Le grand entretien : Alban Lefranc (La Mèche)

Alban Lefranc © Christine Marcandier

La revue Le Chant du monstre publie un long extrait de La Mèche, pièce de théâtre d’Alban Lefranc dont la création, par la compagnie Le Menteur volontaire, est prévue pour 2017. L’écrivain y met en scène Göbbi, Eva, Romi, La Mèche, Strasser, Himmli, Göri, Hess, mais aussi Spirou et Candide, dans une pièce qu’il refuse de dire historique tant elle dépasse le seul cadre de l’accession d’Hitler au pouvoir, tant elle est de fait anhistorique dans sa saisie d’une violence dans l’histoire, d’un travail sur « l’espèce de ventre mou de notre présent », la gangrène d’un langage figé sur des idéologies et des images, tissé de mots qui perdent tout sens. La représentation, le travail sur les personnages comme figuration de forces de l’Histoire, une forme de distanciation héritée de Brecht permettent une réflexion sur « ce qui est en jeu ». Comme l’écrivait Brecht de son Arturo Ui, « c’est une parabole, conçue dans le but de détruire le respect habituel et dangereux devant les grands tueurs ».

Comme dans l’ensemble de son œuvre, Alban Lefranc défait les icônes de notre temps, travaille sur ces images qui arrêtent trop souvent la pensée sont comme un « déjà là » qu’il faut interroger et dont il faut abattre les mécanismes Capture d’écran 2015-12-16 à 08.45.29hérités. Ses récits sont tous travaillés par la question de la voix, de la langue et de ses usages et la dimension théâtrale de La Mèche exacerbe ces questions : l’acteur, par son jeu, sa manière de figurer des personnages historiques, comme par son Verbe, porte et souligne, « ce qu’il met en relief, c’est un sens » comme l’écrivait Barthes dans son Sur Racine.
C’est sur l’ensemble de ces enjeux, politiques comme dramaturgiques, qu’Alban Lefranc a bien voulu répondre, pour Diacritik.

Un long extrait de La Mèche paraît dans le numéro 4 du Chant du monstre. Tu donnes beaucoup de textes en revue, tu en as monté une toi aussi, La Mer gelée, franco-allemande, dont on reparlera prochainement. Cela répond à un attrait particulier de ta part pour ce type de publication ? Et si oui, lequel ?

Le travail de préparation et de documentation qui précède l’écriture elle-même peut se muer en empêchement – les impulsions extérieures obligent à en sortir, à livrer un texte, même provisoire.
De manière plus générale, certaines revues sont parfois un espace de liberté miraculeux, en tout cas très rare aujourd’hui, où peuvent être publiés des « textes », c’est-à-dire des choses inclassables, des « fusées » qui ne sont ni des nouvelles, ni des romans au sens courant du terme.

Dans le texte du Chant du monstre qui introduit à cette publication de La Mèche, on lit cette remarque très juste, soulignant combien ton écriture emprunte au poème et au théâtre. Ton dernier roman, Si les bouches se ferment (Verticales, 2014) tendait vers cet absolu du poème en prose dans ses dernières pages. Il faudrait ajouter le cinéma d’ailleurs (Fassbinder, Pialat… et Melville est cité dans La Mèche). En quoi est-il important pour toi de nourrir la prose de ces autres genres, la poésie, le cinéma, le théâtre ?

photographie page intérieure du livre © Christine Marcandier

Dans la poésie et le théâtre, c’est la puissance de la profération qui m’intéresse, l’horizon d’une parole performative. J’ai une grande fascination pour la parole prophétique, telle que la décrit Max Weber dans Le Judaïsme antique notamment. La parole heurtée, brutale du prophète en haillons qui arrive sur la place, fait face à la foule et lui annonce la chute de la cité, son effet de sidération sur les vivants.

Je crois que le théâtre, la poésie gagnent à puiser à ce fonds archaïque, celui des prophètes, celui de la tragédie antique. Les romans de Flannery O’Connor sont un exemple d’une réactivation de ce tragique, avec des éléments grotesques certes mais jamais la moindre ironie (qui est une des plaies de notre époque, ce vent froid qui vient de l’inébranlable résolution de ne pas être ému).

