Tomber, par Amy Grace Loyd

© Camille Le Falher-Payat

Amy Grace Loyd est écrivain — elle fut éditrice pour Byliner, pour le département fiction du New Yorker, de Playboy magazine et la collection New York Review Book Classics.
Nous l’avons rencontrée lors d’une interview pour son premier roman, Le Goût des autres, au printemps 2014, à Paris et revue lors du Festival America de Vincennes à l’automne suivant, moment de joie et de rires. Parfois, ces moments si codifiés de l’entretien laissent place à autre chose. Des amitiés se nouent, les échanges perdurent, par mail, sur Facebook ou Twitter. C’est le cas avec Amy, devenue une amie.

Amy Grace Loyd a un rapport particulier à Paris, elle y a vécu, elle parle toujours parfaitement français. Elle cite Marguerite Duras en épigraphe du Goût des autres, aux côtés de Grace Paley, manière de placer son livre sous l’égide de deux champs culturels qui l’ont nourrie. Elle a fait partie des premiers, avec Nathan Englander, à nous avoir envoyé un message pour nous dire sa peine comme son soutien.

Et elle nous a offert ce texte magnifique, « Falling », au titre intraduisible en français, tant ce seul mot dit une chute, une fragmentation, un effondrement mais il peut aussi être associé à l’amour ; tant il évoque Falling man de Don DeLillo, L’Homme qui tombe et ces images gravées dans la mémoire de New York comme du monde.

« Falling » est ce mouvement, celui qui, peut-être, mue la chute en renouveau. Et tout ce texte est tissé de ponts, de Paris à New York, du 11 septembre au 13 novembre, de 2001 à 2015 et demain, d’une langue à une autre, avec ces phrases qu’Amy cite en français, ces mots dont elle use, aux étymons empruntés à notre langue.

Diacritik publie « Falling » en anglais mais nous vous en proposons aussi la version française qui suit. Et souhaitons remercier, du fond du cœur, Céline Leroy, qui a accepté de relire et en grande partie retraduire ce « Tomber », pour en faire, jusqu’au bout, une histoire d’amitiés et d’échanges. Merci à toi Céline, thank you Amy.

Guillemets ouvrant

Nous sommes tombés dans la télévision, elle nous absorbe tandis que nous regardons ce qui se passe à Paris. Nous ne pouvons pas nous en détacher, ne le voulons pas. Nous, c’est à dire, mon compagnon et moi, mes amis, ma famille, mes collègues de New York, toute la ville de New York : Brooklyn, Manhattan, le Queens, le Bronx. Nous ne voulons pas nous éloigner de chez nous, de la télévision ou de la radio qui, pourtant, ne font que tourner en boucle, avec encore et toujours les mêmes nouvelles, les mêmes témoignages, un père et son fils qui ont survécu à ce concert sombrant dans le carnage, ce journaliste blond de nationalité britannique qui a échappé on ne sait comment aux balles, à la terrasse du Petit Cambodge, et les histoires de tous ceux qui ont feint d’être morts pour survivre. Nous endurons la répétition pour tenter de prendre la mesure de la réalité des choses — tout semble si irréel, surréel, faux — et guetter la moindre information nouvelle qui donnerait sens à cet insensé. Et surtout, nous le faisons par loyauté, pour être pris dans la plus grande proximité possible avec ce monde brisé que nous avons connu dans sa plénitude et sa complétude — Paris, si justement célébrée comme la ville des amoureux, des gastronomes, une ville de marcheurs, de lecteurs, la ville-lumière. Nous recevons des mails nous demandant de mettre, à la nuit tombée, des bougies allumées à nos fenêtres, pour Paris, et nous le faisons. Que faire d’autre ?

Ce dimanche au crépuscule, alors que je m’y applique pour la deuxième fois, de ma fenêtre, je vois passer un paquebot dans le détroit des Narrows vers l’East River, et je suis choquée. Il y a donc encore des croisières ? On prend des vacances ? En ce moment, alors que Paris est attaquée ? Puis je me rappelle combien la vie bat en nous, puissamment et sans relâche, et combien nous, les humains, nous efforçons de saisir la part qui nous revient, de rechercher ce qu’un lieu comme Paris nous offre, ce que du moins, elle m’a offert, si généreusement : une histoire culturelle au long cours, une culture vigoureuse et impénitente, qui s’exprime dans l’art et l’architecture, mais sans aucune doute aussi dans la nourriture et le vin, la littérature, pas seulement à travers les grands écrivains français mais par un respect pour la littérature, des œuvres françaises comme étrangères, ce que tant de personnes comme moi aimeraient que nous ayons ici, aux USA, même si ce n’est pas possible, pas de cette manière, pas avec ce rapport à l’histoire, à ce degré, avec cet enthousiasme pour la connaissance, cette volonté de savoir, profondément, pleinement, gravement.

Quand j’étais étudiante en France, à la fac, la mère de ma famille d’accueil qualifiait les Américains de « bébés ». Elle le disait affectueusement, et je n’avais rien contre puisque j’étais moi-même un bébé de dix-neuf ans, mon cerveau achevant à peine de dessiner ses cartographies et réseaux neuronaux, formant et reformant ses opinions et habitudes. C’est à cette époque que j’ai lu Céline et Sartre, fait l’apprentissage aigu de la face la plus sombre de l’humain. Je pensais avoir enfin perdu mon innocence, ou du moins, une partie de ma naïveté américaine qui me faisait voir les choses comme je souhaitais les voir plutôt que comme elles étaient. Cela remonte aux années 80, et régulièrement, on m’instruisait de la politique infâme du gouvernement américain (Reagan venait de céder la place au premier Bush), on me réprimandait au sujet des méfaits et péchés commis sur le plan international. Ces remontrances étaient tonifiantes, sans doute bénéfiques pour moi sur le long terme, même si j’affirmais humblement ne pas avoir voté pour Bush. Je n’ai pas voté pour son fils non plus, ni pour cette manière de conduire sa politique étrangère, en faisant passer l’usage de la force avant la diplomatie — ou même les faits — et en usant de ce « nous contre eux » qu’on trouve dans les jeux vidéos ou les films d’action hollywoodiens.

