Comme un ouragan : Laurent Gaudé, Frank Smith, Nathaniel Rich, Richard Ford face à Katrina

Laurent Gaudé Ouragan (image de couverture édition J'ai Lu)

« Vision d’orage », non dans les « ruines du vieux Rome », mais en Louisiane, sur l’Isle de Jean Charles et à La Nouvelle-Orléans, dans New York et sur les côtés du New Jersey, avec Laurent Gaudé, Frank Smith, Nathaniel Rich et Richard Ford, ouragans littéraires. Dans chacun de leurs textes, « le tonnerre résonne », « tourbillonne ». « Comme un ouragan », la tempête en nous, en somme.

9782742792979En août 2010, Laurent Gaudé publie Ouragan (Actes Sud). Titre lapidaire, au singulier, essence d’un phénomène climatique, écho immédiat, dans le contexte de l’époque à l’ouragan Katrina (2005), et au-delà d’un fait d’actualité tragique, à l’« odeur de chienne » de toute tempête, puisque ce « vent hélas je l’entendrai encore nègre nègre nègre depuis le fond du ciel immémorial » (Aimé Césaire, Corps perdu, cité en exergue du roman).

Ouragan est le récit de la tempête, de son approche — les messages à la télévision, à la radio, « les rues qui se vident, les grappes de gens qui courent pour évacuer les maisons » au baiser de la mort, en passant par le Déluge —, c’est la tempête collective et intime — Keanu cherchant Rose — le chaos, la peur comme seul repère. Mais aussi la manière dont sa dévastation révèle une ville déjà « déchirée » par la discrimination, les inégalités sociales, la domination blanche.

« Le ciel craque et se vide sur nos têtes » comme ces paragraphes serrés, épais, compacts, cette prose qui étouffe, laisse le mal se déchaîner, celui des éléments, celui des hommes, « une ville entière couchée à terre, déchirée ». Mais cette « fureur » est aussi celle du souffle poétique et « le chant » du monde, né du chaos, celui de Josephine Linc. Steelson, centenaire, drapeau américain sur les épaules, qui ouvre et clôt le roman ; le chant du monde qu’est ce texte dans son ensemble, apocalypse en prose, chute et renouveau.

KatrinaLouisiane toujours mais dans ses confins, l’Isle de Jean Charles, dans Katrina de Frank Smith, un bout du monde « sur le bord du Golfe du Mexique, une île accidentelle et continentale et dérivée, née d’une dislocation, d’une fracture ». Même quand les cieux sont cléments, elle « survit à l’engloutissement, au

bout des bayous » et d’une « seule route qui perd régulièrement la bataille contre les éléments ». L’Isle de Jean Charles, une « zone », « plate comme un plongeoir ».

Le récit de Frank Smith est une cartographie littéraire et une forme de roman documentaire. La langue de terre qu’est l’Isle de Jean Charles est aussi ce lieu où réel et imaginaire se rejoignent, un espace poétique de déploiement des images comme des cultures — descendants d’Indiens, de Français, sur « cette terre d’ici, plein des années », « on ne doit la vie qu’au hasard et qu’à l’exil ».

Régulièrement balayée par les cyclones tropicaux (la liste, terrible, de ces prénoms si anodins en apparence se déroule, page 19), cette île est « eau ». Dans les prénoms donnés à ces ouragans, Katrina est absente, alors qu’appelée par le titre du livre. Katrina, en creux dans le texte, advient page 62 : « Katrina. Un jour cela est arrivé. C’était comme une bouche dont la langue aurait été arrachée et qui aurait avalé tout ». Une lame qui bouscule la syntaxe, perturbe tout repère. « Ce qui surnage aujourd’hui est ce qui ne peut pas dégager ».

Le narrateur regarde, note, absorbe lieux et récits des habitants de l’île, leur langue avec parfois « entre chaque mot », « une mer de non-dits et des flots et des rivières et des trous de silences ». Une langue à l’image d’un lieu avec « à l’intérieur du bayou une nuit impraticable, une masse figée, une substance immobile et lourde. Irrécupérable ». Irrécupérable et pourtant Katrina est ouverture à ces horizons, matière de ces silences, de ces routes et de ces hommes et femmes rencontrées, en une forme qui mêle prose et poésie, hybride, des mots de terre et d’eau. « Ça y est, tu es dedans ».