Comme un écho lointain de cette ancienne puissance, des phrases (des vers, des tirades) gardent pour moi un véritable effet de commotion, des phrases bourrasques. Exemples entre cent :

« Comme la vie est lente/ Et comme l’Espérance est violente »

« Paulina était nue. Être nue c’est être absolue enfin. »

Le « I did love you once » de Hamlet à Ophélie.

A mon sens, ces œuvres (Paulina 1880 de Jouve, Hamlet, Le pont Mirabeau d’Apollinaire) se construisent autour de ces phrases ou de ces vers. Chez Dostoïevski, ce sont des scènes entières qui se gravent dans la mémoire (dans Les Démons tout particulièrement), des gestes de Stavroguine par exemple, car son génie propre est d’essence théâtrale.

Ces fragments sont des talismans pour mettre le feu au monde. L’unique chose qu’une œuvre d’art puisse accomplir c’est d’éveiller le désir d’un autre état du monde, germe d’un désir révolutionnaire.

C’est la même chose au cinéma : j’ai vu à partir de 16/17 ans des films qui se sont imprimés sur ma rétine à jamais. C’est la fameuse phrase de Bazin que cite Godard au début du Mépris :

« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs »

Chez Cassavetes, Fassbinder, Bergman, Tarkovski (je prends volontairement des cinémas très différents), la beauté suffocante de certains plans ne fait pas signe vers un arrière-monde, vers l’au-delà des monothéismes ; bien au contraire : ils nous replongent dans l’urgence de l’ici et maintenant, pour essayer de faire quelque chose enfin de notre « petit moment dans la lumière tiède ».

Pour revenir à ta question, je vais chercher dans la poésie, le cinéma, le théâtre une forme de tragique, du côté d’un certain hiératisme (mettons Tarkovski) ou sous forme d’épiphanies hystériques (Cassavetes, Fassbinder, Pialat).

Tu as adapté certaines de tes œuvres en fictions radiophoniques ou en pièces, La Mèche est un texte directement créé pour la compagnie Le Menteur volontaire dirigée par Laurent Brethome. La pièce sera montée en 2017. Comme pour les revues, c’est une manière pour toi de travailler de manière plus collective, de sortir de l’aspect solitaire de l’écriture ?

Pour La Mèche, il y a eu un gros travail de recherches collectif en amont, avec les comédiens, Laurent Brethome, le metteur en scène et Daniel Hanivel, le dramaturge, puis le moment de l’écriture a été solitaire. Quand la pièce sera montée, il y aura très probablement des choses qui changeront au plateau, dans le travail avec les comédiens.

En matière de travail collectif, c’est la revue La mer gelée qui m’occupe actuellement. La rédaction est répartie entre Berlin (Aurélie Maurin), Lyon (Noémi Lefebvre) et Paris (François Athané, Antoine Brea et moi). C’est une revue deux fois double (français/allemand ; prose/poèmes) que nous relançons après cinq ans d’absence, sous le label Othello du Nouvel Attila. Le premier numéro paraît en mars, sous le thème ou la bannière : CHIEN. Toute la rédaction a participé à ce numéro, sous forme de proses ou de traductions. Chez les Grecs, la philosophie est la rivalité des hommes libre ; La mer gelée est une tentative dans ce sens : une émulation entre écrivains.

Les enjeux de traduction jouent un rôle important dans cette revue, qui se comprend aussi (mais pas seulement) comme un pont entre le français et l’allemand. Notre souci de traduire (dans l’espace de la revue papier, mais aussi en ligne ; pendant les lectures ou les conférences qui sont toujours organisées dans les deux langues ; dans le fonctionnement interne de la revue où nombreux sont ceux qui ne parlent que le français ou l’allemand), nous le plaçons sous le signe d’Emmanuel Hocquard. A l’heure où la tendance est au coloriage généralisé, la traduction permet d’élargir les taches blanches sur la carte. Son programme dans Un bureau sur l’Atlantique, nous l’avons fait nôtre :

« 1°) fabriquer de la distance dans un espace-temps en voie de resserrement incessant ; 2°) dire la distance ; 3°) réintroduire des « taches blanches » dans un contexte général de coloriage. »

On ne peut pas ne pas penser, aussi, avec le théâtre, à cette dimension fondamentale de ton travail : la mise en voix. Et plus largement à celle de la langue (dire, taire, comment énoncer), du Verbe. Le théâtre lui donne une acuité encore plus forte ?

