Petit précis littéraire : Bret Easton Ellis aka BEE

© Tara Lennart

 Écrivain américain vivant, né à Los Angeles en 1964. Auteur de six romans et d’un recueil de nouvelles, en attendant la suite : Bret qui agace, Bret qui énerve, Bret qu’on vénère… Bret, le sale môme de la littérature américaine, le génie qui a changé la face du monde de l’écriture à jamais. BEE, pour les intimes, les aficionados qui considèrent qu’évoluer dans la sphère intellectuelle n’est pas envisageable pour quiconque n’a pas lu au moins un de ses livres. Et écrire, n’en parlons pas. « Comment peut-on être persan ? », interrogeait Montesquieu. Mais « comment peut-on ne pas avoir lu BEE ? », se demande Tara Lennart.

C’est qui ?

Suites impérialesUn pur produit de Los Angeles, né dans une famille assez confortable financièrement, avec un père agent immobilier et une mère femme au foyer. C’est le cadre de la fac de Bannington College, où il suit un cursus musical (normal, pour un écrivain), qui lui inspire les facs de ses romans à venir. Pour le reste, BEE est généreux en interviews ! Sinon, c’est un des meilleurs écrivains américains vivants, au grand dam de beaucoup de pseudos intellectuels qui lui vomissent dessus. Sans doute car : il vend un maximum, il est doué, il a commencé jeune, et il est vivant. Plus qu’eux, somme toute, car c’est toujours celui qui dit qui y est.

Il parle de quoi ?

moins que zéroBonne question. BEE excelle dans l’art de… ne rien raconter de spécial, ou de noyer ses pitchs dans des mares de détails, de superficialité factice et de name dropping. L’intérêt de la plume de BEE ne se trouve pas forcément dans la façon de mener son scénario, mais dans la psychologie de ses personnages. Derrière les jeunes friqués, dépravés, arrogants, drogués, serial baiseurs ou psychopathes confirmés qu’il met en scène, se dessine une extra-lucidité froide et assumée qui confère une dimension surprenante à ses romans.

On trouve bien sûr une vive critique de la société de consommation américaine, on l’aura deviné, le culte de l’ennui de la génération X et de la transgression, qui elle aussi finit par devenir ennuyeuse. Dit comme ça, ça a l’air chiant non ? Eh bien, ça a l’air mais ça ne l’est pas. BEE agace beaucoup de lecteurs par son côté de sale petit gosse doué et aussi tête à baffe que ses héros. Agaçant, il peut le sembler au premier abord, par le cadre très caricatural qu’il choisit pour ses romans : campus (Moins que Zéro, Les Lois de l’attraction), milieu de la mode (Glamorama), univers des yuppies (American Psycho)… Un monde inaccessible et fantasmé qui nous renvoie à notre quotidien sans paillettes ni UV.

lois de l'attractionEn fait, BEE parle de la vie qu’on rêve d’avoir, mais sous la forme d’un cauchemar vrillé. Il place le lieu de son écriture dans une sphère où le surmoi n’existe plus vraiment, où les limites fondent, jusqu’à mener au serial killing d’American Psycho (non je ne spoile pas), au complot terroriste de Glamorama, à la paranoïa fantomatique de Lunar Park et ainsi de suite. Si on retrouve des personnages récurrents dans ses romans, on tombe aussi sur des thèmes forts, comme une signature, à tel point que certains critiques lui ont reproché d’écrire toujours le même livre. En un sens, ce n’est pas tout à fait faux, et ça participe aussi de sa force. Mêmes gens, parfois, mêmes univers, mêmes préoccupations, à quelques détails près qui font fondre nos repères et nous rendent complètement paranos, nous aussi. Il nous promène dans son monde, un peu comme des des enfants dans une foire

Pourquoi c’est bien ?

