Paru au cœur de cette rentrée d’hiver aux éditions de Minuit, Le Cas Annunziato, premier roman de Yan Gauchard (lire sur Diacritik l’article de Laurence Bourgeon), s’impose déjà comme l’une des plus belles et plus fortes réussites de cette année 2016. Contant l’histoire rocambolesque et pourtant statique de Fabrizio Annunziato, traducteur prisonnier d’une cellule de Fra Angelico à Florence, Yan Gauchard livre un roman distancié et joueur de la disparition ainsi qu’une fable politique sur l’Italie berlusconienne des années 2000. Diacritik a interrogé Yan Gauchard le temps d’un grand entretien sur son puissant premier roman.
Le 16 mars 2002, à Florence, au cœur du musée national San Marco, Fabrizio Annunziato, traducteur de son état, se retrouve, suite à une plaisanterie qui tourne court, enfermé dans la cellule du moine Fra Angelico, où ce dernier avait pu peindre la Complainte au Christ sur la croix : tel est le point de départ de votre brillant et alerte premier roman Le Cas Annunziato.
Ma première question porte sur la genèse de votre récit : quelle est l’origine de votre roman ? Comment est né le projet de ce livre ? Qu’est-ce qui vous a décidé à écrire l’histoire épique et pourtant statique de Fabrizio Annunziato ?
Le point de départ du livre est on ne peut plus simple. Au début des années 2000, je suis en balade à Florence et mes pas me guident vers le musée San Marco. Je m’y rends, un peu à reculons du fait de mon incroyance, mais tout de même aiguillonné par l’histoire de ce type, enfin de ce moine, Guido di Pietro, entré en religion sous le nom de Fra Giovanni, et qui a peint des fresques sur tous les murs des cellules de ses compagnons – ce qui est tout de même éminemment sympathique – dans ce couvent dominicain de la piazza San Marco.
Et donc je visite ce musée et en haut de l’escalier qui mène au premier étage desservant les cellules des moines, se produit ce que je suis bien obligé d’appeler un véritable ravissement, je tombe nez à nez avec l’Annonciation de Fra Angelico, format assez imposant, et oui, force est d’admettre que je suis sous le charme. Et cette petite épiphanie ne me quitte plus, c’est le même éblouissement dans chacune des cellules ou presque, la numéro 1, le Noli me tangere avec sa végétation luxuriante, la 3 qui renferme une autre Annonciation, de taille plus modeste mais toute aussi éblouissante, et ainsi de suite. Il y a une modernité folle dans certains de ses tableaux, j’y vois certains détails que l’on jurerait sortis de toiles de Magritte, et tout cela m’enchante d’autant plus que j’ai l’impression que je suis seul dans ce musée, je n’y croise personne à cette époque, pas même un employé venant me surveiller, il n’y a pas de caméra scrutant mes déplacements, et je me dis que s’il me prenait l’envie de me cacher en fin de journée, il est vraisemblable que personne ne s’en apercevrait et que je pourrais rester dormir dans une des cellules de Fra Angelico.
Bon, finalement, je sors mais le soir, dans la pension où je loge, j’écris ce qui deviendra le premier chapitre du Cas Annunziato. Le nom du protagoniste Fabrizio Annunziato est déjà donné, il est traducteur de profession. Je poursuis le récit de ce type enfermé, qui accepte sa détention sans broncher. Quand enfin l’histoire me paraît finie, je prends un mois de congés pour relire le manuscrit, le corriger, et ça ne marche pas, mais alors pas du tout, je change une virgule, un mot, pour finalement remettre tout en place, mon ordinateur plante, je me retrouve avec une dizaine de versions, et comme mes vacances touchent à leur fin, j’ai simplement envie de me taper la tête contre un mur, et je laisse le projet mariner une petite dizaine d’années.
Je repensais quand même souvent à Annunziato. Et puis, au cours du dernier week-end d’août 2014, j’ai fait une bête chute de vélo au cours d’une sortie familiale. J’ai fait un soleil qui s’est soldé par une vertèbre fracturée. Trois mois de corset, cinq mois d’immobilisation. Dans la chambre d’hôpital, d’emblée, je me suis promis qu’à la sortie, puisque j’allais être coincé à mon domicile, je reprendrais Annunziato. Et qu’à l’issue de la convalescence, il partirait chez Minuit par la Poste.
