma parce que j’adore Kateb Yacine. Il y a des références, l’exergue bien sûr, mais aussi des noms de personnages, des noms de lieux – “la place des chameaux”…

Tierno Monénembo, Bled, Éditions du Seuil, octobre 2016, 198 p., 17 €