Abécédaire de Patrick Varetz

Patrick Varetz © Bianca Fontez

L’abécédaire de Patrick Varetz, écrivain, auteur de Jusqu’au bonheur (2010), Bas Monde (2012), Premier mille (2013), Petite vie (2015), tous publiés chez P.O.L, et plus récemment de Modigliani, une bonté bleue (Invenit, coll « Ekphrasis »), à paraître à l’occasion de la rétrospective « Modigliani, l’œil intérieur » au LaM (du 27 février au 5 juin) : Modigliani, une bonté bleue sera en vente au LaM dès le début de l’exposition, puis en librairie à la mi-avril.

Avorton
Cette petite chose ratatinée au fond de mon ventre, ce moi miniature — pétrifié par la peur du père —, qui donne parfois de la voix mais se refuse encore à grandir.

Bleu
La couleur de la blouse de Moïse Kisling, dans ce tableau d’Amedeo Modigliani auquel je viens de consacrer un petit livre. Mon premier texte lumineux. Ce bleu, monumental (une montagne de bonté), surgi au détour d’une phrase d’Henri Michaux.

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Colère
Cette colère blanche qui alimente mon énergie à écrire. Cette violence que le Verbe dénature et transforme.

Désordre
Celui des origines, qui se propage tout au long de l’existence. Ce chaos intérieur qui cherche à s’organiser dans l’exercice têtu de la poésie.

Extermination
Cette obsession des camps, et des processus mis en œuvre pour la déshumanisation et l’éradication de l’espèce. Je ne sais pas d’où cela me vient, sinon qu’enfant on m’a fait visiter pendant les vacances le camp du Struthof, en Alsace. Mon premier roman (Jusqu’au bonheur) traite maladroitement de ce sujet.

Fièvre
Ces jours entiers, passés dans un lit, au creux d’un espace indifférencié que l’on imagine parfois — et avec bonheur — proche de la mort. Et puis ce voyage, en plein hiver. Le train immobilisé par la neige, et moi grelottant contre la vitre.

Genèse
L’idée de cette genèse à rebours qui nous ramène vers le chaos, et qui constitue l’ossature de mon premier roman. Et puis, a contrario, la volonté toute puissante du Verbe ; sa capacité à nommer, à mettre le pire en lumière. La voix du bébé dans mon second roman (Bas monde).

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Hexagramme
Cette lubie de m’en remettre parfois au Yi Jing pour écrire des poèmes (une idée héritée sans doute du Maître du Haut Château de Philip K. Dick). Ainsi, le poème 1 339 consacré à l’hexagramme 48 :

1 339.

PUITS tu es ce puits qui se
Nourrit d’une eau invisible
Tu ne possèdes ni margelle

Ni poulie simplement cette
Ouverture sur le vide puits
Tu peux toujours avaler la

Langue des symboles et la
Bouillie des mots tenter de
T’unir aux autres hommes

À leurs échanges tu n’iras
Pas très loin dans le corps
Social.

Imposteur
Cette idée récurrente de tromper mon monde. De ne pas être, par exemple, l’écrivain que je prétends être en publiant des livres. Cette difficulté, sans doute, à exister hors de mon milieu d’origine.

Je
Le Je, finalement triomphateur, du narrateur (qui ne saurait faire oublier le Je tyrannique du père, jamais bien loin). Voilà pourquoi, dans mes poèmes, j’utilise de préférence ce Tu indifférencié (tantôt moi, tantôt d’autres), qui induit la possibilité d’une porosité entre les êtres.

Kitsch
Serait-il devenu barbare, ou kitsch, d’écrire des poèmes après Auschwitz ? C’est Rachel Blau DuPlessis, poétesse new-yorkaise, qui — à la suite du philosophe Theodor Adorno — s’interroge sur le sujet dans son Brouillon 52*. La réponse, selon moi, elle la formule dès les premiers mots de son Brouillon 6 : Œuvrer parmi les morts pour cerner le flot vivant…

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* Rachel Blau DuPlessis, Brouillons, Paris, Série américaine Éditions Corti, 2013.