Je réponds par un texte de Heiner Müller, « Meurs plus vite, Europe ! » (Fautes d’impression (L’Arche) : « Comment faire d’un texte un hippopotame ? Les textes doivent devenir une réalité qui ne se contente pas de représenter mais permettre d’approcher la nostalgie ou l’intuition d’un autre possible.
Pour y parvenir il faut briser le cadre du théâtre tel qu’il est donné ne serait-ce que par l’architecture du bâtiment, c’est-à-dire par les structures politiques. Le texte ne doit pas être transporté comme une communication, une information. Il doit être une mélodie qui circule librement dans l’espace. Chaque texte possède un rythme, certes seulement sous-jacent, mais assez sensible pour être, comme un concert pop, reçu par les corps. C’est une telle qualité que le théâtre devrait retrouver, mais pour cela il lui faut de très bons textes. Les bons textes vivent de leur rythme et non par la transmission de l’information.
Pendant la Renaissance élisabéthaine, on débitait en deux heures ou deux heures et demie les pièces de Shakespeare qu’on joue aujourd’hui, sans coupure, en quatre ou cinq heures. Tout n’était que rythme, tout n’était que tempo. Personne ne pensait à ce que signifiait telle ou telle phrase – on pouvait s’y arrêter, après coup, si on en éprouvait le besoin. Cela aussi est un produit négatif des Lumières, de croire constamment qu’il y a des choses à comprendre au théâtre. Mais la tête n’a pas sa place au théâtre, car alors on ne fait pas d’expérience. On ne peut en faire qu’en étant aveugle. Une caractéristique essentielle de la culture européenne réside dans cette tentative permanente d’ôter aux gens la faculté de faire des expériences. On installe partout des interrupteurs intermédiaires pour qu’il n’y ai pas de relations immédiates entre les hommes et les choses. On ne doit cependant pas inférer de cette critique un court-circuit consistant à maudire totalement la technique. Elle doit être utilisée contre son orientation impériale et répressive, par exemple pour accroitre le plaisir individuel. »

Pour revenir à la langue comme profération, on sait que la parole prophétique qui annonce que le pire est sûr, la fin, le désastre dans le feu et les flammes, est éminemment séduisante. De manière générale, c’est la parole comme emprise qui m’intéresse. J’ai besoin d’imaginer ce ‘tu’, de créer un dispositif où la parole se déploie vers un autre : je veux te séduire, je ne parle que pour te fasciner, t’entraîner où tu ne veux pas aller.

Les romans de Dostoïevski relèvent du théâtre dans la mesure où ses personnages souvent histrioniques ne cessent de s’apostropher sur ce mode, veulent séduire ou retenir par tous les moyens possibles, par la puissance ou l’abjection. Toujours au bord de la disparition, au bord de l’effacement, il faut qu’ils donnent tout, une dernière fois, et leur vie est une suite de dernières fois.

Ton œuvre est centrée sur la question du « personnage », en tant que persona, figure et figuration, matrice d’une fiction puisée dans le réel, surface de projection. Est-ce que là encore le théâtre ajoute une dimension à ce travail sur le corps, le personnage, avec l’incarnation de tes personnages par des acteurs ?

9782221125700Tout ce qui contribue à défaire les limites du personnage (de la personne), l’illusion de l’identité, m’intéresse. Dans mes romans, et déjà dans La vraie vie, les personnages sont saisis à travers différentes personnes (JE, TU, IL ou ELLE, VOUS). « Jamais plus je ne dirai : je suis ceci, je suis cela », note Virginia Woolf. A la suite de Orlando, je voudrais réussir une forme où le personnage traverse les époques en changeant de sexe. J’ai commencé à essayer cela dans un texte Berlin, la forêt au bord, paru dans une anthologie sur la capitale allemande (Laffont, 2014).

Le théâtre peut pousser très loin cet éclatement. Je me souviens de Répétitions. Hamlet, du Brésilien Enrique Diaz, que j’ai vu à Berlin en 2007. Chaque personnage de la pièce (Hamlet, Ophélie, Claudius, la reine etc.) était interprété par tous les acteurs, homme ou femme. Le texte circulait avec une parfaite évidence, une parfaite puissance de l’un à l’autre.

