Présenté avec succès au festival de Cannes en mai 2015, sorti en salle en France en janvier 2016, le dernier film de Todd Haynes, Carol, est depuis le 17 mai disponible en DVD. L’occasion de revenir sur un film aux enjeux plus complexes qu’il n’y parait.
Le film et son double
Les critiques ont souligné à l’envi le soin méticuleux voire maniaque mis par le réalisateur dans la reconstitution du passé, celui des années cinquante. Au point parfois de considérer Carol comme un film en costumes, aucun détail vestimentaire, d’ameublement ou de décoration, aucun objet de la vie quotidienne ne semblant devoir manquer aux images proposées par le film. Les plus avertis ont pointé la volonté de Todd Haynes de restituer non pas seulement une époque mais aussi et surtout le cinéma d’une époque, l’atmosphère, les nuances de couleur et jusqu’au grain des films de cette période, avec, en particulier, son choix du 16 mm pour se rapprocher au plus près des caractéristiques techniques des films des années cinquante tournés, de leur côté, en 35 mm. Au point que le spectateur peut avoir l’impression que le film filme un film, dans un étrange effet de redoublement qui le désancrerait délibérément de son propre présent.
C’est que Carol n’a pas simplement ou seulement pour projet de donner à voir l’état des mœurs d’une société que l’on peut juger dépassée désormais, où l’homosexualité, ici féminine, est bannie, condamnée et volontiers considérée comme une maladie dont il faut se soigner. Ses ambitions vont plus loin : proposer au spectateur un film qui raconterait l’histoire de Thérèse et de Carol selon les codes narratifs et visuels qui ont été ceux des films des années cinquante, ce que plusieurs commentateurs ont au demeurant parfaitement identifié en faisant référence aux modèles des films de Douglas Sirk, déjà réutilisés par le réalisateur (Far from heaven, 2002), et plus largement aux codes du mélodrame. Le film porte d’ailleurs dans ses choix esthétiques toute une mémoire du cinéma, les figures de Cate Blanchett et de Rooney Mara se donnant à voir à travers les références à ses actrices les plus emblématiques, avec au premier chef, une Lauren Bacall ou une Audrey Hepburn. Sans compter les figures de blondes froides des films d’Hitchcock auxquelles renvoie Cate Blanchett, impeccable dans sa manière de rendre la parfaite opacité de l’image que Carol livre d’elle-même en usant de toutes les ressources que lui fournissent les codes sociaux de son milieu (port altier, perfection de la vêture, aisance sociale non dénuée d’une certaine morgue) et dont elle fait tout à la fois un outil pour masquer ce qu’elle est et ce qu’elle veut et un instrument de la séduction qu’elle exerce et sait qu’elle exerce sur Therese.

Les codes du mélodrame président plus particulièrement à la construction narrative du film, la scène initiale proposant tous les ingrédients d’un récit qui, commençant par la fin, a vocation à raconter une histoire qui finit mal et s’achève par ce qui semble une séparation. D’autant que fait suite à cette scène un trajet en voiture au long duquel s’exprime à l’écran toute la détresse de la plus jeune des deux femmes et sur lequel se greffe un vaste flash-back qui revient sur l’histoire de Carol et Therese jusqu’à ce que le récit rejoigne la scène par laquelle le film a débuté. L’effet de circularité et le caractère rétrospectif qui lui sont ainsi conférés relèvent pleinement des codes du mélodrame en ce sens qu’ils font peser sur l’histoire le poids d’une irrévocabilité qui est celle d’un destin aussi contraire que fatal. Un motif que le film se plaît à souligner encore à travers la place qu’il accorde au train électrique présent dans la scène de la rencontre. Le jouet – que les deux protagonistes s’attardent successivement à regarder – y fonctionne comme mise en abyme de l’histoire que le film va raconter : on y voit dans son décor une maison qui s’avèrera ressembler étrangement à la maison de Carol ; la boucle qu’il forme répète celle du récit repassant deux fois par la même scène et le même moment ; le cercle que dessine le circuit du train donne à voir la circularité supposée d’une intrigue placée dès lors sous le signe d’une fatalité qui trouve encore un écho supplémentaire avec la formule « everything comes full circle » dans la lettre de rupture de Carol. À cela s’ajoute tout le travail sur l’image, avec ses plans resserrés, ses effets de cadrages et de surcadrages, ses personnages passant dans le champ comme autant d’obstacles entre les deux femmes et les visions brouillées produites par la pluie, les vitres des vitrines ou des voitures, le tout contribuant à créer un espace saturé et étouffant venant contrarier ou menacer leur relation tout en produisant sur le spectateur une forte impression d’enfermement.

