Alban Lefranc : le « je », fiction grammaticale 2 (des Bouches à Pialat)

Alban Lefranc, 2014 © Christine Marcandier

Écrire pour inventer des mondes, réinventer des vies. Ne jamais rester fidèle à l’histoire ou à la biographie mais arpenter les possibles, trouver le fil fictionnel à même de dire l’unité d’une existence et la crise de l’Histoire, de faire surgir une conscience privée comme politique, à travers le prisme du corps (intime et social). Interroger la place de la violence (et de l’individu) dans l’Histoire.

A14481En 2014, Si les bouches se ferment (Verticales) — réécriture de Des foules des bouches des armes (2005) — revient sur la RAF et Bernward Vesper, qui n’est pas seulement un « écrivain raté, suicidé précoce, érotomane sans humour, maître ès haine et dégoût de sa race ». « Trop longtemps enfermé dans la bouche du père », le fils va « apprendre à parler ». Le livre explore culpabilités et filiations (individuelles et collectives, intimes et historiques), autour de couples et groupes, sans se laisser leurrer par l’histoire officielle, les discours de propagande et le « on raconte ». C’est l’Allemagne du nazisme et de la seconde guerre mondiale, celle des années de plomb et de la reconstruction. Comment devenir soi, exister quand on hérite d’une langue et d’un passé ?

De la bande à Baader, des explosions des années 70, de la RAF, l’Histoire n’a souvent voulu retenir qu’un film sans relief, entre road movie et intrigue amoureuse. Avec Si les bouches se ferment, Alban Lefranc revient sur ce « on raconte », lui rend ses aspérités et fait de la littérature un scalpel, plongée au cœur d’une décennie rouge et confrontation à la violence dans l’Histoire.Le double mouvement de ce roman est un recul — remonter aux sources du terrorisme, interroger ses liens avec une réaction au nazisme — et une relecture : refuser les récits tout faits comme les silences assassins, ouvrir les yeux et les bouches, ne plus admettre ce qu’une iconographie officielle, étatique comme médiatique, a construit.

Au commencement est Bernward Vesper, « Ophélie mâle made in Germany », Hamlet fantasmatique, qui porte dans son sang l’histoire complexe de l’Allemagne post-45, voire post-33. Will Vesper, le père, était nazi, il faudra au fils échapper à son « ombre » (son nom, sa langue, son idéologie), écrire puisque le fit le paternel « barde nazi » mais en redonnant sens aux mots. Bernward demeure longtemps écrivain raté, englué dans sa peur des femmes, le « dégoût de sa race », la honte et la reconstruction de soi impossible. Comment être soi quand on est fils, et fils de ce père-là, quand cette identité est une tache et un destin ? Le roman narre une émancipation, historique et politique, intime comme collective. Le fils dégage le père.

610th616bjL._SX299_BO1,204,203,200_« On le voit », dans les premières pages du roman, se rendre dans une pharmacie de la Louisenstrasse, acheter de quoi mettre fin à l’histoire, au supplice, « deux boîtes serrées dans la paume au fond d’une poche ». Une pharmacie qui, comme celle de Platon dans La Dissémination de Derrida, fait signe vers la double valeur du langage, remède et poison. Une double postulation, un dilemme qu’incarne et figure Bernward Vesper.

C’est l’automne, saison de Fassbinder, et le récit suit la chronique d’un suicide annoncé, entre analepses et retours sur soi, l’Allemagne, son histoire, sa réécriture d’elle-même. Contre un « on raconte », Alban Lefranc réécrit, sonde, interroge. L’ouverture dans une pharmacie donne le la — lieu, note et « las de ce monde ancien »: ce roman, au-delà du récit, est une analyse du langage, de son essence contradictoire, pharmakon. La langue est la conquête complexe d’un fils comme d’une génération en déroute, qui doit contester son passé pour (peut-être) construire un avenir. Lorsque Vesper rencontre Gudrun Ensslin, il espère qu’« ensemble ils vont soulever le monde », laver « le poison de la langue nazie dans son sang », extirper « l’horreur de son origine ». Cette renaissance, ce sera l’épreuve d’une nouvelle langue, celle du sang et de la violence, des bombes, nouvel idiome à faire advenir.

Alban Lefranc suit la Fraction Armée Rouge qui se constitue, Baader, Meinhof, tous « prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat ». À travers eux, c’est une décennie qu’explore l’écrivain, un pays divisé, entre « révolution qui se lève » et honte, poids du passé et avenir incertain. C’est la RFA qui croit panser ses plaies en laissant d’anciens nazis s’installer à la tête de l’État, qui construit une légende, à coup d’articles de journaux et propagande d’État… Sur tous ces événements une « brume vespérale », celle de Bernward qui refuse les paroles gelées, se demande « qui était ce ON ? », qui, au-delà de son histoire, incarne tous les paradoxes et toutes les ambiguïtés de son époque, un dedans / dehors, une conciliation impossible.

