En 2009, Alban Lefranc publie Vous n’étiez pas là, une « antibiographie » de la Queen of the bad girls, Christa Päffgen, mannequin, chanteuse, icône et égérie, actrice, « surface de projection » d’affects et fantasmes, plus connue sous le nom que lui offrit le photographe Herbert Tobias : Nico.

Vous n’étiez pas là est de ces textes que la critique littéraire contemporaine tente vainement de cerner, à coups de néologismes : biofiction (Alain Buisine), vie imaginaire (avec Marcel Schwob en grand aîné), fiction biographique, hypobiographie (Lyotard), altrobiographie (Viart).
Et quelle que soit l’étiquette qui tente de saisir ce qu’Arno Bertina a, lui, en sous-titre de l’un de ses livres qualifié d’hypothèse biographique, il ne s’agit pas de dire la vérité d’un être mais de dire cet être par fragments et approches, choix de biographèmes, dans un ample miroir d’encre pour cerner « soi-même comme un autre » (Ricoeur), la fameuse altérité rimbaldienne, celle d’un « je » en plein miroitements, facettes et éclats. Faire advenir un sujet et objet (un personnage, l’auteur du livre) par une subjectivité revendiquée, et, sans doute, chercher une origine de la création, dans une filiation symbolique revendiquée, une parenté inventée. L’invention comme maître-mot du texte, jouant de formes hybrides, des rapports du récit à d’autres genres, tendant vers le poème en prose comme absolu littéraire, réinvention d’un sujet (le personnage raconté, l’identité même de l’auteur), dans un ample système discursif, puisque, comme l’a montré Bourdieu, le biographique est une illusion.
Dès son titre, le roman pointe une absence et crée un espace pour le dire ; un espace qui sera celui de la béance, du manque. Vous n’étiez pas où l’on vous pensait avoir été — comme écrire revient à se placer en négatif de tout ce qui a pu être proféré sur cette femme, icône réduite à quelques images —, je n’étais pas là quand la presse se déchaînait sur vous, et vous lecteur(s), où étiez-vous ? Le « vous » du titre est épicène, masculin et féminin, singulier et pluriel, adresse polyphonique : le personnage, non nommé, le lecteur, l’auteur — un je, tu, il / elle, nous, nous, vous, ils, déclinaison identitaire ouvrant au refus des certitudes établies du récit. Quel est par ailleurs ce « là » ? un lieu, au sens le plus poétique du terme, un espace déplacé, de l’Allemagne à Ibiza, en passant par Paris et Rome, le « la » donné, aussi, au déploiement d’une voix. Au centre, l’une des deux chevilles fondatrices de la langue, « être », cet auxiliaire qui pourrait dire une essence et une identité, la forme verbale la plus simple mais soumise à une négation, un peut-être, le « si » de toute fiction, ouverture vers l’opaque, le pluriel et le fragmenté. Vous n’étiez pas là, donc, et à partir de ce « là » et « la », écrire sur Nico, « vous qui saviez à la perfection ne pas être là » (p. 120). Et dès le titre, Nico est aussi Bob Dylan, le Dylan du film de Todd Haynes, I’m not there (2007).
Nico, dans Vous n’étiez pas là, est une femme insaisissable, masculine comme féminine, en tout cas plurielle, dont l’aura dépasse largement les Deux ou trois choses que l’on sait d’elle.
Elle, Allemande, née un an avant la seconde guerre mondiale (un 16 octobre 1938), morte un an avant la chute du mur de Berlin — elle qui déplace donc les blocs simples de la chronologie, située dans un « avant », toujours.
Elle, belle et réduite à une image de ravissante idiote.
Elle, chanteuse, voix unique et étrange, gutturale, monocorde et presque dénuée d’inflexions, que l’on effaça pour la ranger derrière ceux qui chantèrent avec elle, lui offrirent paroles ou musiques, la filmèrent et/ou couchèrent avec elle (dans le désordre le Velvet, la Factory, Warhol, Garrel, Fellini, Dylan, Morrison, Lou Reed, « Iggy Pop, Leonard Cohen et d’autres moins fameux »).
Elle, qui eut un fils avec un acteur qui ne le reconnut jamais.
Elle, disait Godard en 1967, d’une ville comme d’une femme, et à travers elle de la société tout entière.
Elle et elles aussi sous la plume d’Alban Lefranc, puisque Nico s’inventa des pères et des enfances, n’eut de cesse de se transformer, d’excéder ce à quoi le « on dit » — « la putain du bruit public » — voulait la réduire ;
Elle qui est un pays et une époque, dans sa reconstruction, ses destructions, ses espoirs fous et échappées manquées.
Sa vie tend vers une chute (concrète, une chute de vélo sous le soleil dur d’Ibiza), une chute qu’Alban Lefranc ressaisit comme une assomption, quand, dans les dernières pages du livre, le récit devient chant, saisie d’une crise identitaire qui touche aussi la prose, crise de vers et levée vers le poème, lâchant les « chiens noirs de la prose » (ici un chiot), vers une forme de poème incantatoire. Ce qu’est ce texte depuis ses premiers mots comme le montre une lecture de Vous n’étiez pas là par Alban Lefranc, accompagné de Frank Williams :
Alban Lefranc explore cette vie brève et (trop) exposée, le mutisme de cette héroïne, dans tous les sens du terme, ses mensonges et mythologies intimes, le roman de son nom comme les blancs et les silences de ce que l’on sait dans un roman fragmenté, explosif, qui reproduit la tessiture de cette « pin up », au sens de l’album-concept de Bowie tel que le commente Thomas Clerc dans L’Homme qui tua Roland Barthes, un album de reprises, « un album personnel à partir d’une base qui ne l’est pas ». Pin up, Nico fut « clouée » de son vivant sur quelques faits, idole épinglée, dans une pratique qui tient du culte comme de l’entomologie, dans le paradoxe du vivant et du mort.
Le roman suit l’avènement d’un nom, jusqu’à l’acmé du « Vous êtes Nico, Nico superstar de Warhol », avant « les chutes » et sa mort d’une chute de vélo à Ibiza. Alban Lefranc rend à Nico « quelques-unes de ses vies possibles », dans un récit qui refuse psychologie monolithique ou reconstitution rétrospectivement confortable pour creuser, interroger, sonder les paradoxes d’une femme au cœur de mutations politiques et sociales, comme ses « frères de désastre », Herbert Tobias ou Lenny Bruce. Une femme subversive, radicale, comme l’est ce roman : Nico est l’autre nom de la fiction, d’un peut-être.
Alban Lefranc, Vous n’étiez pas là, Verticales, 2009, 144 p., 15 € — Lire les premières pages
Dimanche 12 octobre 2014, Alban Lefranc a lu des extraits de Vous n’étiez pas là au Café Charbon à Paris, accompagné par Franck Williams. Une lecture présentée par Sophie Quetteville et et préparée par Lucie Eple.

