Elizabeth Harrower : « Son avenir appartenait au passé » (Un certain monde)

Elizabeth Harrower, Un certain monde (détail couverture)

Sans doute le nom d’Elizabeth Harrower ne vous dit-il (encore) rien. Et pourtant : Elizabeth Harrower est née à Sydney en 1928, ses quatre premiers romans ont connu un succès phénoménal dans les années 60. Mais elle a longtemps cessé d’écrire, renonçant même à publier un roman terminé, In certain circles. Son œuvre a été exhumée lorsque deux éditeurs australiens, Michael Heyward et Penny Hueston, ont souhaité reprendre ses livres dans la collection « Classics » de Text Publishing. Elizabeth Harrower accepte et, lors de la rencontre, mentionne In certain circles, manuscrit inédit qui sera conjointement publié. C’est par ce roman, qui vient de paraître chez Rivages sous le titre Un certain monde, que la France va à son tour découvrir une voix que son éditrice, Nathalie Zberro, compare à celles de Virginia Woolf, Jane Austen ou Alice Munro :

« J’ai lu, en 2014, un papier de James Wood dans le New Yorker, quatre pages sur la figure d’Harrower, sur la réédition de In certain circles mais aussi ses précédents livres, The Watch Tower, etc. Trois choses m’ont intéressée : la famille littéraire à laquelle il faisait référence, Woolf et Jane Austen ; l’histoire éditoriale liée à la conviction de Text Publishing, une maison d’édition australienne que j’aime beaucoup et en qui j’ai confiance ; et elle, Elizabeth Harrower. Surtout elle : sa modestie devant cette renaissance littéraire à plus de 80 ans, sa manière de dire « il y a partout dans le monde tant de romans morts qui n’avaient pas besoin d’être écrits », son charisme, le fait qu’elle n’ait pas fait étalage des raisons personnelles qui l’ont poussée à ne plus écrire. Ce sont les journalistes qui ont invoqué la mort de sa mère en 1971, elle n’a jamais confirmé ou infirmé. Le personnage m’a conquise.

J’ai découvert qu’Elizabeth Harrower n’avait jamais été traduite en français, j’ai lu In Certain Circles et The Watch Tower… C’est toute la littérature que j’aime, celle d’Alice Munro, d’Elizabeth Taylor, des Années de Virginia Woolf : la subtilité, le sujet de saga (quatre jeunes gens à l’aube de leur vie, que vont-ils devenir sur vingt ans ?) qui devient une anti-saga par la grâce du style. Elle travaille sur des détails, sur la distorsion du temps, les moments de flottement. Dès la première scène, il y a une vérité immédiate du grand livre, du grand écrivain. Mais ce n’est pas un chef-d’œuvre intimidant, bien au contraire, il se présente à vous sans crier gare, entre deux repas, deux conversations, une partie de tennis, un jour ensoleillé, etc. Comme chez Tchekhov. 300 pages plus tard, le destin a accompli son œuvre. La trajectoire intime est plus importante que la péripétie, que les lignes biographiques des personnages » (Nathalie Zberro).

« J’espérais que la vie serait toujours parfaite, ce qui n’est pas raisonnable. Mais pourquoi les espérances sont-elles innées ? »

(Un certain monde, p. 218)

Un certain monde est en effet de ces livres qui vous plongent dans une bulle, dont l’atmosphère vous enveloppe dès ses premières lignes, dont le récit et les personnages vous hantent. Tout pourrait sembler si linéaire, à l’image de la « matinée parfaite » des premières pages : le récit s’ouvre sur une partie de tennis, un moment en suspens entre un avant — la seconde guerre mondiale, les « nouvelles horribles » dans les journaux — et un après que le lecteur pressent, devine, guette. La partie est un double, sur le court quatre joueurs échangent des balles, à l’image de ce roman qui va suivre la vie de quatre personnages principaux, Zoe, Russell, Anne et Stephen, sur vingt ans. Le cadre résiste au temps, une maison sublime, « carrée, en pierre, sur la rive nord du port de Sydney ». Pourtant, à la fin du roman, une piscine aura été creusée sur l’emplacement du court de tennis et tout aura changé, profondément, les lignes de force se seront renversées…