Vous situez l’action de votre roman au cœur de Florence, ville culturelle entre toutes et dont pourtant peu transparaîtra tant Annunziato ira de cellule en cellule, de réclusion forcée en réclusion désirée. Comment avez-vous choisi le cadre de votre intrigue et comment avez-vous décidé de l’utiliser tout au long d’un récit qui paradoxalement donne très bien à voir l’Italie et son tempérament culturel ? En quoi notamment le choix des noms de personnages comme Gassman et Loren était-il important pour vous : s’agissait-il d’un jeu sur un patrimoine culturel là encore ? Plus largement, peut-on considérer Florence comme le berceau d’une renaissance figurée pour Annunziato ?
Il m’importait de situer l’histoire en 2002. C’est le retour de Berlusconi aux affaires, il est de nouveau président du conseil des ministres italiens depuis 2001, année au cours de laquelle s’est déroulé le G8 de Gênes, avec son contre-sommet, des manifs, des émeutes, près de 600 blessés et la mort de Carlo Giuliani, de graves violences policières et notamment les scènes folles de brimades rapportées par les manifestants qui ont été emmenés à la caserne de Bolzaneto. On est à la croisée de plusieurs périodes. Le spectre des années de plomb n’est pas loin, avec les Brigades rouges, l’assassinat d’Aldo Moro, période qui m’a toujours intéressé. Et donc, il y a cette ère politique détonante qu’est le Berlusconisme.
C’est assez incroyable d’ailleurs comme l’histoire peut être ironique. Nous, en France, on ne va avoir de cesse de donner des leçons aux Italiens, nous inquiétant avec raison – mais avec un ton souvent très suffisant, beaucoup de condescendance – du populisme grandissant de Berlusconi, de la concentration des pouvoirs, de sa mainmise sur de nombreux médias et de la multiplication d’affaires douteuses. Mais dans le même temps, nous vivons le 21 avril, tous les éditorialistes parlent de séisme, un « Non » gigantesque barre la une du quotidien Libération, beaucoup l’accrochent sur la lunette arrière de leurs voitures et tout le monde jure de faire en sorte que plus jamais pareille situation ne se reproduise… C’est ahurissant quand on y pense. Cela fait 15 ans, et ma foi en France, rien n’a changé.
Tout cela pour dire quoi ? Que oui, situer l’histoire à cette époque-là, c’était important. Le retour de Berlusconi. La grogne sociale, les Girotondi, ces rondes citoyennes encerclant les bâtiments d’institutions publiques italiennes menacées par des projets de réformes. Tous ces ingrédients-là, je voulais les distiller en arrière-plan, en étant léger, en écrivant si possible une histoire enlevée. C’est là que le patrimoine cinématographique italien intervient. J’ai une passion pour le cinéma italien de cette époque, Risi, De Sica, Scola. Les actrices et les acteurs : Loren, Vitti, Gassman, Mastroianni. Un film comme Le Fanfaron, avec Gassman et Trintignant, est un chef-d’œuvre fabuleux. Scola a collaboré au scénario, Risi l’a réalisé, c’est la comédie à l’italienne dans toute sa splendeur. Et comme le titre original, Il Sorpasso (Le Dépassement), l’indique, avec Gassman qui fonce sur les routes au volant de son cabriolet et klaxonnant comme un fou, ça file à 400 à l’heure. Le président administrateur du musée, c’était une évidence, il fallait qu’il s’appelle Gassman.

Je voudrais à présent en venir plus particulièrement à la figure centrale mais si évanescente de Fabrizio Annunziato. La description qu’en font les carabiniers, « la narration policière » comme il est dit dans le récit, le présente comme un homme « âgé de trente-neuf ans, assez grand », à la barbe « épaisse » et « hirsute » mais ce qui me paraît le plus notable, puisque cela dessine l’intrigue, c’est sa qualité de traducteur. L’homme est lié à l’écrit, il porte avec lui un manuscrit, il veut suspendre le temps pour finir de traduire selon le vœu de Laurent Tongue son éditeur.