Si les bouches se ferment n’est évidemment pas une reconstitution historique ou la biographie fidèle de Bernward, Gudrun, Andreas, Ulrike et les autres. Le récit est interrogation des « chroniques futures », pont jeté entre le passé et le présent, ici et là, refus radical des discours qui ne sont qu’une « diversion générale orchestrée par des milliers de bouches ». Quelque chose a été tu, quelque chose se disait pourtant entre les lignes, entre RAF et Vietnam, ces bombes de chaque côté du monde, une violence autorisée tandis que l’autre était réprimée dans le sang, les prisons, les procès. C’est une époque dense et complexe que soulève Alban Lefranc, avec l’Allemagne de l’Ouest comme focale, mais c’est le monde et ses discours qui entrent dans le livre. Seule la langue peut défaire ce que les bouches ont cousu, autopsier silences et mots vains, convertir « la vie en trajectoire, en vitesse, en incendie ».

Le lecteur familier de l’œuvre d’Alban Lefranc retrouvera dans Si les bouches se ferment des échos d’un roman ancien Des Foules, des bouches, des armes, il croisera Cassius Clay et, peut-être Nico, yeux noirs, jupe bariolée, qui sait ? Le récit concentre et diffracte, mêle vers et prose, sonde abîmes et abymes. Il procède par citations (Pascal, Brecht, Hölderlin, Apollinaire et Die Reise de Bernward Vesper), innutrition, reprises et réitérations qui sont tout autant un rythme qu’une butée. Alban Lefranc écrit contre le « on raconte » pour « abattre les murs du silence » dans un roman magistral et fascinant.

41CDnkLRraL._SX372_BO1,204,203,200_En 2015, Georges Bataille, en exergue du Pialat de Lefranc, L’Amour, la gueule ouverte, en donne le la. Il s’agira, pour l’écrivain Apprenti sorcier de chercher et rencontrer la « merveille aveuglante », « ce qu’un être possède au fond de lui-même de perdu, de tragique ». À la fiction de formuler des hypothèses, d’entrer dans ces « chambres verrouillées » qui sont « autant d’îlots où les figures de la vie se recomposent ». Le cinéaste Maurice Pialat sera cette chambre, ce réseau qu’Alban Lefranc traverse et explore.

Un être comme des îlots ou des chambres, au pluriel : autant dire que l’être (sujet et objet, verbe et nom à tous commun) se compose d’espaces intimes. Qu’il est aussi une chambre claire, au sens de Roland Barthes cette fois, photographies et scènes, paroles jetées, toiles brûlées, clichés et album privé. L’étude romanesque passe par des arrêts sur images, punctum en séries, ces détails et biographèmes qui arrêtent le regard et font sens, permettent de dire « ça a été ». Maurice Pialat est comme une énigme, une « merveille aveuglante » qu’une prose au bord du poème, hésitant sur ces marges, vient dire dans l’épaisseur d’une vie en partie exposée, mêlant films (dialogues et images) et hypothèses biographiques.

Et dans ce livre, plus directement que dans les précédents publiés par Alban Lefranc, dire Pialat revient à se dire, non dans l’exhibition de soi mais dans le dialogue croisé, parfois empêché, du « je » et de l’autre que soi, à travers des « pages où vous ne faites que vous fouiller à travers celui dont tout vous sépare ». Alban Lefranc hérite de Kafka, il lui faut écrire comme on fouille, « se frayer son chemin au couteau », à la hache à travers les mers gelées. L’enfance, une « plaie ouverte », l’amour il faut aller le chercher « la gueule ouverte ». Que jamais les bouches ne se ferment. La prose — aussi belle qu’elle est brute, aussi légère qu’elle est organique — lacère, scande, fait effraction. Elle ouvre, au sens le plus physiologique du verbe.

Alors dire « l’enfance nue », la guerre et des parents sous forme d’oxymore : le père mutique, « ombre exemplaire » — « Sauf le détail que jamais le père ne fut père. Sauf son inaptitude intégrale à la fonction » — et la mère qui hurle, vomit le monde. Pialat devra s’inventer, petits boulots en série, la peinture — « d’une pratique de vingt ans ne restera que votre main étalant sur la toile le bleu du ciel dans Van Gogh ». Puis son cinéma sera sa toile et sa toise : un jour, dans un cinéma de quartier, « la vraie vie » — par ailleurs titre du premier livre de Lefranc — peut commencer, regarder d’abord (Renoir) et prendre la mesure du « présent éternel » sur écran. Enfin Pialat fera des films comme un « bloc de colère transporté » et il composera son Van Gogh « le double odieux, le double redouté » .

