On pourrait être entre un État des sentiments à l’âge adulte et un Autoportrait bleu, titres des deux précédents livres de Noémi Lefebvre. On est en tout cas dans un flux de conscience, celui d’une femme, Martine, qui reste couchée « comme ça », chez sa mère, « sans rien faire, dans un retrait favorable à la contemplation ».
Les saisons passent, celles de la vie, celles des séries qu’elle regarde à la télé « pour qu’il y ait une présence », celles des épisodes de désespoir qu’elle a traversés — « j’avais avalé l’intégrale d’un service médical ». Elle est, maintenant, dans l’ataraxie, notice neutre débitée, « c’est une indifférence caractéristique de certains troubles du système nerveux central obtenue parfois sous l’influence d’agents neuroleptiques », définition d’un Larousse ou d’un Vidal en guise d’étiquette, d’une manière médicale d’être à soi.
Martine s’est coupée du monde, elle est devenue « homme, autrement dit, dénué de société », elle s’est privée de genre, féminin effacé, masculin du général ou des choses, vie à part. « Indifférente », en dehors. Quelque chose est advenu, une rupture. « Avant j’étais quelqu’un rempli de société. Socialement composé des pieds à la tête ». Martine avait une famille, un travail, des lieux, une habitation et des habitudes, une sorte de « corps collectif » : « j’avais tout en étant et j’étais ce que j’avais ».
Désormais, elle occupe le lit de sa mère. Pense à sa mère qui lui a laissé son lit, à qui est sa mère, l’absence d’enfance de sa mère, volée par la guerre. « Mais elle a survécu ». La mère qui va bien quand il fait beau — « elle a une conception du bonheur en fonction du soleil » —, qui sait gérer ses crises, s’est remise à fumer. La mère qui « veut que je sois son enfant pour être encore une mère ». Et une Enfance politique est aussi ce roman des relations mères / filles, « une mère et une fille en miroir, chacun réfléchissant sur l’autre son silence de chien ».
« Ainsi, sans vivre, je vivais d’une certaine manière », « dans la société des séries », les jours passent sans elle, comme autour d’elle. Elle ne va ni mal ni bien, elle va. Et dans ce flux de conscience qui forme livre, tout ce qui remonte d’une enfance, d’une vie antérieure. Et tout est là, entre passivité et lucidité extrême, confusion mentale et clairvoyance. Et si le trauma n’était pas lié à l’enfance, à un secret de famille, mais à la part « politique » de toute vie, la violence sociale, la guerre collective, les grandes barbaries du siècle, physiquement, intérieurement insupportables ?
Le roman de Noémi Lefebvre, d’une puissance décapante, d’une beauté abrasive, d’une lucidité qui ne laisse pas le lecteur indemne, est cette archéologie de nos enfances politiques, cet état de nos sentiments à l’âge adulte ; une nouvelle manière pour l’écrivain de dire, dans un texte d’une force inouïe, combien nos identités sont sociales et politiques et combien cet extérieur à soi mine l’intime.
Noémi Lefebvre, L’Enfance politique, Verticales, 2015, 176 p., 19 € — Lire un extrait