Les vagues

Chet Baker, Somewhere over the rainbow

Hier je n’avais pas le moral, mais pas du tout, j’étais comme ces chiens qui sentent la mort. Savez-vous que l’odorat d’un chien, son flair, est 10 000 fois plus puissant que celui d’un homme ? Certains peuvent même sentir le cancer.

Hier dimanche la mort était populaire, dans les urnes, populaire, dans toutes les urnes. Quand une vague a grossi elle ne peut que déferler, dévaster, retomber de tout son poids, ce n’est qu’une question de gravité, c’est ainsi. On n’y peut rien, j’y peux rien, de toute façon je suis une des personnes les plus impuissantes du monde. Et je suis fatigué, fatigué. Tellement fatigué. C’est presque comique, je tiens le journal dans le journal mais je me demande si ce n’est pas celui-ci, le journal, qui me tient, finalement. Ou les mots, naïve croyance? Qui lit ? Vous en connaissez, vous, des gens qui lisent vraiment ? Qui sont lecteurs d’eux-mêmes pendant qu’ils lisent ? Deux ou trois peut-être, des dinosaures, une espèce en voie de disparition.

Il fait pourtant relativement beau ce lundi matin, j’écoute la radio, les infos, je vois que les sapins de Noël cette année seront comme celui de Diane Arbus, mort, dans un coin, une pièce vide, brillants et morts les sapins 2015.

Mais voilà, il me reste encore une chose, une minuscule chose, un tout petit pouvoir qui ne sert à rien : la ressusciter, revenir quelques heures plus tôt, faire pendant quelques minutes que nous ne sommes plus ce lundi de défaite pour les uns, immonde victoire pour les autres, nous ne sommes plus ce dimanche de mort, nous sommes samedi, il est 6h30, elle se réveille d’un coup, relève-toi Lazare mon bien-aimé. Elle n’a pas beaucoup dormi mais ça va, elle a connu pire. Pat Newcomb est malade, toujours cette fichue bronchite, elle dort dans la chambre d’amis. Le silence règne dans la maison, dans le quartier, sous le ciel. Elle met un disque de Chet Baker, Somewhere over the rainbow. Au sol, au milieu des sacs de magasins, des piles de magazines froissés, Look, Life, Redbook, Man to man, Photoplay, Modern Screen, des disques, des cartons d’invitations, et l’électrophone tourne. Elle reste un moment dans le lit, à s’étirer sur la musique, à caresser Maf le chien, à rêvasser.

Elle va dans la cuisine, toute nue, avale quelques pilules avec un jus de pamplemousse. D’un coup elle a envie de sortir, de marcher un peu. Elle enveloppe ses cheveux dans un foulard blanc, enfile un jeans, une chemise ample et un caban en toile beige. Elle prend Carmelina Avenue sur la gauche puis descend San Vincente Boulevard jusqu’à l’océan. Elle s’assied sur la plage de Santa Monica, reste là une bonne dizaine de minutes, fume une cigarette puis décide de faire un petit détour. Le docteur Greenson habite sur Franklin Street, à deux pas. Elle passe devant chez lui, rôde, se cache derrière un arbre, il n’y a pas de lumière dans la maison du psychanalyste. Elle se demande si Greenson dort le côté, sur le ventre ou sur le dos, elle imagine. Probablement sur le dos, se dit-elle sans savoir pourquoi. Elle fume une seconde cigarette, elle a froid, s’éloigne. Un type est allongé sur le trottoir, à l’angle de Canyon View Drive. Elle ralentit, inquiète elle se penche, tout va bien le type ronfle, cuve, sans doute une nuit trop arrosée. De retour à la maison elle s’étonne de l’absence d’Eunice, à voix basse elle parle au chien : T’as vu, Maf ? La vieille n’est pas là, on la paix ce matin ! Puis elle se rappelle que la gouvernante avait annoncé son retard, devant mettre sa voiture au garage pour révision.

Vers 9 heures elle se baigne, fait quelques allers-retours dans la piscine, il faut qu’elle bouge, elle ressent un impérieux besoin de mouvement. Pat Newcomb se lève, une barre dans le crâne, en pyjama de satin bleu elle s’approche de la piscine : Tu as l’air en pleine forme, ma chérie ! Moi j’ai cent ans, des courbatures partout, je vais prendre un bain. Elle dit : Dans le placard à droite au-dessus du lavabo, tu trouveras de l’huile essentielle de giroflier, mets-en quelques gouttes dans l’eau chaude, c’est bien pour ce que tu as, ça tue les microbes.