Le film – et c’est pour cela sans doute qu’il n’existe qu’à travers une rigueur formelle qui met à distance, pour le spectateur, l’histoire qu’il raconte, quitte à prendre le risque de la froideur et de la frustration – relève ainsi d’un parfait paradoxe. Le travail de Todd Haynes nous livre un film qui n’aurait pas pu exister dans le contexte des années cinquante et nous le livre dans les codes cinématographiques de ces mêmes années cinquante, tel donc qu’il aurait été s’il avait pu être. Il rend donc visible un film rigoureusement invisible.
Mais le film ne s’en tient pas là, jouant aussi avec ces mêmes codes cinématographiques pour mieux les détourner, avec, en particulier l’usage qu’il fait du flash-back et du point de vue. Le flash-back s’avère ni exclusivement subjectif – le récit dont il procède se faisant d’un point de vue qui, contrairement d’ailleurs au roman de Patricia Highsmith, n’est pas uniquement celui de Therese –, ni simplement rétrospectif dans la mesure où il ne débouche pas, comme nous sommes au départ invités à le penser, sur une simple remémoration mais prépare en réalité une suite au delà de la scène faussement conclusive de laquelle il est censé procéder : plutôt que purement passif, avec un personnage se bornant à se remémorer sa propre histoire depuis sa clôture, il est en quelque sorte actif puisqu’il prépare en réalité une décision finale propre à projeter le récit dans un possible avenir.
Quant à la construction en boucle du film, elle permet au réalisateur de répéter deux fois la même scène pour en proposer, à travers le changement de points de vue qui s’y opère, deux visions et deux interprétations en total décalage : parce que la scène d’apparence insignifiante s’avère condenser, sous les aspects de la banalité et de l’impassibilité, une extraordinaire intensité que résument les trois derniers mots – « I love you » – prononcés par Carol, sur lesquels s’opère, très précisément, le raccord entre les deux versions de ladite scène ; parce que ces trois mots transforment radicalement sa signification potentielle et rouvrent le champ des possibles à une histoire que l’on avait cru irrévocablement fermée et vouée à l’échec, la société ayant, par la violence symbolique qu’elle exerce, imposé définitivement son système de valeurs. Avec cette réitération décalée de la scène d’ouverture, le mélodrame imité des films des années cinquante, dans lequel une telle histoire n’aurait pu que mal finir se transforme en une autre histoire, désormais lisible sous les apparences de la première comme celle d’une possible émancipation.

Carol propose un dispositif filmique extrêmement sophistiqué qui livre en quelque sorte deux films en un seul, l’un étant le double et le négatif de l’autre, dans une œuvre où, on l’aura peut-être remarqué, tout va par deux, soit par un effet de simple duplication (deux fois la scène initiale ; deux fois la scène de visionnage d’un film ; deux fois les mains de Carol posées sur les épaules de Therese), soit par un effet de symétrie (deux fois la scène en voiture où l’une croit apercevoir l’autre ; deux fois la reprise par l’une puis par l’autre de la formule « je n’ai pas peur »). D’où aussi le rapport très particulier qu’entretient le film avec le passé et le présent puisqu’il réussit à s’inscrire dans une double temporalité (celle des années cinquante et aujourd’hui), apparaissant par là comme le contraire de ce qu’il semble être au premier abord, un film nostalgique, voire maniériste dans son obsession citationnelle. Film au passé, Carol est aussi un film entièrement, rigoureusement au présent.
Rendre visible l’invisibilité
D’où aussi un film qui ne se propose pas seulement – et ce serait déjà beaucoup – de rendre visible l’invisible mais bien plutôt de rendre visible l’invisibilité.
Raconter l’histoire de la rencontre amoureuse de Therese et Carol dans l’Amérique des années cinquante revient à donner à voir ce que doit avoir nécessairement d’invisible cette relation, compte tenu des mœurs et des mentalités de l’époque. D’où la distance maintenue avec des sentiments pourtant intenses mais qui ne se manifestent, pour les protagonistes elles-mêmes, l’entourage social et le spectateur du film, que par ces signaux infimes, contrôlés en permanence, que sont regards, gestes furtifs, esquissés et retenus à la fois, ou paroles à la signification indirecte. Tels quels, ils obligent le spectateur à entrer au cœur de la logique de coercition vécue par les personnages. D’où aussi peut-être la frustration de ne pas voir davantage de cette relation dont tout dans la narration suggère pourtant l’intensité de sa logique passionnelle. Avec un autre parti-pris, celui qui aurait fait pénétrer le spectateur plus avant dans sa face intime et cachée, le spectateur aurait été invité à voir l’invisible, ce qui sans doute, correspond à son souhait immédiat et à son attente, dans un contexte contemporain où la volonté de « tout voir » peut sembler parfois être le mot d’ordre unique du cinéma.