1507-1Nathaniel Rich est un écrivain américain, longtemps new-yorkais, désormais installé à la Nouvelle-Orléans. Lui faire remarquer en interview qu’il semble suivre le tracé des cyclones l’amuse, quand bien même il a déménagé à La Nouvelle-Orléans cinq ans après Katrina et qu’il a terminé l’écriture de Paris sur l’avenir avant Sandy. Mais tout, dans les rapports de scientifiques ou des agences gouvernementales, laissait penser qu’un tel ouragan frapperait les côtes américaines.

Dans son roman, Mitchell Zukor, jeune mathématicien surdoué, vit dans l’obsession de la catastrophe annoncée et imagine, toujours, le pire. Quand il rêve, c’est d’« une éruption volcanique massive qui ensevelirait l’Amérique du Nord sous trente centimètres de cendres chaudes », d’une « confrontation nucléaire avec la Chine », de peste ou d’astéroïdes qui percuteraient la terre. « Pour lui, les scénarios catastrophe n’étaient, disait-il, que de simples jeux de logique ». Mitchell ne se contente pas d’imaginer le pire, il le calcule, l’évalue en chiffres et pourcentages, il le formule.

D’ailleurs, l’Histoire donne bientôt raison à Mitchell alors à la fac. Un mardi, la ville de Seattle est rayée de la carte par un tremblement de terre d’une ampleur inouïe. Dans l’amphithéâtre, c’est la sidération, les images arrivent, terrifiantes, tous regardent, tétanisés. Chacun se souviendra longtemps de ce mardi, de ce qu’il faisait ce jour-là, au point que cette génération fut surnommée la « génération Seattle ». Alors que tous ses camarades sont rivés aux écrans, Mitchell sauve une jeune fille qui semble évanouie. Il apprend qu’elle se nomme Elsa Bruner, qu’elle est atteinte du syndrome de Brugada, qu’elle peut mourir à tout moment. Mais, hors de ses crises, elle semble en parfaite santé. A l’image du monde comme il (ne) va (pas), en somme, « un scénario catastrophe vivant ».

Les années de fac s’éloignent. Mitchell perd de vue Elsa et ses autres camarades, dont celui, journaliste, qui se souvient de toute cette histoire et nous la raconte. Mitchell n’a en revanche pas abandonné son obsession. Dans le monde post-Seattle — aujourd’hui plus quelques années, et non une dystopie, Nathaniel Rich refuse le terme, soit un futur qui, à quelques détails près, pourrait être réaliste —, le capitalisme s’est emparé de la catastrophe et a appris à tirer un maximum de profit des risques (toute ressemblance avec une Amérique post 11-septembre, etc.).

Cette poétique du chaos plonge Mitchell dans la terreur, une terreur bien réelle mais elle est aussi un « divertissement », au sens le plus pascalien du terme, qui l’éloigne de ses propres problèmes et d’une vie quotidienne qui lui semble bien trop complexe. Voire lui fournit un travail quand il est engagé par un cabinet de conseil, FutureWorld, une entreprise située dans l’Empire State Building. Comme la sentinelle avancée d’un monde promis à sa perte, Mitchell y poursuit ses investigations, il compulse statistiques, tableaux et graphiques des pandémies, guerres, incidents nucléaires, accidents d’ascenseurs, attaques terroristes, et devient rapidement un expert reconnu. Charge pour lui d’évaluer les risques les plus probables, puis de convaincre les entreprises d’être assurées par FutureWorld. Ou plus précisément, puisque FutureWorld commence par elle-même ne rien risquer, « nous ne protégeons pas. Nous conseillons. Nous anticipons les catastrophes, calculons leur coût et aidons nos clients à ne pas courir de risques inutiles ».

Le récit met ainsi en perspective nos paranoïas contemporaines, la manière dont nos sociétés peuvent (ou pensent pouvoir) tout prévoir, tout calculer et tirer du profit de ces peurs, selon une économie reposant sur notre « culture du risque » : « Le principe numéro un dans l’investissement c’est que le chaos génère des opportunités financières. Et l’époque était au chaos ».

