Amy Grace Loyd, Le Bruit des autres (1Book1Day)

Amy Grace Loyd © Christine Marcandier

Par quel phénomène, souvent inconscient, décide-t-on d’ouvrir un livre ? Pour Amy Grace Loyd, ce furent deux citations en exergue du Bruit des autres. Comment ne pas avoir envie de lire une auteure américaine qui place son premier roman sous le double signe de Marguerite Duras et de Grace Paley ?

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Dès l’ouverture, donc, deux phrases de deux romancières majeures, deux femmes aux itinéraires personnels comme littéraires marquants. Duras et Paley sont comme les figures tutélaires signifiant une filiation, au moment de soi-même publier pour la première fois, manière de montrer qu’on écrit toujours après ou parce que… Elles disent un rapport à la féminité, à la vie, à la beauté jusque dans un corps qui vieillit. Elles sont enfin le creuset du roman à venir : dans Le Bruit des autres, une femme, Celia, jeune veuve qui a trouvé refuge à Brooklyn, et se considère comme une survivante dans la ville post-11 septembre, dans ce double deuil — collectif et privé. « Je suis partie avec lui, une grande partie de moi-même du moins ». Elle n’a pas quarante ans, mais se pense déjà vieille, les premières pages du roman explorent son rapport à un corps qui lui échappe, un corps mort aux plaisirs depuis que son mari a succombé à un cancer.

Quatre ans plus tôt, Celia a acheté un brownstone, son « refuge », et elle loue et gère trois des appartements qui le composent : ses locataires, Celia les a choisis pour leur discrétion, leur capacité à se faire oublier. Là, outre Celia, vivent George, mais aussi M. Coughlan, locataire du 3° étage, 82 ans, ancien marin, et les Braunstein, « couple moderne ». Mais « je n’ai aucune intention de faire d’eux une famille, d’apprendre à mieux les connaître ». Tout le monde doit savoir et accepter « que cette maison était avant tout la mienne, la leur uniquement par concession, et selon certaines règles ».

Lorsque George, qui habite juste au-dessus de chez Celia, décide de prendre une année sabbatique, de voyager en Europe et de sous-louer son appartement à Hope, une amie fuyant un mari infidèle, l’équilibre de l’immeuble comme de Celia vole en éclat. Hope emménage, elle « allait et venait, transportant des bouts de sa vie », son parfum envahit l’immeuble. Celia entend des bruits étranges la nuit, Hope semble mener une vie dissolue. Et M. Coughlan disparaît… Le récit suit les champs de force de la petite communauté en (dés)équilibre, l’évolution de leurs rapports, l’intimité de chacun : Celia, paniquée par la tournure des événements, attirée par les bruits qu’elle perçoit depuis l’appartement de Hope, commence à épier les autres… Elle entre dans leurs vies, dans leurs appartements, fouille, écoute.

Le Bruit des autres est en partie un Fenêtre sur cour… « Je suis une voyageuse, un fantôme, une espionne » — Celia guette des indices, prend garde aux détails et recompose ainsi la vie de ses locataires comme leurs états d’âme qu’elle transcrit « en scénario » :

« mon esprit ricochait d’un endroit à l’autre, avant de revenir sur ses pas pour digérer ce qui s’était passé, bâtir une histoire. On écrit et réécrit tous, pour pouvoir se rendre acceptable à nos yeux et aux yeux des autres, surtout des autres ».

Le récit est multiple : centré sur deux femmes, Celia et Hope, il s’élargit aux autres habitants de l’immeuble, au quartier, à Brooklyn et Manhattan. Il est la chronique d’un immeuble, décrit comme un organisme vivant. Il est un huis clos, une pièce de théâtre — avec ce ballet de personnages qui entrent et sortent, modifiant l’intrigue par leur présence / absence —, le portait de femmes dans leurs espoirs, leurs aspirations — un récit intime, parfois cru, explorant deuils, chagrins, amitiés, amours et sexualités.

9782253194439-001-TAmy Grace Loyd, éditrice, signe avec Le Bruit des autres un premier roman formidable, sensuel, mystérieux, fascinant, dans lequel deux femmes figurent les illusions perdues comme les désirs de renaissance d’un New York lui-même en pleine reconstruction. « Partout dans les rues où nous marchions, il y avait des textures et des histoires. Touchez-en une. Choisissez-en une » : Le Bruit des autres est l’une de celles-ci, pouls battant de nos vies contemporaines comme de notre rapport complexe et contradictoire à l’intimité.

Amy Grace Loyd, Le Bruit des autres (The Affairs of Others), traduit de l’anglais (USA) par Jean Esch, Stock, « La Cosmopolite », 214 et Le Livre de poche, 312 p.,7 € 10 — Lire un extrait