« Tout se réduit en somme au désir et à l’absence de désir. Le reste est nuance »
Cioran
Maren Sell a été follement amoureuse de Yann Andréa. Jusqu’au point d’en être volontairement l’esclave, de le vénérer comme un dieu, de se consumer pour lui telle une adolescente saisie soudainement par les frissons du premier amour. Elle semble d’ailleurs ne pas craindre la révélation de ses agissements tempétueux et romantiques ou encore l’écriture de phrases dont la naïveté laisse rêveur : « Que chantent les anges ? L’amour naissant » ; « votre bouche était comme un papillon qui butine, d’une légèreté insoutenable ». Mis à part l’hyperbole finale qui convoque aussitôt une plume de poids, Duras ou la première amante de Yann, cette évocation idyllique de l’amour semble appartenir à une littérature d’antan, à une libido amandi très proche de jeunes personnages de Bernardin de Saint Pierre.
De fait, le lecteur de L’Histoire, fragments d’autobiographie amoureuse publiés par Pauvert, sera étonné de ne pas y retrouver le caractère sulfureux, foncièrement provocateur et érotologue qui a toujours été le propre d’une maison d’édition si souvent traquée par la censure. Il faut rappeler que l’éditeur de vingt-et-un ans qu’était Jean-Jacques Pauvert en 1947 fonde la maison d’édition qui porte son nom, en décidant de publier l’intégralité des œuvres de Sade pour laquelle il sera aussitôt confronté à des perquisitions, à des convocations de la Police des mœurs et, en 1956, à un procès qui le condamnera à payer une amende considérable et à détruire l’œuvre éditée. Et la création en cette même année de la collection « Bibliothèque internationale d’érotologie » confiée à Joseph-Maria Lo Duca, lui vaudra d’autres actions de censure.
Si Maren Sell se livre parfois à la description, rare, des rencontres voluptueuses avec son amant quand celui-ci veut bien se concéder, on est ici loin de Sade ou de Bataille, autre auteur historique de l’interdit chez Pauvert. Et malgré la référence à plusieurs textes de Duras et notamment à L’Homme assis dans le couloir, L’Histoire manque de la puissance dévastatrice du désir que l’on peut lire dans le récit durassien qui brave les tabous. Chez Duras l’acte sexuel est décrit avec force précision au point d’osciller entre l’érotique et le pornographique, et le corps amoureux est montré en proie à la jouissance de l’extrême qui convoque Thanatos. Duras ne se censure pas et n’est pas censurée lorsqu’elle avoue l’origine autobiographique de cette histoire violente vécue avec Gérard Jarlot qu’elle retrace déjà en 1958 dans Moderato cantabile, époque pendant laquelle elle commence aussi à écrire les premières ébauches de L’Homme assis dans le couloir.
Le texte de L’Histoire suggère plus qu’il ne dit. C’est pourquoi L’Homme assis dans le couloir est inscrit dans ses pages, comme le seront par ailleurs d’autres récits de Duras. Il évoque dès lors la virulence du désir que Maren Sell ressent pour Yann, tout en véhiculant un soubassement fantasmatique important qui s’étend sur l’ensemble du livre, on y reviendra. Plus particulièrement le récit sert à rapporter deux anecdotes qui fonctionnent comme le pivot de ce qui sera la destinée sentimentale de Maren Sell. La première anecdote est une histoire d’échec. Elle relate l’abandon de son entreprise de traduction en allemand de L’Homme assis dans le couloir, à cause d’un mot. « [L]a queue – der Schwanz » n’est pas un substantif féminin en allemand, explique l’auteur, il lui était donc impossible de récréer l’ambiguïté mise en place par Duras entre le pronom féminin, « elle », qui peut se confondre avec le mot français désignant le sexe masculin. Elle fait part de cette difficulté à Duras lors d’un dîner à la suite d’une émission télévisée à laquelle les deux femmes participent en 1989. Duras en sourit. La traduction de son texte en allemand est parue en 1982 et c’est un traducteur de renommée internationale, Elmar Tophoven, qui s’en est occupé.