Parmi toutes les images que nous avons vues de ce 13 novembre, il y a celle de cette femme agrippée à une fenêtre à l’arrière du Bataclan. Nous avons appris, via des reportages et interviews, qu’un homme l’a sauvée et qu’elle est enceinte. « Elle voulait se laisser tomber », nous dit-on. Dans le flux ininterrompu d’images du 11 septembre, nous avons vu ces corps en chute. Ces personnes qui ont laissé tomber, et elles ont été nombreuses à l’avoir fait, comme elles semblaient petites : avant même de mourir, elles étaient déjà des débris, perdues pour nous, tombant indéfiniment, tombant à jamais. Comment une telle scène a-t-elle pu réellement se produire et ne pas être une scène sortie d’un film hollywoodien ? Mais cela s’est produit et je revois aussi distinctement ces images que je vois celles que diffuse CNN en ce moment : des hommes politiques américains critiquant Obama de ne pas avoir déclaré la guerre, le visage rougeaud et porcin de Donald Trump formant le mot « lâche » de son étrange petite bouche en colère.

Aux États-Unis comme ailleurs, on a reproché aux médias de ne pas avoir couvert les attentats récents à Beyrouth comme ils le font pour ceux de Paris. Cette critique est justifiée et la réflexion autour des modes et des temps dans lesquels poser l’analyse de notre compassion et de notre attention est revigorante — nécessaire — mais Paris est, pour les Américains, un lieu de désir, une aspiration. Nous avons été élevés, presque béatement, avec ses clichés romantiques, et cette ville (par extension le pays tout entier) est associée à toutes nos expressions de l’amour et de la sensualité. Quand nous embrassons avec la langue, c’est un « French kiss », un baiser français. Quand mon roman a été traduit en français et bien reçu, un des mes amis écrivains m’a dit, « bien sûr que les Français aiment ton roman ; ils aiment le sexe et la mort ». Là où les Américains s’inquiétaient que mon livre soit « trop sombre », les lecteurs français ont reconnu des expériences quotidiennes et une analyse dans laquelle ils se sont reconnus et qu’ils pouvaient partager. Les Français sont plus pragmatiques que les Américains, même quand ils sont perplexes, quand il s’agit de pulsions et de mort ; leur histoire est bien plus longue que la nôtre ; ils ont enduré bien plus de choses. D’ailleurs, la mère de cette famille dans laquelle je vivais à Paris a répondu à mon message inquiet concernant les attaques terroristes en me demandant si « je me souvenais que Paris avait connu des problèmes similaires il y a quinze ans. Les gens ne peuvent arrêter de se faire la guerre. Chaque siècle à sa manière ». Elle a raison bien sûr, quand je vivais chez elle et dans sa famille, la ville se remettait à peine d’attentats à la bombe attribués au Hezbollah et des soldats patrouillaient dans les rues, armés de fusils d’assaut, le visage hargneux. CNN, le medium de l’époque, n’a pas mentionné ces attentats ou la manière dont Paris s’est relevée. M’interrogeant pour savoir si elle le peut encore une fois, je m’oblige à me détacher de la télé et cherche des réponses.

Aujourd’hui j’ai marché vers un quai qui offre un panorama magnifique sur la nouvelle tour du World Trade. Il y a quelques jours, deux nuits durant, sa flèche a arboré les couleurs du drapeau français. Cette flèche est habituellement d’un blanc vif mais fantomatique, signe et affirmation de sa hauteur. Pendant des années, les New-Yorkais se sont inquiétés de ce qui viendrait prendre la place des tours qui ont été arrachées de notre ligne de gratte-ciels, mais j’ai aimé ce One World Trade dès l’instant de son achèvement. Il ne m’a pas semblé fanfaron, il m’a paru résilient, une forme de résistance. Solide. Conforme, sans aucun doute, il marque le lieu d’un mémorial d’autant plus capital en ces temps où tout, dans l’existence humaine, va si vite, est vécu si intensément, sur l’instant, mais aussi, souvent, dans la perspective d’un avenir tragique, qu’il nous arrive d’oublier de faire le deuil et de remarquer que nous survivons — imparfaitement, dans la rancœur, la peur et les larmes, avec nos cicatrices — , puisque nous survivons bel et bien.

Je rentre chez moi et la nuit tombe, en ce jour qui s’avère être aussi celui de mon anniversaire, j’allume de nouveau une bougie pour Paris. Mon éditrice parisienne vient de m’envoyer un mail, elle m’écrit que « Paris panse ses plaies, toujours un peu trop de silence, mais la vie reprend le dessus ! » (en français dans le texte NDLT). Mon compagnon qui est devant la télé dans une autre pièce, me lance que « la femme enceinte qui a failli tomber de la fenêtre refuse les interviews. Elle refuse toute publicité ». L’apprendre me soulage. Elle se protège de nous. Son histoire, au moins pour le moment, elle ne la vivra pas devant les caméras. Mon compagnon poursuit : « Elle veut juste remercier l’homme qui l’a sauvée ». Moi aussi. Je lui suis immensément reconnaissante, pour cette femme et son bébé, qui pourra dire avoir survécu avant même d’avoir respiré pour la première fois ou d’avoir vu la lumière du jour et l’avoir jugée trop radieuse.

© Camille Le Falher-Payat