La famille Howard semblait si préservée, un îlot de richesse et mondanités, le couple de biologistes est « de ceux dont l’opinion sur tous les sujets, de la criminalité à la mayonnaise, était censée intéresser la ville entière », leur fille Zoe, « intrépide, riche de ses dix-sept ans » est photographiée dans les pages glacées des magazines. Russell, son frère, vient de rentrer de la guerre, il est promis à un bel avenir. Les Howard évoluent dans un monde où l’on cache ses émotions, dans lequel l’élégance est de taire fêlures, doutes et inquiétudes. Mais l’amitié de Russell pour le sombre Stephen comme la présence de sa sœur Anna bousculent cet équilibre. Zoe a « la sensation que quelque chose de désagréable lui arrivait, quelque chose d’irréversible, de magique et d’inévitable ». Le monde change, comme le dit Russell, « un jour peut-être les gens et les talents ne seront plus sous-employés » et cet avenir n’est sans doute pas si « lointain ». Mais la fresque sociale ne sera jamais discours, ses échos nous parviennent via journaux et radio et surtout par leur empreinte indirecte sur des trajectoires intimes.

« Mais tôt ou tard, les gens doivent prendre leur vie en mains et non la disperser comme s’il s’agissait d’un fil de laine qu’une adroite tricoteuse manipulerait peut-être mieux qu’eux. » (Un certain monde, p. 145)

Un certain monde suit l’histoire des Howard, de Russell et sa femme Lily, de Zoe, d’Anna et Stephen dans un monde qui n’est plus si certain, justement, qui vacille. Parce que les femmes changent, les hiérarchies sociales ou les mœurs mais que des différences demeurent, des obstacles infranchissables, comme le figure le mariage de Zoe et Stephen : « mon enfance heureuse s’est constamment élevée, telle une discrimination raciale, entre nous. C’était moi le Noir ». Tout le récit est dans des failles implicites, des moments en ellipse, alors que tout voudrait laisser croire à un « maintenant » éternel, à une absolue présence. Elizabeth Harrower excelle à rendre les sous-textes, à faire du moindre silence un univers.

Stephen, l’ami de Russell, tragiquement aimé de Zoe, est le centre mouvant du livre, son point de fuite, lui dont la vie est comme « les pièces d’un puzzle dont le motif était secret », « il fallait les mémoriser, puis les garder soigneusement en réserve en attendant qu’elles trouvent leur emplacement ». Ainsi est le roman, une surface lisse pourtant traversée de mouvements tectoniques, d’abord imperceptibles mais aux répliques fatales. Ou, pour citer une image du livre qui pourrait dire sa manière, « tandis qu’elle parlait avec objectivité en regardant droit devant elle, Anna sentait son squelette osciller secrètement à la façon d’un agglomérat d’algues ballotté dans les profondeurs d’une mer agitée, invisible à la surface miroitante des eaux ».

Un certain mondeUn certain monde est une fresque familiale sur deux décennies et parcourant le globe (de l’Australie à l’Europe en passant par l’Afrique du sud) mais qui refuse toutes les ficelles et les étirement artificiels que pourrait supposer ce type de roman, renouvelant ses codes pour privilégier courts-circuits et ellipses, un récit d’autant plus bouleversant qu’il est concentré, une immense analyse (sur le temps, l’amour, l’identité) qui ne refuse jamais sa part romanesque tout en ayant la force et l’élégance de renoncer aux longueurs. Aucun mot de ce roman n’est inutile, toutes ses scènes sont d’une acuité décapante, minant le « maintenant parfait ».

Ce pourrait être un roman d’apprentissage mais quand les illusions s’effondrent, « tout est plus mystérieux que jamais ». Zoe le comprend, alors que « son avenir » lui semble désormais appartenir « au passé » : « ce qui nous déroute tant », dans nos relations aux autres, « c’est de connaître si mal les ressorts de (leur) existence ». Ce sont ces ressorts que dévoile Elizabeth Harrower sans jamais les expliciter, dans un livre qui est un véritable bijou, déjà un classique et pourtant furieusement moderne.

Elizabeth Harrower, Un certain monde, traduit de l’anglais (Australie) par Paule Guivarch, éditions Rivages, 268 p., 21 €