La deuxième anecdote concerne une humiliation subie, à l’évidence, une mortification supplémentaire. Maren Sell vient de publier Naître coupable, naître victime de Peter Sichrovsky, un recueil d’interviews effectuées auprès de petits-enfants de responsables nazis et de petits-enfants de juifs assassinés dans les camps. « L’Allemagne est en train de changer. Il y a une prise de conscience », dit-elle à Duras en glissant sur la table un exemplaire du livre qu’elle désirait tant lui offrir. Duras refuse le présent d’un geste méprisant et brutal. Le livre sort aux Editions Maren Sell & Cie en 1987. Depuis 1991 il est disponible chez Seuil dans la collection « Points Actuels ».
Duras a sans doute ses raisons de refuser ce texte. Elle a vécu en première personne l’angoisse et le tourment liés à la déportation de son mari Robert Antelme. Elle en écrit un texte, La Douleur, paru en 1985. On saura par ailleurs en 1996 que Peter Sichrovsky rejoint le parti d’extrême droite autrichien de Jörg Hader. Quant à Maren Sell, elle est allemande, le mur de Berlin vient de tomber en cette même année 1989, elle souhaiterait être libérée de la honte, d’où sa prégnante envie de réconciliation. Le lecteur comprendra aisément dans ce passage, que pour Maren Sell, Marguerite Duras représente l’autorité. L’autorité des Lettres, l’autorité de l’Histoire ainsi que l’autorité de l’histoire qui est en train de s’écrire. Si bien que le refus de Duras provoque un traumatisme, une incontestable blessure narcissique.
Dévalorisation, infériorisation, humiliation, le désir de reconnaissance de Maren Sell est nié, balayé. On pourrait gloser ainsi : l’amour que voue la traductrice en puissance et l’éditrice confirmée à l’écrivain Duras, se mue aussitôt en perte d’amour. Ce qui prédomine ici, c’est le destin qui se joue pour Maren Sell dans sa relation avec son objet de désir. Duras est la mère de la littérature, l’amante de la littérature et celle qui a transformé en littérature tous ses amants, partant une sublime source libidinale. Mais la séduction rêvée n’a pas lieu, l’objet se soustrait. Et Maren Sell sera en proie au ravissement à jamais.
C’est pour cette raison que L’Histoire n’est pas seulement un livre qui révèle la passion vécue par Maren Sell pour Yann Andréa. Ce n’est pas non plus uniquement un texte sur leur relation à l’écriture qui alterne le point de vue de Maren Sell, en caractères romains, et celui de Yann Andréa, en italiques. Elle, éditrice en 1999 de Cet amour-là chez Pauvert, lui assis au bar du Bedford en buvant des vodka-orange, toujours inlassablement sur le point de peut-être écrire. L’Histoire est l’évocation obsessionnelle d’une triangulation du désir. Car Maren Sell veut faire l’amour avec Yann mais d’abord avec Duras — Jean-Jacques Pauvert se serait réjoui de cet arrière-goût de nécrophilie — si bien que la vie de ce désir, forcément soumis à la mort de Duras, ne cesse d’entrer en résonance avec le corps de la disparue et le corps de ses textes. Un cadeau de Yann à Maren, un rouge à lèvres Guerlain, et c’est La Pute de la côte normande qui revient « elle s’était maquillée comme une putain, la putain de la côte normande. Pour vous séduire ? », demande Maren. Pour le réveillon de l’an 2000, Maren Sell s’habille comme Anne-Marie Stretter, avec cette robe noire que le personnage durassien porte au bal de T. Beach et dont elle sera aussitôt dévêtue par Michael Richardson et par les fantasmes de Lol V. Stein : « vous me faisiez des compliments, écrit Maren, sur ma robe aux mille plis noirs et dont les manches étaient celles d’un grand oiseau de nuit ». Quand Maren danse avec Yann, c’est sur les notes de Capri c’est fini d’Hervé Vilard, cette chanson que Duras aimait et qu’elle évoque dans Yann Andrea Steiner ; quand ils se déplacent en voiture, ils chantent comme faisaient de coutume Yann et Duras ; quand ils se retrouvent dans la maison de Maren en bord de Seine, dans la liste des courses, apparaît l’inévitable soupe aux poireaux.