Mais voir l’invisible interdirait de voir véritablement l’invisibilité. Or c’est cette dernière qui est le vrai objet du film. Ce qui importe en effet, ce n’est pas tant l’invisible comme revers du visible (sous l’injonction d’invisibilité imposée par la société, le visible caché, simplement caché de l’amour entre deux femmes) mais bien l’invisibilité comme essence même de cette relation qui n’existe qu’en se cachant et en devant se cacher – sauf à l’extrême fin du film où paraît envisageable non seulement une suite à l’histoire d’amour des deux personnages mais aussi une sortie, même très partielle, de l’invisibilité.

Si on y réfléchit, l’invisibilité est partout dans le film. Invisibilité obligée de la relation homosexuelle dans une société qui la réprouve à travers tous ses codes et valeurs ; invisibilité, on l’a dit, de cette relation dans un cinéma qui redouble, par la censure ou l’auto-censure qu’il s’impose, cette première invisibilité ; invisibilité obligée aussi du désir de chaque femme pour l’autre puisqu’elles se rapprochent progressivement sans pouvoir se fonder sur aucun signal véritablement explicite (on aura sans doute remarqué que le mot « homosexualité » n’est jamais prononcé dans le film, en aucune façon et par aucun des personnages, ni aucun autre terme équivalent, l’invisibilité de la chose étant d’abord celle du nom) : pour Therese, attirée par Carol, il s’agit de découvrir progressivement son propre désir tout en s’efforçant de deviner ce qu’il en est de la réalité du désir de l’autre, volontairement laissé opaque et ambigu ; pour Carol, de vérifier l’attraction qu’elle exerce sur Therese, tout en restant dans l’ambiguïté d’un désir qui veut à la fois se dire (parce qu’il est là) et ne pas se dire (parce qu’il vaudrait mieux ne pas). Pour le dire autrement, l’invisibilité qui détermine les conditions concrètes de la relation entre les deux personnages n’est jamais que l’actualisation du principe général d’invisibilité qui définit le statut du désir homosexuel à l’échelle de la société dans son ensemble.
De ce projet très précis, le film entretient directement le spectateur à travers une série de choix d’ordre proprement cinématographique. Une scène du début – qu’on retrouvera répété en écho dans la dernière partie du film – joue à ce titre un rôle essentiel. On y voit Therese et plusieurs de ses amis visionner un film et l’un d’eux expliquer l’avoir vu et revu quelque six fois parce que ce qui l’intéresse véritablement au cinéma c’est de comprendre les connexions existant entre les paroles et les sentiments des protagonistes. Manière on ne peut plus claire de faire référence à la pratique du sous-texte telle qu’elle a pu prévaloir dans les films américains de cette période en tant que moyen, au demeurant bien connu, de respecter la censure tout en la contournant et dont l’usage caractérise aussi bien des échanges au contenu hétérosexuel que des échanges plus cryptés à la dimension homosexuelle. Carol semble donc à décrypter de la même manière – faut-il le voir six fois lui aussi ? –, tout n’y étant que sous-texte et formulations du désir vouées à l’indirect et au sous-entendu, ce que confirme très vite la scène du premier rendez-vous donné par Carol à Therese. On y assiste à une scène où, sous les dehors d’un échange banal porté par la curiosité en apparence bien compréhensible des deux protagonistes, se joue une scène de séduction en bonne et due forme de la part de Carol, chacune des deux femmes tentant en même temps – même si c’est de manière asymétrique – de trouver les indices qui leur permettront d’évaluer la part de chance qu’elles ont de voir leur désir naissant toucher une cible adéquate et donc de le valider comme possible.