Plus généralement, c’est une des choses qui m’a le plus passionné dans le théâtre allemand : la dépense physique sur scène, la beauté dévastatrice d’avoir un corps – ainsi Martin Wuttke dans le rôle de Arturo Ui / Hitler, qui pendant 5 ou dix minutes au début de la pièce (dans la mise en scène de Heiner Müller) court à quatre pattes, comme un chien, langue pendante. Ainsi Fabian Hinrichs dans les pièces de René Pollesch (Keiner findet sich schön ; Kill your darlings), où le corps et la parole s’épuisent (la logorrhée comme prolongement de la vitalité physique).

Cette pièce est aussi pour une part sinon une œuvre de commande, du moins une œuvre avec un certain nombre de personnages imposés (les dignitaires nazis, Eva Braun, un Candide). Trouves-tu une liberté différente dans ce type de contrainte ? Ou est-ce une extension de cette contrainte / liberté que ton œuvre puise plus largement dans les antibiographies (de Nico, Ali, Fassbinder, etc.) ?

C’était la première fois que j’écrivais pour le théâtre. J’ai donc été confronté à toute une série de difficultés très spécifiques dont je me suis dépêtré tant bien que mal.

Très vite, c’est une forme de grotesque qui s’est imposée à moi, pour aborder cette période, entre le Arturo Ui de Brecht et le Ubu roi de Jarry. J’ai voulu mettre en avant l’aspect victimaire des nazis, que résumait ainsi Kraus : « Faire du vol qu’exceptionnellement ils n’ont pas commis, l’alibi de mille meurtres. »

« Vous pouvez nous croire, cela nous fait mal à tous de voir à quel degré d’incompréhension se heurtent parfois les mesures que nous prenons. »

C’est un aspect essentiel : ils se perçoivent sincèrement comme des victimes, comme ceux à qui on a fait du tort. Il en va de même des tortionnaires d’Emmett Till aux États-Unis en 1955 et des nazillons français aujourd’hui. Ils souffrent beaucoup, ils sont extrêmement malheureux. De cette psychologie, j’ai donc tiré un certain nombre d’effets, grotesques notamment, comme je le disais.

Je voulais aussi montrer leur capacité à tout récupérer : Hölderlin, Rilke, Nietzsche, les œuvres qui leur sont les plus étrangères, les plus viscéralement hostiles. Mais j’ai voulu aller chercher dans notre contemporain : telle chanson de NTM par exemple, dans lequel un électeur FN pourrait parfaitement se reconnaître. Ça ne parle pas contre NTM, cela indique seulement que tout, jusqu’à un certain point, et dans cette période de grande confusion qui est la nôtre, est réversible. Leur indécrottable bêtise aussi. Dans sa conférence sur la bêtise, Musil la résume ainsi : Qu’est-ce que la justice ? C’est que l’autre soit puni.

513FZZ0SD6L._SX292_BO1,204,203,200_Une autre influence majeure, une source inépuisable pour comprendre notre présent (aussi bien la folie totalitaire que certains aspects du terrorisme) : Les démons de Dostoïevski. Son génie théâtral éclate à chaque page dans ce roman. Lui, le plus réactionnaire des hommes et qui déteste le groupe qu’il décrit (les nihilistes russes) est capable pourtant, comme nul autre, de les faire parler et exister devant nous, de révéler leur beauté, leurs abîmes. Ses personnages se jettent littéralement à notre cou pour nous arracher un peu d’attention, prêts à se trancher une main, prêts aux pires excès d’histrionisme pour nous retenir un instant. Le sublime et la satire la plus féroce se donnent dans la main dans cette ronde de nuit, indémêlables.

(Dans la vidéo en fin de cet entretien, Alban Lefranc évoque Les Démons de Dostoïeski et l’influence de ce texte sur son propre travail).

Photoraphie pages intérieurs du livre © Christine Marcandier
Photoraphie pages intérieurs du livre © Christine Marcandier

Un grand aîné de La Mèche, c’est Brecht, que tu cites dans le texte introductif pour le Chant du monstre. Brecht et sa dramaturgie de la violence (de la montée de la violence, de son inscription dans le corps social) et du questionnement de sa représentation littéraire, dramatique, avec le Verfremdungseffekt. Il y a ces pancartes dans ta pièce, sans doute différentes de celles de Brecht d’ailleurs. Tu te sens proche du théâtre de Brecht ?