ZombiesParce que ce type, qui ose porter un sweat à capuche par dessus une veste de costume, possède un sens de l’analyse et de la dystopie presque hors du commun. Il réussit à captiver sans jamais sembler en avoir quelque chose à faire. C’est à peine si on remarque qu’on est en train de lire une histoire qui se referme lentement sur nous. Dans le fond, on s’en fiche pas mal de ces jeunes drogués, bisexuels, nihilistes, stupides, sans désir ni prise avec la réalité, on s’en fiche et BEE ne fait rien pour nous les rendre plus sympathiques ou attachants. clamoramaOn aimerait les voir crever, avec leurs UV, leurs dents blanches et leurs fringues de marque. Pourtant, même si la mort, le dédoublement de personnalité, la paranoïa et l’indifférence (le meurtre, le suicide, la folie… entre autres réjouissances sympas) teintent la vie et le psychisme de ces gens, on en vient à s’identifier à eux tout en les détestant cordialement. Ils voudraient être heureux, mais ne font rien pour, comme s’ils n’en avaient pas les capacités intellectuelles ou émotionnelles, comme s’ils étaient le produit d’une génération psychotique, dénuée de toute capacité à ressentir. Ils nous renvoient à notre propre vide, notre propre place dans la société, voire même notre propre (in?) humanité. En moins exalté, on peut dire que BEE nous piège par sa désinvolture pour nous renvoyer à nos paradoxes par la caricature. C’est beau non ?

Il faut lire quoi ?

lunar parkPour commencer : Lunar Park, ce roman absolument pas représentatif du reste de l’œuvre de BEE (mais où on retrouve ses thèmes les plus récurrents), où un écrivain sombre dans une paranoïa teintée de mauvaise résolution de complexe d’œdipe et des conflits familiaux étouffants — toute ressemblance avec BEE lui-même est purement fortuite.

Bien sûr, American Psycho est excellent, dérangeant, écœurant, captivant, mais c’est quand même mieux de s’être familiarisé avec l’univers de BEE et de ne pas avoir vu le film avant d’attaquer ce pavé d’art transgressif à la brutalité rarement égalée et à la lucidité affutée comme une lame de rasoir.

9782221108697Pour résumer, l’ensemble de l’œuvre de BEE est excellente, avec un bémol : Suites Impériales, son dernier livre, proche de l’insipide (quand on a placé précédemment la barre aussi haut). Ses nouvelles, Zombies, ne possèdent pas la force de ses romans, mais constituent un bon complément. Quand à Moins que Zéro, son premier livre, il a le don d’exaspérer au possible : comment un crétin d’à peine 20 ans a-t-il été capable de réussir un tel sommet de cynisme désinvolte ? C’est une bombe. Rien de moins! Et on attend le prochain… il paraît… bientôt…

Qu’on le déteste ou l’adule, BEE ne laisse personne indifférent, il embarque immédiatement dans un fanatisme admiratif, ou son revers morose, monde sans doute peuplé de créatures hirsutes qui dévorent vos pizzas pour ne laisser que le carton (une certaine idée de l’enfer, pour résumer). Si tous les avis sont permis en démocratie, les extrêmes le sont donc aussi. Ne pas lire Bret Easton Ellis reviendrait à essayer de vivre sans respirer. Extrême, dit-elle.

Bibliographie

bee tara
© Tara Lennart

Moins que Zéro (Less Than Zero, Simon & Schuster, 1985 ) Christian Bourgois, 1986 et 10/18, 1988. Traduction de Brice Matthieussent

Les Lois de l’Attraction ( The Rules of Attraction, Simon & Schuster, 1987), Christian Bourgois, 1988 et 10/18, 2003. Traduction de Brice Matthieussent

American Psycho (American Psycho, Vintage Books ,1991), Salvy, 1992 et 10/18, 2005. Traduction d’Alain Defossé

Zombies (The Informers, Alfred A. Knopf, 1994), Robert Laffont, 1996 et 10/18, 2000. Traduction Bernard Willerval

Glamorama (Glamorama, Alfred A. Knopf, 1998), Robert Laffont, 2000 et 10/18, 2012. Traduction Pierre Guglielmina

Lunar Park (Lunar Park, Alfred A. Knopf, 2005), Robert Laffont, 2005 et 10/18, 2010. Traduction Pierre Guglielmina

Suites Impériales (Imperial Bedrooms, Alfred A. Knopf, 2010). Robert Laffont, 2010 et 10/18, 2012. Traduction Pierre Guglielmina