Lubies
Ces lubies de ma mère, à vouloir tout me raconter de ses malheurs, et des pratiques sexuelles qu’elle partageait avec mon père. Si j’emploie ainsi le mot lubies au pluriel, c’est pour ne pas avoir à écrire folie au singulier.

Morcellement
Ce fantasme d’un moi en morceaux, que seule l’écriture parvient à disperser (en recréant un semblant d’unité). Il y a quelques années, jouant au jeu des associations d’idées, mon analyste me demande de fermer les yeux, puis de lui dire ce que m’évoque le morcellement. Je vois des taches de couleurs, qui me font aussitôt penser au peintre Miró. — Alors, selon vous, être morcelé, c’est être miro, aveugle ?…

Nord
Là où je vis, entouré d’une tribu d’amis (la plupart écrivains, éditeurs, ou rattachés à la filière du livre). C’est un fait avéré que la pratique de l’écriture vous éloigne du monde ; raison de plus pour garder le contact.

Odeurs
Elles sont très présentes dans mes livres, à commencer par celle — pestilentielle, de sulfure d’hydrogène — que mon père rapportait de l’usine.

Père
Le principal aliment de ma colère. C’est d’abord pour lui, et contre lui, que j’écris. Alors que je croyais en avoir fini avec cette vieille figure, voilà qu’elle revient — encore — au centre d’un nouveau roman.

¿ QUIEN ERES ?

Qui es-tu ?
C’est la question qui me vient quand, depuis le sommet d’une pyramide, à Cholula au Mexique, je fais face au volcan Popocatepetl (ce triangle plein de la colère).

Renoncement
Le sentiment parfois que cette vie ne serait pas ma vie ; que j’aurais renoncé au bonheur, pour devenir cet idiot qui écrit.

Saint-André-des-Arts
La rue de mon éditeur, à Paris, au bas du boulevard Saint-Michel. À chaque fois que je pousse la lourde porte du n°33, je traverse la cour intérieure sur la pointe des pieds.

Ténèbre
Une façon, encore, de souligner le désordre des origines. Avec ça que j’ai toujours été attiré par le trou noir au cœur de l’âme humaine.

Urine
Pour cette humiliation de m’être fait pisser dessus, au creux des épaules, et pour ce plaisir trouble d’avoir observé une petite fille pissant debout — les jambes écartées — devant moi. L’odeur chaude et sucrée de l’urine m’évoquera toujours la honte et le désir (voir le dernier chapitre de Petite vie).

 

Vide
Ce sentiment de vacuité qui me poursuit, et traverse durablement mes poèmes (voir plus haut, avec l’hexagramme du puits). Il y a peu, mon ami Dominique Quélen me rappelait ces propos de Paul Claudel : Vous savez la définition que l’on donne souvent d’un canon ? C’est un trou, autour duquel on a mis du bronze ou de l’acier. Ce qui vaut aussi pour le poème : un trou, avec des mots autour.

Wartz
Varetz, avec un W et sans E. Mon double. L’auteur violent, colérique, polémique et intolérant, que je dissimule en moi (mais que je me refuse pour l’heure à incarner).

XXXL

Ce corps immense qui m’abrite, et qui avale tous les livres. Ce poids, parfois sans consistance, qui cherche à combler tous les vides.

Yquem
Cette bouteille de Château D’Yquem 1985, que j’ai bue avec ton frère le soir de Noël, un an après ta mort (cette saveur trop prononcée de mandarine, et cette concentration écœurante du sucre). Lors de notre dernier réveillon, tu étais tombée, et j’avais essuyé le sang dans tes cheveux (rassurant les autres, pour t’éviter les urgences et l’hôpital).

Zarb
Ce portrait bizarre, au final, en forme d’abécédaire.

 

Patrick Varetz © Bianca Fontez
Patrick Varetz © Bianca Fontez