La résistible ascension d’Arturo Ui a été essentiel, dans la mise en scène par Heiner Müller avec Martin Wuttke.

Un des projets les plus passionnants de Brecht, c’était de construire un théâtre-panoptique à Berlin, où seraient joués les principaux procès de l’histoire : le procès de Socrate, un procès de sorcellerie, le procès de La Nouvelle gazette rhénane de Marx…toutes les scènes s’entremêlant, les personnages d’une scène restant dans la suivante.

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Dans Si les bouches se ferment, j’ai imaginé que Vesper citait son poème extraordinaire « A ceux qui viendront après nous » (A lire ici, sur le site d’Alban Lefranc). Le volontarisme, l’énergie vitale de Brecht sont des viatiques pour notre présent.

Dans ce texte introductif qui est comme une note d’intention, tu ne parles pas de pièce de théâtre mais de « pièce ». Tu refuses le terme de « pièce historique », parlant de « parabole ». Pourquoi ?

Ce n’est pas une pièce historique, car il y a toute une série de distorsions des faits, des anachronismes (Alain Delon comme garde du corps de Göbbi, etc.) Les deux grandes influences, tout à fait assumées, sont Arturo Ui et Ubu roi.

C’était Breton dans l’Anthologie de l’humour noir qui soulignait le caractère prophétique du personnage de Jarry : tous les tyrans de cette période, Mussolini, Hitler, Franco ont quelque chose d’absolument grotesque.

Tu dis aussi vouloir écrire sur « le ventre mou de notre présent». Qu’entends-tu par là ?

Je n’ai pas voulu faire une pièce historique, mais essayer de repérer ce qui dans notre présent renvoie à cette période, ou peut être compris à l’aune de cette période.

Les analyses de Kraus et de Klemperer sur la dislocation du langage sont d’une pertinence évidente pour appréhender ce qui se joue à présent. Kraus parle par exemple de « la contemporanéité de l’électrotechnique et du mythe, de la fission de l’atome et du bûcher, de tout ce qu’il y a déjà et de ce qu’il n’y a déjà plus. »

Kraus a une sorte de mystique du langage (capable s’il est juste de dire le monde) qui lui fait intenter un procès à un journal, en 1936, parce que celui-ci a omis des virgules dans un de ses poèmes. A ceux qui lui reprochent une frivolité lettrée à l’heure où le Japon bombarde Shanghai, il répond : « Si les gens qui y sont tenus par obligation avait toujours veillé à ce que toutes les virgules soient à la bonne place, alors Shanghai ne serait pas en train de brûler. »

Il est évident que la dislocation du langage est une élément essentiel dans l’installation d’un régime autoritaire, tout autant que la manière dont on s’adresse aux « usagers » comme à des débiles légers, voire profonds (exemple entre mille : ‘dans le bus, je valibus’).

Kraus comme Klemperer montrent aussi comme la métaphore militaire a colonisé notre présent (avant de se traduire dans les faits, avec des armes véritables). C’est une analyse qui n’a rien perdu de son acuité et que reprend Noémi Lefebvre par exemple, pour parler de la novlangue des institutions culturelles.

Pourquoi ce titre, La Mèche ?

Je ne suis pas très heureux de ce titre, il va certainement changer. « Mange ta mort » serait pas mal.

On retrouve dans ta pièce — le chœur à la scène 2 — ce « on » qui traverse ton œuvre. Le « on dit » de tes romans, cette interrogation sur la personne grammaticale — le je comme fiction grammaticale de Nietzsche que tu aimes à citer, j’ai pensé à cette phrase de Lacan aussi, « tout sujet s’appréhende dans une ligne de fiction ». C’est ce que dit ce « on » aussi ? Ce « on » semble ici celui d’une collectivité dans un monologue collectif, une collectivité transie, misérable et de ce fait prête à être manipulée…

Le On n’est pas la somme des parties, c’est le contraire d’un collectif qui fonctionne et où peuvent coexister JE TU IL ELLE NOUS. Le On, c’est le plus petit dénominateur commun, l’eau tiède du commun quand toutes les aspérités ont été niées à coup de fausse gentillesse, de compromis, de novlangue.