Mitchell excelle à ce petit jeu. Il passe ses journées entre recherches en bibliothèques ou sur Internet et réunions avec des clients qu’il convainc facilement de rejoindre FutureWorld. Il brasse des sommes d’argent colossales, ne sait plus très bien quoi faire du sien — il finira par acheter une œuvre d’art contemporain, un Psycho Canoë qui sauvera la vie à ce nouveau Noé / Robinson — et a repris une correspondance avec Elsa, qui vit, elle, dans une ferme autogérée à Ticonderoga, loin de tout hôpital (comme du capitalisme). Elle est une énigme pour Mitchell : comment peut-elle accepter aussi sereinement de pouvoir mourir demain ? Quel est son secret ?

51Vh3k5wdfL._SX325_BO1,204,203,200_Mitchell oscille entre terreur et calme. Il lit Le déni de mort de Becker pour tenter de trouver des réponses aux questions qui le hantent : « L’ironie de la condition humaine tient à ce que notre besoin le plus profond est de nous libérer de l’angoisse de la mort et de l’annihilation, mais c’est la vie elle-même qui la suscite, aussi nous nous dérobons et nous nous empêchons de vivre pleinement »… Un paradoxe qu’explore le roman, magistralement.

Mitchell le sait, New York est particulièrement exposée : son sous-sol est un gruyère, ses ponts menacent de s’effondrer depuis des années, les tunnels vers le New Jersey peuvent étouffer tous les automobilistes si les quatre aérateurs du tunnel de Holland tombent en panne, ses buildings sont exposés aux accidents et aux bombes… Mais dans le roman, le désastre vient du ciel : après une interminable période de sécheresse, la pluie tombe enfin. D’abord bienvenue, rapidement apocalyptique. Le sol ne peut absorber le déluge, les égouts débordent puis l’Hudson et l’East River. Tammy n’est pourtant qu’un ouragan de catégorie 2 mais « la vessie » de Manhattan est pleine. Et bientôt, il faut évacuer la nouvelle Venise. « Le ciel était devenu dingue. (…) Dieu faisait du Van Gogh ».

Mitchell l’avait prédit. « Si vous consacrez votre vie à la contemplation du désastre, une existence privée d’accidents n’est-elle pas une vie vide ? Tournons-le autrement : si vous vous préparez au pire et qu’il n’arrive jamais, vous êtes perçu comme un hurluberlu. Mais si une catastrophe que vous aviez prévue a vraiment lieu, alors votre vie a un sens. Vous n’êtes pas un simple expert. Vous êtes un prophète. »

Qu’adviendra-t-il de New York et du New Jersey en partie détruits ? Mais aussi de Mitchell et d’Elsa ? La force du roman de Nathaniel Rich est de mêler tous les genres — du cinéma catastrophe au roman d’amour, du conte philosophique au récit post-apocalyptique — pour provoquer son lecteur. Quel futur voulons-nous ? Que sommes-nous prêts à faire pour le construire et non le subir ?

Richard Ford évoque Sandy dans son dernier roman, En toute franchise. Le terme de roman est d’ailleurs impropre : il s’agit davantage d’un livre composé de quatre récits — manière de dire un État des lieux par un éclatement ou une fragmentation formelle —, tous centrés sur la figure de Frank Bascombe, comme le souligne le titre original du livre : Let me be Frank with you. Un titre qui joue d’une ironie fondamentale et impossible à traduire en français sinon par plusieurs périphrases et circonvolutions pour rendre la concision américaine. « Laissez-moi être franc avec vous », « laissez-moi être Frank (Bascombe) pour vous », autrement dit, « laissez-moi vous parler de quelque chose d’intime via un personnage de fiction qui nous est désormais commun, tant Frank Bascombe est entré dans nos / vos vies ».

Frank Bascombe, donc, a 68 ans et il a pris sa retraite. Il n’est plus le journaliste sportif ou l’agent immobilier qu’il fut (un passé à retrouver dans les précédents livres de Ford le mettant en scène, évoqué sous forme d’analepses dans celui-ci). Nous sommes en 2012 et l’ouragan Sandy vient de frapper la côte Est des États-Unis. « Le fond de l’air sent le désastre intégral ». Tout est « ruine ». Pas seulement parce que le New Jersey a été en partie balayé par l’ouragan mais parce qu’à l’échelle des États-Unis la bataille électorale Obama / Romney fait rage, que la crise économique est là, et que, dans une focale plus privée, l’ex-femme de Frank, atteinte de la maladie de Parkinson, vit désormais dans une maison médicalisée. Quelque chose se termine et tout le monde semble « sous le coup d’une bonne gueule de bois après l’ouragan qui s’est abattu il y a déjà six semaines et n’est pas encore sorti des mémoires. Tout le monde demeure en état de choc ».