Le film développe aussi toute une réflexion sur l’image et sur le statut de l’image en régime d’invisibilité. En modifiant le contenu du livre pour faire de Thérèse une aspirante photographe (en lieu et place d’une décoratrice de théâtre en herbe), il propose une mise en abyme entre images photographiques présentes à l’écran dans le cadre de la fiction et images filmiques. Quid en effet des photographies que Thérèse prend de Carol dans un film sur l’invisibilité du désir, la question étant de savoir ce que l’image peut capter de l’autre et du désir dans ce régime d’invisibilité dont nous parlions à l’instant ? Aux dires mêmes de Thérèse, ses premiers essais photographiques ne sont pas très satisfaisants. En revanche, ses photos de Carol constituent une étape décisive de son apprentissage, au point que ses amis y perçoivent une qualité indéfinissable qui lui permet à d’accéder à une nouvelle vie en étant embauchée au sein de la rédaction du New York Times. Ces photos, visibles à plusieurs reprises à l’écran, invitent à une réflexion sur une image qui donne en même temps tout à voir et rien à voir, Therese cherchant à y révéler ou à voir s’y révéler l’invisible, de sorte que dans ce rien se donne paradoxalement le tout du désir de celle qui les capte. Images dans l’image, ces photographies livrent donc à leur manière une clé de lecture d’un film dans lequel les images sont là pour nous inviter à capter en leur sein l’invisibilité même qui en constitue le centre. Au demeurant, l’image très proustienne du visage de Carol endormie – redoublée, puisque visible à l’écran puis sous la forme d’un cliché photographique –, condense peut-être mieux que toute autre ce qui se donne à voir d’invisible dans l’image et le rapport entre visible et invisible qui la caractérise.
Politique des corps
Au centre de ce dispositif, le réalisateur a placé le corps de ses actrices et, en particulier, le corps opaque de Cate Blanchett, ce corps-image que Therese s’efforce de capter à travers les clichés photographiques qu’elle prend, apprenant véritablement à photographier dans son désir de saisir le corps désiré et désirant de sa partenaire.
Le régime d’invisibilité précédemment évoqué traverse de part en part le corps de Carol ; il le détermine et le sculpte en quelque sorte dans sa densité quasi-minérale en tant que se manifeste dans et par ce corps un double habitus : celui de son milieu – on apprend que son oncle a fait Yale, tout est dit – qui, à travers vêtements, gestes, posture corporelle, impose au corps féminin une maîtrise totale de soi et un strict respect des règles du paraître social et vaut, bien sûr, pour toutes les femmes de ce même milieu à cette époque ; celui de son inclinaison secrète pour les femmes que ce même corps socialement construit et contraint (et qu’elle se soucie tant de produire pour autrui dès qu’elle est en public) lui permet de masquer avec le plus grand soin, mais qui est aussi le corps – parce qu’elle n’en a pas d’autre, et pas d’autre de montrable – appelé à être l’instrument de la séduction de Therese. D’où une autre manière pour le film de décliner le motif de l’invisibilité en donnant à voir, à travers le regard de cette dernière, ce corps dans sa double dimension de masque et de signe. Sous l’œil fasciné de la jeune femme à qui il s’adresse en secret, le corps opaque de Carol produit un série de signaux amoureux (regards, gestes, port de tête, mimiques) si imperceptibles que seul l’œil de sa partenaire est en position de les apercevoir mais sans pouvoir pour autant les identifier totalement et avec certitude. D’où aussi le temps étiré, interminablement distendu que le film accorde au rapprochement amoureux des deux protagonistes.
Mais le film explore aussi et surtout le rapport entre usage des corps et processus d’émancipation. La différence d’âge entre Carol et Therese (accentuée dans le film par rapport au roman) est d’abord une différence dans cet usage : au corps contraint de Carol répond le corps relativement plus libre de Therese du fait de sa jeunesse, de son milieu social, de son statut encore incertain et de la nature encore non totalement consciente de ses préférences amoureuses.

Concernant Carol, le film rend d’autant mieux perceptible la contrainte qui s’exerce sur son corps qu’il ménage, au fil du récit, des moments très brefs où celle-ci se défait partiellement : chaussures enlevées dans la scène de la maison ; tenues d’intérieur dans les chambres d’hôtel ou de motel, qui disent des instants de liberté volés à la contrainte mais en disent tout autant les limites. On en prendra pour preuve ces quelques éclats de rire, joués d’une manière presque outrée par Cate Blanchett et qui donnent à voir comment l’artifice incorporé dans le corps même du personnage influe y compris sur les gestes à travers lesquels elle s’en libère un bref instant.