Était-il important pour vous de lier votre personnage à l’écriture et si oui pourquoi ? Le romancier serait-il d’abord à considérer comme un traducteur ? En feriez-vous un double de votre propre rapport à l’écriture ?
Le métier de traducteur s’est imposé d’emblée. Cet homme, qui se retrouve enfermé à la suite d’une plaisanterie qui tourne mal, mais qui s’accommode d’emblée de cette réclusion, il m’apparaissait logique qu’il ait à se coltiner un ouvrage qui nécessite patience et concentration. Le métier de traducteur me fascine. A une époque, en tant que journaliste, j’avais le projet d’y consacrer un long dossier, pour mon unique plaisir, en marge de mon boulot, désirant contacter les femmes et les hommes qui traduisent les auteurs étrangers que j’affectionne particulièrement : Geneviève Leibrich pour José Saramago et Antonio Lobo Autunes, Christine Le Bœuf ou Pierre Furlan pour les romans de Paul Auster, André Gabastou pour ceux d’Enrique Vila Matas…
Je trouve ça envoûtant cette idée de retranscrire les mots, la musique d’un auteur. Le traducteur s’efface, ou donne cette impression, alors qu’il réinvente, réenchante si possible un texte avec des noms, des verbes que l’auteur ne connaît pas – ou tout du moins qu’il ne maîtrise pas suffisamment pour opérer la traduction lui-même – un champ lexical qui lui est étranger, une syntaxe, une grammaire qui lui échappent totalement. N’est pas Beckett ou Kundera qui veut et de toute façon, quand bien même on parvient à s’approprier l’anglais ou le français, personne ne maîtrise toutes les langues du monde. Donc il faut faire confiance. Mais bon sang comment traduit-on par exemple Eric Chevillard en anglais, en néerlandais, ou en japonais, sans que le texte ne perde de sa saveur ? C’est une question qui me fascine et je n’ai d’ailleurs pas de réponse à ce sujet.
Comme le motif de la contrariété revient de façon lancinante dans le récit qui concerne Annunziato, j’ai eu envie de lui mettre dans les mains un manuscrit qui ne lui plaît pas. Le roman qu’il doit traduire, s’il semble promis au succès, ne le passionne pas. Ce qui compte à ses yeux, c’est un deuxième manuscrit, beaucoup plus politique celui-là, qui le ramène d’ailleurs à son passé familial. Mais la traduction n’est qu’un élément du récit. Annunziato, au moment où l’histoire commence, a manifestement besoin de se poser, de s’effacer, de se retirer du monde. C’est ce qui fait qu’il vit bien cet enfermement, qu’il n’appelle pas à l’aide contre toute attente. Après, franchement, j’ai peur de vous décevoir mais je n’ai pas réfléchi à l’idée du traducteur qui pourrait apparaître comme un double. Évidemment, l’activité de l’écriture est par définition asociale, elle nécessite de « s’isoler », de se retirer, non pas comme un ermite, mais enfin bon, on n’écrit rarement en plein milieu d’un dîner, en discutant avec les membres de sa cellule familiale ou entouré de copains.
Continuant à évoquer la figure de Fabrizio Annunziato, ce qui frappe entre toutes ses qualités et celle à laquelle il tient par-dessus tout, ce serait sa voix si particulière qui a fait fermer les yeux de plaisir des femmes mais aussi quelques hommes comme le précise le narrateur. Or tout au long du roman, cette voix, habituellement la plus fidèle dans le jeu de la séduction, lui fait souvent défaut et défaille. Devant également votre récit qui joue de toutes les tonalités possibles, ne peut-on pas considérer Le Cas Annunziato comme un grand récit de la Voix ? Y verriez-vous plus profondément votre propre odyssée, celle de l’auteur d’un premier roman, d’un primo-romancier, qui entend faire résonner sa voix ?