L’Histoire emprunte aussi des métaphores durassiennes pour s’écrire, Maren Sell les incorpore dans le texte en les faisant siennes, comme pour restituer une litanie qui touche à la maladie de l’écrire durassien. On retrouvera dans les pages écrites par Maren Sell l’image du « navire » et des amants (Le Navire Night) ou encore celle des « grottes des premiers hommes » (Écrire, Les Mains négatives). Dans les pages écrites par Yann Andréa des expressions de Duras sont reprises mot à mot : « une histoire à dormir debout » (Le Marin de Gibraltar) et d’autres, légèrement modifiées : « offerte à qui veut bien la regarder » faisant écho aux voix d’India Song qui évoquent la prostitution : « Elle est à qui veut d’elle ». Ni Maren ni Yann ne peuvent se défaire de cette force qui plane au-dessus d’eux et que Maren Sell définit tel l’œil de Dieu. On l’aura compris, M.D. est omnipotente et omniprésente.
Dans cet espace de désir ravageur sans cesse suggéré, et comme dans tout schéma d’émergence passionnelle lié à l’écriture, surgit la question du matricide. « Comment faire de Duras un passé ? », se demande Maren Sell dans un excès de lucidité. Elle conduit ainsi le lecteur vers son désir de meurtre par petites touches isolées mais qui ont enfin le mérite d’être progressivement clairement formulées. Un jour Maren sauve Yann d’une noyade, la mer a failli l’engloutir, comme à vouloir rappeler que Duras avait déjà failli tuer Yann avec sa présence et son irréparable absence. Rendre visite à la mère de Yann ne déplait pas à Maren qui dit en revanche que Duras avait toujours refusé de la voir parce qu’elle aurait pu être la mère de cette mère. Un coup de griffe certes, mais trop bas pour atteindre véritablement Duras. Et puis vers la fin du livre, cette phrase qui n’a pas crainte de se dire. Suite à l’accident où Maren Sell faillit mourir, après la séparation avec Yann, l’auteur écrit : « Le passé était passé, les livres rangés où il faut, dans une bibliothèque. Marguerite Duras était dans sa tombe, le corps décomposé ». Dans l’entretien avec Bernard Pivot en 1984, Duras dira : « Seule l’écriture est plus forte que la mère ». Est-ce donc dans ces dernières pages de L’Histoire que Maren Sell saura affronter l’interdit de l’inceste et du matricide pour faire du langage et de sa propre écriture, sa loi ?
Il faudra passer par un voyage de Maren Sell à Calcutta — haut lieu du récit durassien, comme à vouloir rendre visite au tombeau symbolique de l’écrivain —, par la mort de son mari, puis par la mort de Yann Andréa pour que L’Histoire soit publié. Rendons alors à Maren Sell l’appartenance au pauvertisme qu’on lui avait refusée, une appartenance d’intentions. Son écrit autobiographique ne cache pas les noms de tous ses proches, il ne cache pas non plus les flots de cet amour d’adolescent qui a bouleversé sa vie et qu’elle a donné à lire à son mari et à sa fille avant de le poser dans un tiroir. Elle aura eu la délicatesse d’interroger sa fille avant de procéder à la publication « tu fais comme tu veux » sera la réponse. Le goût du scandale n’est pas poli, il veut déranger, susciter l’indignation, le blâme. Le trouble de Maren Sell est néanmoins là, à défaut de troubler le lecteur, et l’auteur aura eu le courage de se mettre a nu.
On a envie d’imaginer l’histoire de Maren racontée par Jacques Hold, le narrateur du Ravissement de Lol V. Stein. Celui-ci écrirait d’elle ce qu’il écrivait de Lol : « Lol ne pense plus à cet amour. Jamais. Il est mort jusqu’à son odeur d’amour mort ». Mais de cette mort il n’en est rien. Maren comme Lol sera toujours là, blottie dans un champ de seigle. Toujours prête à guetter le rituel des amants.
Maren Sell, Yann Andréa, L’Histoire, Pauvert, 2016, 228 p., 16 €