Ce choix du maniéré, voire du factice, qui a manifestement gêné de façon plus ou moins inconsciente certains critiques, éclaire pourtant les intentions de Todd Haynes et la réflexion d’ordre historico-politique qui sous-tend le film, comme le laisse apparaître en particulier la confrontation entre la scène du restaurant au début du flash-back et celle du bar (répétée deux fois, au début et à la fin du film). Dans la première scène, Carol apparaît, dans sa campagne de séduction de Thérese, à la fois parfaitement à l’aise dans le maniement des codes de l’invisibilité et comme aliénée d’une certaine manière dans et par ces codes. Dans la manière dont il filme la scène, le réalisateur réussit la prouesse de nous donner à voir trois choses en même temps : la fascination exercée par la grande bourgeoise qu’est Carol sur la jeune et modeste Therese qui entre soudain dans un monde social qui n’est pas le sien et qui, éberluée et fascinée, en découvre un à un les codes ; le double jeu parfaitement maîtrisé de Carol qui manie à la perfection ces codes sociaux tout en les détournant dans un jeu de séduction qui passe entièrement, on l’a dit, par le sous-entendu et le non-dit ; le caractère factice et aliénant que constitue la maîtrise de ces codes et du double sens qu’ils servent à produire, facticité que suggère le jeu volontairement forcé demandé à l’actrice et qui se traduit par une forme de sophistication artificielle des gestes, de l’expression et de l’intonation.
Dans la reprise finale de la scène du bar, le jeu de Cate Blanchett se modifie de façon significative, modifications aisément justifiables par des raisons psychologiques mais dont les enjeux vont bien au delà. Dans cette scène, les règles de l’invisibilité sont restées les mêmes et rien n’apparaît qui rendrait visible pour un témoin non averti (on a pu le vérifier avec la première version de la même scène) les véritables relations entre les deux femmes. Rien n’ont plus n’a changé dans le souci de la vêture et le contrôle de soi qui sont le propre de Carol. Une chose cependant a changé : les paroles prononcées et la manière de les prononcer sont débarrassées des affèteries qui présidaient à la scène de séduction initiale, comme si l’artifice incorporé dans le corps n’était désormais plus de mise : parce que les jeux de la séduction ont laissé place à la pure simplicité de la demande amoureuse ; parce que l’amour éprouvé puis assumé pour Therese a conduit Carol à sortir, au moins partiellement, à travers son divorce et les choix qu’elle a été amenée à faire à cette occasion, des conventions de son milieu ; parce qu’il est en train de la conduire à sortir en même temps d’un modèle de relation homosexuelle qui, alors même que l’homosexualité est violemment réprouvée par ce milieu, n’en était pas moins largement déterminée par les codes et les réflexes de ce dernier.
À travers cette évolution, lisible directement à même le corps de Carol, dans ses attitudes comme dans les intonations de sa voix, le film ne donne pas seulement à voir un itinéraire individuel, il livre aussi une réflexion d’ordre politique et social sur les conditions d’une possible émancipation des deux femmes et l’ouverture vers une autre fin que celle prévue par avance dans le cadre du mélodrame : si cette autre fin s’avère possible, c’est au prix chez Carol d’une remise en question de ses réflexes de classe, de ses préjugés et de ses propres représentations.
Il apparaît ainsi que même si Carol et Therese sont prises ensemble dans un moment de l’histoire des mœurs et des mentalités où leur désir reste très largement irrecevable et où le contrôle sur les corps est extrêmement prégnant, elles n’appartiennent, ni par leur âge ni par leur milieu, au même temps. C’est dans ce décalage, qui confère toute sa dynamique à l’intrigue, que se concentrent les enjeux politiques du film à travers les évolutions mêmes infimes qu’il se soucie de suggérer. Au delà d’un happy end qui rompt avec le modèle du mélodrame, répétant par là la rupture qu’a représentée en 1952 le livre de Patricia Highsmith (The Price of salt, paru à New York sous le pseudonyme de Claire Morgan) par rapport aux récits et aux représentations de l’homosexualité qui le précèdent, le film donne à voir un moment précis, celui d’un basculement qui s’amorce et ouvrira à partir des années soixante sur les combats futurs des homosexuels.
Carol de Todd Haynes avec Cate Blanchett, Rooney Mara, Kyle Chandler, Jake Lacy, Sarah Paulson, John Magaro — Durée : 113 minutes avec contenu additionnel : making-of ; interviews de Todd Haynes, Cate Blanchett et Rooney Mara — TF1 Video — 20 €