9 heures 45, le photographe Lawrence Schiller sonne au portail, Maf aboie et s’agite sur la pelouse, elle rit de voir la petite boule blanche nerveuse et frisée se prendre pour un chien de garde. Elle enfile un peignoir. Eunice Murray arrive en même temps, c’est elle qui fait entrer le photographe, la gouvernante est comme à son habitude, désagréable avec les inconnus.

Lawrence Schiller est surtout là pour discuter des photos qui seront publiées dans le magazine Playboy. Il s’agit des photos prises pendant la nuit du 28 mai lors de la scène de la piscine sur le tournage de Something’s got to give, la question principale est de savoir s’il est plus judicieux de faire la Une ou la quatrième de couverture. Elle n’a pas d’avis sur la question. Elle dit qu’elle aimerait beaucoup un texte de Pier Paolo Pasolini, demande s’il est possible de le contacter. Schiller est étonné, elle dit que c’est Truman Capote qui lui a parlé de Pasolini, qu’elle a lu quelques poèmes et a beaucoup aimé. Ils discutent debout au niveau de la zone de parking. Elle demande un stylo, Schiller lui tend un crayon gras, elle fait des croix sur les photos qu’elle n’aime pas et des étoiles sur les photos qui lui plaisent. Elle s’arrête : Mais faire encore la couverture, c’est faire encore la femme-objet… Le photographe est d’accord mais c’est quand même Playboy, alors… difficile de faire autrement. Elle réfléchit puis propose d’en reparler lundi, lundi ça ira mieux. Le photographe la quitte, l’embrasse, elle demande des nouvelles des enfants. Il répond qu’ils vont bien mais que c’est un peu compliqué avec le dernier depuis qu’il sait ouvrir les portes et les placards… Elle rit. Le photographe demande si elle a prévu quelque chose pour le week-end. Rien, dit-elle, du jardinage. Elle ne parle pas des élections. Elle le raccompagne : Alors tu m’appelles lundi matin ? – Oui ma belle, lundi matin.

10h15, le téléphone sonne, c’est Sidney Skolsky. Il l’appelle pour lui reparler du projet Jean Harlow, ça avance, deux producteurs veulent mettre une option et la mère de Jean est d’accord pour la rencontrer, ça peut même se faire très vite. Ils parlent, elle insiste sur Elia Kazan, elle ne veut que lui. Elle argumente, elle dit que Kazan est le meilleur réalisateur du moment, elle est soudain très persuasive, très sûre d’elle, la voix ne minaude plus du tout. Skolsky propose un rendez-vous chez la mère d’Harlow dès le lendemain, donc dimanche vers 17 heures. Elle est d’accord, il passera la prendre vers 16h30, c’est noté. D’accord, elle s’habillera en noir. C’est tout pour samedi, après, on ne sait rien.