Le Pialat de Lefranc est rendu dans ses contradictions fascinantes, ses éclats, son « génie tout particulier de l’interview, entre exhibition de cilice et exercice de vérité », sa définition du cinéma « social », son art de la confession / esquive, montrer pour mieux cacher des abîmes de silences, de non dits, sa quête éperdue des corps et de l’amour comme une fuite et une perte, entre bluette et cynisme.

« Vous aimez un certain type de femmes, c’est-à-dire qu’un certain type de femmes, toujours identiques, vous fait chien battu, tout à fait indépendamment de leur volonté propre.
Elles vont et viennent, autres et pareilles,
Avec chacune l’absence d’amour est même,
Avec chacune l’absence d’amour est autre. »

« À la fin il y a des films (dix longs métrages), des toiles (la plupart détruites), et même un roman ». Une palme d’or comme une déclaration de haine, des poings levés, dont un dès le bandeau de ce livre. Et ce roman d’Alban Lefranc né de silences et de colères, méditation sur ces vides qui inspirent, comblent un moment : un Pialat croisé avec Proust, Baudelaire, Apollinaire, Jouve. Un Pialat exhumé de ses propres dialogues de films ou déclarations publiques, dans un roman centon. Un Pialat hypothétique aussi, pas vraiment fantasmé, plutôt recomposé comme Van Gogh le fut par le cinéaste (ou Fassbinder par Lefranc).

Fassbinder (expo Gonzalez-Foerster, 1887-2058 Pompidou) © Christine Marcandier

Un Pialat comme une forme de « double redouté » pour l’écrivain sans doute, parce que dire Pialat, formuler ces « hypothèses » expose tant de colères de Lefranc, de ses refus et emportements, de sa manière d’être au monde. Après l’Allemagne (Nico, Fassbinder, la RAF, Vesper), l’Amérique (Ali), il s’agit peut-être, hypothèse sur Alban Lefranc, de se rapprocher de la France, de soi, à travers deux livres (Si les bouches se ferment et ce Pialat) qui sont des Pères et Fils, l’interrogation sur une filiation littéraire, esthétique comme personnelle. Mais à jamais, chez Lefranc, le Je demeure un autre, irréductible, « vous savez bien (ne faites pas semblant) que nous ne sommes pas au monde, ou pas assez, ou trop seul à y être, ou trop rarement»

Chez Alban Lefranc, tout s’écrit et s’énonce en rhizome, par réécritures, reprises et déplacements, avec des figures réapparaisantes, composant une autre Comédie humaine, à partir de personnages attestés. Réunis dans Vous n’étiez pas là (Verticales, p. 123), une journée de solstice, forcément :

Des biographes racontent, en quelques paragraphes troués de pointillés, et on aimerait tellement les croire, que vous (Nico) avez rencontré le jeune Baader dans l’entourage de Tobias, le Baader d’avant Baader, dans les années 50, baiseur de haut vol et docteur en rien, entretenu par de bonnes bourgeoises qui mouraient d’ennui, qui tremblaient un peu contre ce jeune corps paresseux plein des grandes farces à venir. Baader et Nico, c’est très photogénique assurément. Ne manquent au repas de famille que Fassbinder (qui passait par là, sur le Kurfürstendamm, mais il est vraiment trop laid, et trop intimidé par ces deux resplendissants, il s’engouffre dans la première bouche de métro) et Ali (qui s’appelle encore Cassius Clay, qui vient de descendre d’avion, qui est venu acheter un costume avant d’aller chercher sa médaille d’or aux J.O. de Rome ; mais vous êtes trop blonde, beaucoup trop blonde, beaucoup trop germanique, et Ali a déjà le plus grand mal à ne pas cogner des têtes de Blancs au hasard dans la rue). Ali et Fassbinder éclipsés, vous faites donc quelques pas avec Baader ce jour-là de juin ou de décembre, par grand vent humide ou sous un soleil boucher. On entend mal ce que vous dites, on s’approche, on imagine, on croit deviner (…)

Berlin Mappe, Alban Lefranc © Christine Marcandier

Dans chacun des livres d’Alban Lefranc, des fils, des filles et des pères, des espaces géographiques coupés en deux (Berlin et plus largement l’Allemagne, l’Amérique et ses ségrégations). Des faits sont là, têtus, une Histoire et des histoires : Alban Lefranc les réinvestit pour dire la complexité des filiations quand « on fait partie soit du problème, soit de la solution. Entre les deux, il n’y a rien ». Chacun des personnages investit un rapport au langage (du mutisme à la parole fleuve, ou le stand up), à l’histoire (des experts en mystifications et vies potentielles), à l’Histoire (culpabilité, rage, violence armée). Tous disent le vacillement des sens, les absences de certitudes historiques, la nécessité de se démarquer des discours hérités, de ceux qui prétendent, eux, savoir et expliquer, pouvoir saisir ces vies « clouées », figées et enterrées « sous les hommages » (pour Fassbinder) ou « les tombereaux de merde dans les journaux autorisés, les journaux qui savent » (pour Nico) qui ne sont que prétextes, miroirs déformés ou sensationnalistes.