La voix, à mes yeux ou plutôt à mes oreilles, est un élément fondamental dans le jeu de la séduction. Homme ou femme, il y a des voix qui ont le pouvoir de charmer et ce, nonobstant votre orientation sexuelle. Mais très prosaïquement, j’ai affublé Annunziato d’une belle voix pour la simple et bonne raison que je n’aime pas beaucoup la mienne. Je voulais le parer de qualités dont je suis dénué, de traits physiques que n’ai pas. Comme chaque événement, chaque situation se retournent contre Annunziato, l’atout de sa voix, ici, se volatilise, comme lui s’efface. La beauté de sa voix, sa texture défaillent, l’abandonnent, il prend froid dans son cachot monastique, et les premiers mots qu’il prononce surgissent atrophiés, d’une voix éteinte, éraillée. Il faut vraiment le voir comme un simple jeu, et non l’ambition, ou la prétention, du primo-romancier qui réclame de se faire entendre.
Derrière l’histoire folle et épique de Fabrizio Annunziato enfermé dans des cellules successives, on pressent une vision profonde et nue de l’écriture : l’isolement, la réclusion, la retraite comme le souhaitait déjà Pétrarque loin de toute vie sociale, seraient-ils les conditions nécessaires et impératives pour accomplir l’œuvre ? Est-ce votre vision affirmée de l’écriture et plus largement, cela reflète-t-il comme un écho diffracté les conditions mêmes d’écriture de votre roman ? En feriez-vous une métaphore de la condition de toute écriture ?
Je ne l’ai pas envisagé sciemment sous cette forme. Mais au risque de me répéter, il est évident que l’écriture impose de se retirer du monde, au sens que cela nécessite de s’isoler physiquement, de se mettre en retrait de son entourage. Après, ce qui est amusant, ou troublant, c’est que le hasard s’en mêlant, au moment de reprendre le manuscrit, je me suis retrouvé reclus, quasiment comme Annunziato, coincé dans un corset et assigné à résidence pour ainsi dire, ne pouvant me déplacer. Et ma foi, cette méthode-là n’a pas eu que du mauvais. Bon, je vais désormais tâcher de procéder différemment si possible, d’éviter de me prendre des gadins monumentaux pour venir à bout d’un deuxième manuscrit mais oui, impossible d’y échapper, il faut bien passer par des plages de travail, seul face à l’écran d’ordinateur.
Pour décidément demeurer sur la figure d’Annunziato, une des forces les plus intransigeantes et vives de votre roman consiste à progressivement détacher votre personnage des contingences notamment de son corps, choisissant la disparition pour finalement laisser le roman s’achever sur le mot « fantôme ».
Pourquoi votre personnage se choisit-il un tel devenir spectral ? Et, plus largement, après le « Nouveau Roman » puis les romans d’Echenoz où le personnage est là sans y être, pensez-vous que de nos jours, le personnage de fiction doit répondre d’un destin spectral, que c’est peut-être encore sa seule manière possible d’être au récit ? Diriez-vous ainsi qu’Annunziato est l’héritier d’une modernité romanesque ?
Je ne crois pas, heureusement, que ce soit une obligation, pour tout personnage, de devenir spectral. Sans quoi ce serait horriblement lassant, non ? Personnellement, cela ne m’intéresserait pas en tout cas d’écrire des histoires se bornant à un tel registre. Il se trouve que pour ce qui concerne la figure d’Annunziato, cet homme qui s’accommode instantanément d’une réclusion inopinée, cet embryon de Bartleby qui fait tout de même le choix, au moins momentanément, de s’extraire du monde tumultueux, de se poser dans une cellule dont les peintures elles-mêmes parfois s’évanouissent, il me paraissait logique de jouer avec cela, d’explorer cette veine-là. Mais la fin est ouverte, et il me plaît que le lecteur, selon son humeur, son envie, voit Annunziato spectral ou fantomatique, comme au bout de la logique d’effacement qui a prévalu durant sa réclusion, ou au contraire Annunziato délivré, renaissant à lui-même, ressourcé, prêt à vivre et à agir.