Deux jours plus tôt, jeudi 2 août vers 22 heures, George Barris travaille au livre qu’il veut faire avec elle. Il y a aussi ce long reportage de douze pages pour Cosmopolitan, prévu pour septembre, George a du retard et le rédacteur en chef ne cesse de le presser. Minuit moins vingt, le téléphone sonne, c’est elle, elle se met à parler comme si la conversation avait déjà commencé, elle ne dit même pas Bonsoir c’est moi. Elle veut qu’il revienne en Californie, le plus vite possible : Tu ne voudrais pas me rejoindre ? J’aimerais vraiment que tu reviennes. S’il te plaît, j’ai besoin de te parler, je veux te voir. Il faudrait faire de nouvelles photos. J’ai beaucoup maigri, tu sais. George Barris est embarrassé : Mais ici à New-York, tu sais bien que c’est la nuit… Je ne peux pas venir… En plus c’est l’anniversaire d’Amy samedi, on fait une fête à la campagne, je ne peux pas venir, tu comprends ? Est-ce que cela pourrait attendre lundi ? La voix est très basse, un peu groggy, entre la déception, le caprice et le désespoir, elle dit : Je préfèrerais que tu viennes maintenant, je crois que maintenant serait vraiment le mieux. George, le plus doucement du monde, essaie de la raisonner : Écoute, ma chérie, j’ai cette réunion familiale, je ne peux pas ne pas y être, si tu veux je prends le premier avion dimanche, je te promets que je serai là, ça irait ? Silence profond, un précipice, George a l’impression de la perdre mais elle revient à la surface, la voix redevient légère : D’accord, je comprends. Lundi, c’est bon. Si tu ne peux pas venir maintenant, je comprends, ça attendra lundi. Elle demande des nouvelles d’Amy, ça lui fait quel âge déjà, elle dit qu’elle a un cadeau, quelque chose de spécial. George trouve qu’elle a une petite voix, il demande ce qui ne va pas. Rien, dit-elle, c’est juste une mauvaise passe, je vais faire une sieste. Elle dit qu’elle l’embrasse très fort puis elle raccroche. Dimanche comme prévu George est à la campagne avec sa famille. Il est 14 heures environ, il attend dans la voiture, devant l’épicerie du coin, son beau-frère Jim a voulu s’arrêter pour acheter une cartouche de cigarettes. Le beau-frère sort de l’épicerie d’un coup, affolé. Il revient vers la voiture en courant. Au début George ne comprend rien, Jim bégaie, parle de la radio, que c’est à la radio, la radio… George allume la radio dans la voiture, il entend son nom puis morte, puis son nom à nouveau, puis found dead. George lève la voix, il dit à son beau-frère d’arrêter tout de suite, il ajoute que ce n’est pas bien, qu’il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là. Jim monte le son de la radio dans la voiture. On parle d’elle, trouvée morte, morte, trouvée. Il y a comme un blanc, ils restent là, abasourdis. George éteint la radio d’un coup sec et démarre la voiture. Les deux hommes ne se parlent pas, c’est comme des résultats qui seraient tombés, ils regardent la route, le paysage défiler. A la maison tout le monde les attend, la télévision et les postes de radio sont allumés, Amy sanglote dans la cuisine. George croise le regard de sa femme, elle dit : Vas-y. Fais ce que tu as à faire. George prend la voiture et file à New-York, deux heures de route. Le portier de l’immeuble dit que des photographes et des journalistes sont venus le chercher, ils vont sûrement revenir. Il ouvre la porte de l’appartement, le téléphone est en train de sonner, c’est l’Associated Press qui demande un interview. Il répond qu’il est trop confus, pas maintenant, plus tard. Il s’allonge sur le lit, s’endort. Il se réveille, allume la télé, reste là sans rien faire puis quitte l’appartement, se rend au Sunday News Paper. Il retire toutes les photos épinglées sur le mur, s’arrête sur un cliché raté, trop flou, regarde le regard, trop flou lui aussi. George cherche un indice, une explication, quelque chose qu’il n’aurait pas vu, un message, un cri d’alerte ? Il n’y a pas de message. Il range le bureau puis décide d’appeler le rédacteur en chef de Cosmopolitan : C’est moi, c’est George, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Elle est morte, qu’est-ce qu’on fait avec les photos ? Le rédacteur en chef répond qu’il est hors de question d’annuler le reportage, cela fait trois mois qu’on le prépare et qu’on y travaille. George le coupe : Mais elle est morte, ça change tout ! Le rédacteur en chef répond que oui, justement, tout a changé, elle est devenue un sujet brûlant d’actualité, c’est partout, dans les radios, à la télévision, c’est partout dans le monde entier. George, écoute-moi bien, ce n’est pas du cynisme, tu dois donner l’histoire, les photos, ton histoire avec elle, ça appartient à tout le monde désormais. George raccroche, se rassoit. Le téléphone sonne à nouveau. C’est un ami correspondant pour un journal français : Mais où diable étais-tu ? On t’a cherché partout ! On t’attend, il faut absolument que tu viennes au bureau du Daily News. George s’excuse, dit qu’il ne peut pas venir, qu’il est trop bouleversé, qu’il a besoin de réfléchir, il faudra que vous attendiez. Non, dit le correspondant, tu dois venir, tu as tout, les dernières photos, le texte du reportage pour Cosmopolitan, tu as tout le matériel de ton livre, c’est avec toi qu’on veut faire le dossier qui paraîtra demain, tu étais aussi son ami, c’est important qu’on fasse ça avec toi. Apporte tout, n’en parle à personne, on t’attend, on a besoin de toi. George finit par céder, il emporte tout, sort et prend un taxi. Le voilà au département éditorial du Daily News, l’éditeur en chef l’accueille et lui dit de venir dans son bureau, il ferme la porte et baisse les stores. Le téléphone sonne. George ne sait pas qui est à l’autre bout du fil : Oui, je suis avec George Barris, il est là devant moi, oui il a tout apporté. Tout est là. D’accord. L’éditeur raccroche. Il propose une cigarette à George, pose les avant-bras sur le bureau, croise les mains et dit : Écoute, tu pars à Londres, maintenant. George l’interrompt : Comment ça je pars à Londres ? C’est impossible ! L’éditeur lui demande de se calmer : C’était le Daily Mirror à Londres, ils achètent les droits des photos et le reste, tu as dix pages et carte blanche. Tu ne peux pas refuser, il faut le faire, pour nous, pour toi mais aussi pour elle. Tu as tous les droits, tu es un photo reporter indépendant, protège-la. Réfléchis, beaucoup de saloperies vont être dites, tu peux apporter un regard nouveau, respectueux. George Barris cède encore. Ils vont à l’aéroport, George se sent complètement perdu, il a l’impression qu’on le promène, il demande ce que l’éditeur du Daily Mirror attend de lui. Il veut tout voir, tout ce que tu as. Dans l’avion George vomit à plusieurs reprises, il a une migraine. Une limousine l’attend à Heathrow, il y a quatre voitures avec des hommes grands et forts, George demande : Mais qui sont ces hommes ? On lui répond qu’ils travaillent pour d’autres journaux, qu’ils veulent voler l’histoire : Tu vois la voiture grise, juste là, eux ils travaillent pour le News of the World, ils veulent te kidnapper. Mais c’est du délire, dit George Barris, qu’est-ce que c’est que tout ça ? Ça n’a aucun sens ! – Mais non, c’est vrai, George, ils veulent l’exclusivité, mais ne t’inquiète pas, nous allons te protéger. Le bâtiment du Daily Mirror est un gros parallélépipède situé vers Holborn Circus, ils montent au onzième étage. Dans la salle de rédaction le directeur de publication regarde les photos, parcourt le texte. Parfait ! C’est merveilleux, parfait, elle n’a jamais été aussi belle ! Nous allons utiliser tout ça. George demande des précisions, le directeur lui répond qu’il achète tout au prix fort mais il veut l’exclusivité mondiale. La négociation commence. George dit : Il faut avant tout que vous me promettiez de ne publier que ce que je vous donne, rien que ça, seulement mon histoire. Le directeur promet sur sa vie. George ajoute : Écoutez, nous sommes lundi, on l’enterre mercredi, je dois être à Los Angeles pour les obsèques. – Ne t’inquiète pas, George, je te confie à Tony Miles, c’est mon meilleur journaliste, il va te ramener à l’aéroport, ne t’inquiète pas, un avion t’attend. Au final George Barris ne reste à Londres que deux petites heures. Le voilà qui repart en sens inverse, fait escale à New-York, arrive à Los Angeles mercredi très tôt dans la matinée. Une voiture du Berverly Hills Hotel l’attend, George arrive à l’hôtel et s’assied dans le hall, se met à pleurer de fatigue, de fatigue, il répète qu’il doit se rendre à l’enterrement, qu’il doit se changer. On lui donne une chambre, on lui conseille de se reposer, de prendre une douche ou un bain, on lui dit que la cérémonie n’aura lieu qu’à 10 heures, peut-être onze. Il essaie de dormir, n’y arrive pas. 9H45, une limousine vient le chercher.