Lefranc, lui, dresse « les grandes lignes », interroge silences et contradictions à la manière de Fassbinder : « Il fallait commencer par un patient recensement des choses : chaque parcelle du monde figurerait dans tes films. (…) Tu les emportais, les tordais, les émiettais, inventais des correspondances ». C’est ainsi que monde ou corps se révèlent, fragmentaires, disparates, hétéroclites, avant de s’unifier en des lignes qui conservent failles, blancs et ruptures.

Il faut se méfier de l’unité : elle est simplification idéologique. Le système nous voudrait sans relief, identifiables, étiquetés. Les figures — peut-on encore parler des personnages ? — élues par Alban Lefranc refusent ces résumés simples, ces vies sans aspérités. Eux — des terroristes aux boxeurs, en passant par les artistes — prennent d’assaut le monde, se lancent à sa conquête, une trajectoire qui se solde, bien souvent, par la mort. C’est Nico qui « brise la continuité du monde, sa cohérence risible », Baader et sa bande « prêts à mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat », Fassbinder qui filme pour « vider sa colère », Ali qui boxe pour venger « enfin des décennies d’humiliation », Pialat.

Kafka, cité en exergue de Vous n’étiez pas là, écrivait que « le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques ». La phrase est transposée dans Fassbinder, « le monde se jetait à tes pieds pour que tu le démasques ». De roman en roman, les biographies imaginaires entrent en résonance, tissent des motifs obsessionnels, donnent à entendre la même volonté de ne pas se laisser enfermer, piéger par le système. Fassbinder, tel que l’imagine Alban Lefranc, espérait réaliser un « Ali dans une fiction », « un défi à sa mesure » : « Ali, le seul qui puisse terroriser l’Amérique reaganienne après sa digestion difficile de Miles Davis ». Fassbinder rappelle Nico et Baader. Tous composent un monde qu’ils dynamisent et dynamitent.

Il s’agira de « deviner », « imaginer » dans les blancs du réel, dans les échos d’un livre à l’autre — qu’importent le jour, la saison, d’ailleurs ironise Alban Lefranc dans Le Ring invisible « selon Jean-Paul Sartre, la naissance de la parole vraie chez le jeune Cassius daterait du 8 mars 1959, selon Martin Heidegger du 16 juin 1960 ».

A l’image de ces « corps panique », la prose d’Alban Lefranc est urgence et violence, épousant les coups du boxeur, les images des cinéastes, les silences de Nico. Elle arpente les lieux, les chronologies, tord et tend, se nourrit de mots entendus auxquels elle donne une vie autre. De même que Fassbinder trouva dans Berlin Alexanderplatz — son « roman fétiche », lecture et « blessure de lycée qu’il chérira jusqu’à la fin, la blessure secrète où il s’enfouit pour effacer le monde » — la matrice de son œuvre, Lefranc diffracte et recompose, citations, fragments, blocs de prose.

Dans Fassbinder, la mort en fanfare, ce manifeste : « nous voulons des livres, des films qui agissent sur nous comme des corps, mille fois mieux que des corps, comme des corps qui nous font souffrir, des films qui soient comme la perte de quelqu’un qui serait plus que nous mêmes ». Les romans d’Alban Lefranc sont de ceux-là, rares et nécessaires, urgents, « chaque fragment de l’ensemble est une tornade lumineuse qui vise la sidération chez le visiteur ».

Demeure une incompréhension, une seule : pourquoi ces textes majeurs n’existent-ils pas en édition de poche ? Quel éditeur se décidera, enfin, à les rendre accessibles au plus grand nombre ?

Alban Lefranc © Christine Marcandier
Alban Lefranc © Christine Marcandier

Alban Lefranc, Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige, Le Quartanier & Hogarth Press II, 2005.

Des bouches, des foules, des armes, Melville, Léo Scheer, 2006, 17 € 50
Vous n’étiez pas là, Verticales, 2009, 15 €
Fassbinder, la mort en fanfare, Rivages, 2012, 13 € 50
Le Ring invisible, Verticales, 2013, 17 € 90
Si les bouches se ferment, Verticales, 185 p., 18 € 90
L’Amour la gueule ouverte (Hypothèses sur Maurice Pialat), Helium, « Constellations », 88 p., 11 € 90

La première partie de cet article se trouve ici.