Le terme de « crise » apparaît dans cet extrait, DIE KRISE. Tu serais d’accord pour dire que La Mèche relève d’un théâtre de la crise ?

Le théâtre est forcément un théâtre de la crise. La scène est justement le lieu où le vivre-ensemble, pour autant que cette expression ait le moindre sens, est mis en échec : le voile se déchire sur la solitude du héros tragique. Mais ce n’est pas fondamentalement différent dans le roman, prenez La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï par exemple : toutes les conventions sociales volent en éclat et révèlent au magistrat le fait brutal, inouï, insupportable, de sa propre mort imminente.

A l’heure des réseaux sociaux, de la connexion permanente via les smartphones, de cette gigantesque conjuration contre la solitude et le silence, à l’heure de la plus grande dépossession, la tragédie rappelle quelques vérités fondamentales. A la fin d’une pièce de Shakespeare, la scène est jonchée de cadavres.

« Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. »

Nicolas Maury, Steve Jobs, Marseille 7 octobre 2017 © Christine Marcandier

Je prépare avec Robert Cantarella une pièce sur Steve Jobs (nous serons en résidence l’année prochaine à Théâtre Ouvert), et à rebours de la glorification du génial inventeur et capitaine d’industrie (il fallait écouter les panégyriques prononcés à sa mort ; j’avais d’abord cru que c’était Godard ou DeLillo qui venaient de mourir) je voudrais le saisir comme le grand maître de la dépossession. Celui qui a liquidé le monde, aboli le présent.

Il y a dans La Mèche un autre trait fondamental de ton œuvre : le travail sur les icônes, la manière dont une époque se dit à travers des images. Ici dès le titre et ce personnage la mèche (plutôt que la moustache…) ou le Alain Delon du Samouraï. Pourquoi cette icône-là, le Delon de Melville ?

couv_espaces8Le cinéma de Melville apparaît dans d’autres textes, notamment dans une apostrophe que j’avais écrite pour la revue Espace(s), Mon meilleur témoin, et que je compte reprendre un jour.

Melville, c’est la puissance du cinéma de genre, le courage de s’être frotté au plus difficile de tous, le film noir. C’est la capacité, à force de caricature et de stylisation, à force d’expurger toute poussière de réel, à atteindre une beauté intemporelle. On est toujours au bord du ridicule mais il emporte la mise à force de culot, à force de tout oser.

Je voulais donc, comme avec NTM ou Pasolini, montrer que tout est réversible. Mais dans le cas de Melville se pose aussi la question de notre fascination pour les assassins à gueule d’ange. Je pourrais reprendre les mots de Brecht pour son Arturo Ui : « c’est une parabole, conçue dans le but de détruire le respect habituel et dangereux pour les grands tueurs. ».

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Dans Les récits de la Kolyma de Chalamov, il y a une partie intitulée Essais sur le monde du crime. Chalamov s’en prend avec virulence à notre passion pour la pègre, célébrée par tant de romans, de films, de chansons. Il y voit une faute inexcusable de l’esprit, une tache de sang intellectuelle.

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Dernière question, liée à une actualité présente mais qu’on ne peut pas passer sous silence. Rien qu’en citant tout à l’heure le titre de la pièce de Marlowe, Massacre à Paris ou en lisant ces phrases au tout début de ta pièce : « On est sidérés / Forcément on est sidérés ».

Après ce 13 novembre, l’interrogation par la littérature de la place de la violence dans l’histoire te semble-t-elle plus que jamais nécessaire ?

Quelques jours après les attentats du 13, je suis allé voir Le Metope del Partenone de Castellucci, qui montre une série d’agonies dans la grande halle de la Villette.
Avant le spectacle, Castellucci a pris la parole devant le public. Il a dit ceci :

« le théâtre, c’est se tenir debout, présent
et vivant, devant les morts »

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En avril 2014, j’avais interviewé Alban Lefranc pour Mediapart, lui demandant de parler de trois de ses livres de poche de référence : il avait choisi Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin (Folio), Des putes pour Gloria de William T. Vollmann (Points) et, justement, Démons de Dostoïevski (Babel).