L’enterrement a lieu à Westlake, à environ dix minutes de l’hôtel. A l’entrée il y a une liste, on ne laisse passer que les inscrits. On le laisse passer. Il pose des questions sur l’organisation, on lui explique que l’accès est interdit à certaines personnes. Qui ? On répond : Frank Sinatra, Samy Davis, des gens de la Fox, bien d’autres célébrités d’Hollywood. Ce sont les directives de Joe DiMaggio. George arrive devant la chapelle funéraire mais on lui interdit l’accès, la cérémonie a déjà commencé et la petite salle déjà est pleine. Il attend, marche autour de la chapelle funéraire, va s’assoir sur un banc près d’un sycomore. La cérémonie se termine, les gens sortent, suivent le prêtre, Joe DiMaggio et son fils, ils portent l’uniforme des Marines. Tout le monde se dirige vers la crypte, George reste debout vers le fond, le corps fait son entrée. George quitte les lieux. Il marche dans les rues, seul, va vers l’océan. Il la cherche. George ne sait plus quel jour nous sommes, quelle année, elle avait appelé mais quand ? Il y a quelques heures, au siècle dernier. George s’approche des vagues, petites, des rouleaux, il regarde le balancier de la mer, il ne la prendra plus en photo, to shoot. Ça a toujours été les mêmes vagues, le même sable retourné. Ce sera toujours les mêmes vagues, qu’on soit en 1962 ou en 2015, même si l’humanité s’arrête ce seront toujours les mêmes petites et grandes vagues sur la plage de Santa Monica, le même front de mer, la même réponse frontiste. Et chaque vague sera toujours aussi nouvelle, intacte, aussi terriblement indifférente, sans mémoire.