J’évoquais à l’instant Jean Echenoz et notamment sa manière d’écrire des romans moins des romans, pourrait-on dire, à savoir des romans où tout le romanesque se déploie mais demeure derrière le miroir sans tain de l’ironie où tout paraît possible : de l’événement le plus infime au déchainement le plus magistral des éléments. Ou pour reprendre une très juste formule de Tanguy Viel : « Chez Echenoz, une page sur deux, on dirait que le narrateur est parti boire un café. »
Quel est votre rapport à l’écriture de Jean Echenoz qui, par ailleurs, hasard du calendrier éditorial, sort en même temps que vous son nouveau roman Envoyée spéciale ? Vous placeriez-vous dans sa filiation romanesque aussi bien par la voix du détachement de votre narrateur que par la fuite d’Annunziato qui peut évoquer celles d’Un an ou encore de Je m’en vais ?
Echenoz, c’est le maître pour ainsi dire. J’ai lu, aimé, tous ses romans. Quand Irène Lindon (Ndlr : la directrice des Editions de Minuit) m’a annoncé que le livre sortirait en même temps que le dernier roman de Jean Echenoz, mon premier réflexe a été de me dire que je rêvais, que tout cela était un épisode cruel d’une caméra cachée. Echenoz, c’est le maître mais il ne m’intéresse pas de le copier, à quoi bon tenter de refaire en moins bien ?
Qu’il y ait des influences souterraines, certainement. Que sa prose infuse en moi, comme celle de nombreux autres auteurs, sans doute. Je vous rejoins pour ce qui concerne le goût du détachement par rapport au récit, même si je ne crois pas avoir osé filer boire un café une page sur deux. Le plus beau compliment qu’Irène Lindon m’ait fait, c’est de dire : « Votre truc, ça ne ressemble à rien ». Le mot « truc », le pronom « ça », c’est beau, c’est drôle, c’est jouissif d’entendre ça. Un jour, elle a ajouté : « Bon, vous pourriez penser que c’est péjoratif de dire cela, que ça ne ressemble à rien, votre truc ». Mais non franchement, aucun risque sur ce point, c’est vraiment la plus belle chose que l’on m’ait dit sur le Cas Annunziato, ça me ravit tout simplement.
À évoquer les éventuelles filiations, vient, pour le primo-romancier que vous êtes, la question de publier aux éditions de Minuit. En quoi rejoindre pour vous les romans à l’étoile bleue se révèle-t-il important voire participe de votre geste même d’écrire ? Qu’est-ce qui vous a poussé à envoyer votre manuscrit chez Minuit ? Désiriez-vous placer votre premier roman dans la filiation de certains écrivains en particulier ?
Minuit, c’était le rêve absolu. Lorsque je travaillais à la maison, les filles de ma compagne, au retour de l’école, me voyaient pencher sur mon ordinateur et me demandaient souvent à qui j’allais envoyer l’histoire que j’écrivais. Je me souviens très bien leur avoir répondu que je l’enverrais au meilleur, c’est-à-dire Minuit, en précisant que ça ne marcherait probablement pas mais qu’il fallait d’abord se donner cette chance.
J’ai envoyé le manuscrit à une douzaine de maisons d’édition. Comme j’avais lu Jérôme Lindon de Jean Echenoz, lu également quelques interviews d’auteurs de la maison, Laurent Mauvignier, Jean-Philippe Toussaint, Julia Deck, je savais que cela pouvait se jouer assez vite, 48 heures en gros.
Effectivement, la réponse est tombée très rapidement, Irène Lindon m’a indiqué qu’elle avait lu avec intérêt Le Cas Annunziato, mais qu’elle trouvait l’ensemble trop long. J’étais d’accord avec ses remarques, je lui ai proposé de le retravailler à la faveur de congés. Minuit, c’est un ensemble, je déteste que l’on dise que la maison publie des textes qui se ressemblent, car rien n’est plus faux. Il y a sans doute une communauté d’esprit mais franchement, Beckett n’a rien à voir avec Duras, qui n’a rien à voir avec Robbe-Grillet, Séréna, Mauvignier, Viel, Echenoz, Savitzkaya ou Deck.
Des hommes, de Mauvignier, c’est pour moi l’un des textes les plus forts, les plus éblouissants de ces dernières années. Là, la littérature met par terre, renverse, c’est le KO intégral.