Sandy, dans le roman de Richard Ford, pourrait être l’autre nom d’une crise ou d’un chaos plus ample. Frank se rend une fois par semaine à l’aéroport de Newark avec d’autres anciens combattants pour accueillir les soldats américains qui rentrent de missions en Irak ou Afghanistan ; et l’ouragan qui a rasé son ancienne maison de Sea-Clift « s’était abattu comme les balles sur Dunkerque. Pas moyen de passer entre ». Il suffit de regarder le spectacle en boucle sur CNN, la ville désormais est un « Nagasaki sur mer », la côte ressemble à « Riyad. Une zone postcombat ». C’est la fable, terrible et réelle, d’un « monde en chute libre ».

Quand Frank va voir son ancienne maison, il constate que les habitants sont déjà debout pour tout reconstruire, « dégager bien proprement la destruction, la douleur, et même le souvenir de la douleur et de la destruction pour aller en remplir une fosse à Elizabeth, comme on a fait des décombres du World Trade Center ». On l’aura compris, Richard Ford, sous les traits de Frank Bascombe, est au sommet de sa causticité et de son ironie noire, il est délicieusement « politiquement incorrect », comme on le dit outre-Atlantique. Le gouverneur de l’État ? « un gros igname confit ». Le climat ? un « train fou ». Les assureurs ? des spéculateurs comme les « valets d’Obama » qui font payer des taxes foncières pour des maisons qui n’existent plus, et un terrain désormais classé en zone inondable, donc inconstructible, donc sans valeur.

Comme Nathaniel Rich, Bascombe/Ford note combien l’Amérique capitalise sur le pire. Dans En toute franchise, ce sont ces panneaux qui fleurissent sur la zone ravagée, « Nous rachetons votre maison (ou ce qu’il en reste »), locations en tout genre (camions bennes, pompes), soutien psychologique, atelier de sexualité tantrique et un dernier, en forme de pointe, citant un vers de Shelley, « Voilà tout ce qu’il reste ». Au large, sur des bateaux, des touristes qui « contemplent ce qui fut le New Jersey » et prennent des photos du désastre.

Comme l’écrit Richard Ford non sans causticité, « tout n’est peut-être pas que vanité (encore que) ; mais il est clair que rien ne dure. Un ouragan classique et brutal a du bon, ne serait-ce que pour remettre la vie en perspective ». La littérature aussi, dans ces quatre formidables textes, chacun dans un genre très différent.

Richard Ford, En toute franchise (Let me be Frank with you), traduit de l’anglais (USA) par Josée Kamoun, éd. de l’Olivier, 2015, 234 p., 21 € 50
Laurent Gaudé, Ouragan, Actes Sud, 2010, 192 p., 18 € 30 — Le roman est disponible en collection de poche, Babel ou J’ai Lu (7 €)
Frank Smith, Katrina, éd. de L’Attente, 2015, 136 p., 11 € — Lire sur Diacritik l’article de Jean-Philippe Cazier.
Nathaniel Rich, Paris sur l’avenir (Odds against tomorrow), traduit de l’anglais (USA) par Camille de Chevigny, éd. du Sous-Sol, 2015, 320 p., 19 € 20

la nuit la plus longue.inddSur Katrina, James Lee Burke, La Nuit la plus longue (Rivages, 2011, traduit par Christophe Mercier et disponible en Rivages poches), Dave Eggers, Zeitoun (Gallimard, 2012, traduit par Clément Baude, disponible en Folio), Jesmyn Ward, Bois sauvage (Belfond, 2012, traduction de Jean-Luc Piningre, disponible en 10/18), Gilles Leroy, Zola Jackson (Mercure de France, 2010, disponible en Folio).

Et pour les citations du chapô, merci à Stéphanie de Monaco, bien sûr.