Derrière l’intrigue aux tours romanesques et aux emportements ironiques, nombre de situations ouvrent à des considérations politiques : l’histoire prend place dans un contexte de soulèvement et de grève suite au retour du Cavaliere ; les carabiniers traquent toujours les moindres brigades rouges et Annunziato perd connaissance le soir du 21 avril dans sa cellule après le coup de tonnerre de Lionel Jospin qui, battu à la présidentielle, quitte la vie politique.
Ce contexte éminemment politique constitue-t-il un élément majeur et moteur de votre écriture ? Seriez-vous d’accord avec l’idée selon laquelle, au-delà de la qualité romanesque du récit, Le Cas Annunziato peut se lire comme une fable politique ? Y aurait-il une leçon politique ou tout du moins une dimension politique notamment dans l’isolement forcé d’Annunziato dans sa cellule de moine ?
Ce n’est certainement pas à moi de donner de leçon à quiconque ! Mais, bien entendu, Le Cas peut se lire comme une farce, et – j’en ai déjà parlé – je tenais à situer l’histoire en 2002 pour des raisons politiques. Il était hors de question de verser dans le pamphlet, je voulais quelque chose de léger, de drôle si possible, bref d’enlevé, avec une touche de décalé. J’assume complètement le côté rocambolesque de l’histoire, je le revendique même, mais je ne voulais pas non plus sacrifier la trame romanesque de l’histoire à un quelconque esprit potache. La vraisemblance est importante, j’espère qu’on lit l’histoire ainsi, même si sur ce point, je ne suis plus maître de rien. Tout de même, j’aimerais qu’on se dise : ok, c’est rocambolesque mais oui, qui peut dire qu’une telle histoire ne pourrait advenir.

A ce propos, prenez encore Berlusconi, et son troisième passage à la tête du conseil des ministres italiens : survient le scandale des soirées « bunga bunga ». En 2010, des enquêteurs prennent la déposition de la fameuse « Ruby » – jeune fille alors entendue pour vol – qui a participé à ces soirées alors qu’elle était mineure. Coup de fil providentiel. A l’autre bout du téléphone, il y a un émissaire du Palazzo Chigi, siège de la présidence du Conseil des ministres, qui exige la libération immédiate de la jeune femme, sous prétexte qu’elle serait la nièce du président égyptien de l’époque, Hosni Moubarak, et que cela pourrait créer un incident diplomatique. Ruby est libérée sur-le-champ. Plus tard, on se rend compte de ce mensonge et face aux journalistes qui le somment de s’expliquer, Berlusconi ne nie même pas être à l’origine de l’appel téléphonique, déclarant, sans même rire, quelque chose comme : « Mon cœur est toujours grand lorsqu’il s’agit d’aider une personne en difficulté ». Si là, on n’est pas au summum du rocambolesque… C’est terrible, car dans un récit, je ne sais pas si j’oserais aller jusque-là, j’aurais peur que l’artifice soit trop gros. Mais la vérité, c’est que l’on reste souvent bien en-deçà de la réalité.
Après ce coup d’éclat premier que constitue Le Cas Annunziato, songez-vous déjà à un nouveau roman ou est-il déjà en cours d’écriture ? Et si tel est le cas, s’inscrira-t-il dans la même filiation ou cherchera-t-il à la déjouer pour écrire un « nouveau premier roman » si je puis dire ?
Fort heureusement, au cours de ces dix années pendant lesquelles j’ai lanterné sur Annunziato, j’ai eu l’occasion de débuter de nouveaux projets. Donc oui, il y a des idées de romans, disons quatre ou cinq qui me semblent différents, au moins dans leur forme. Deux projets sont plutôt bien avancés, mais la grande difficulté va être de me dégager du temps pour les achever. La motivation ne manque pas, la publication chez Minuit est le plus bel encouragement qui soit. Il est hors de question d’attendre dix ans avant de soumettre un nouveau texte à Irène Lindon. Après, il n’y a évidemment pas d’obligation de publication, il faut que le roman plaise, convainque, donc on remet des balles dans le barillet.
Yan Gauchard, Le Cas Annunziato, éditions de Minuit, 2016, 128 p., 12 € 50 — Lire un extrait en pdf — lire sur Diacritik l’article de Laurence Bourgeon